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Avant de découvrir le poète Youssef Rzouga par sa biographie, je propose de faire un détour par ses poèmes en français : au lecteur ensuite de confronter le moi poétique au poète, l’être de langage pétri par les mots et les vers, et l’homme de chair qui a tracé les signes faisant de lui un moi textuel indépendant, métamorphosé : un « autre ».
« Hors d’un vécu morose/ L’enfant s’offre à tout refaire.. » chante le locuteur poétique de « Horizon », ultime poème du recueil Tôt sur la terre. Mais cet enfant-poète, avant de tout re-faire, se doit de tout dé-faire : le monde tel qu’il est, ce « vécu morose » aux cadres rigides et à la langue figée, doit voler en éclats pour que des mains du poète-enfant, cet artisan des mots à la fois innocent et sûr de son savoir-faire, puisse jaillir le monde rêvé. Le locuteur poétique se donne pour tâche de dénouer les liens artificiels entre les choses et les êtres, de défaire le n½ud de la vie où se cristallisent aigreurs et tristesses, et de délier les langues et les voix, pour recomposer ensuite le monde rêvé, nouer de nouveaux liens –souvent inattendus– entre tout ce qui existe, et y ajouter ce qui n’existe pas, qu’il crée et qu’il tisse au fil des poèmes. L’image du n½ud se présente comme une clé de lecture possible pour entrer dans le monde poétique de Youssef Rzouga –du moins dans les textes où la voix poétique se fait entendre en français– car si le jeu poétique consiste à détacher les mots de leur usage, de leur graphie, et de leur sonorité habituels, et à défaire les liens traditionnels existants entre les êtres et les choses, l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de renouer autrement, de « tout refaire », de donner naissance à de nouveaux n½uds :
Écrire le n½ud de la vie :
Comment le défaire
Et/ ou le renouer après demain ?
« Le corps, l’instant », Yotalia.
C’est donc d’abord le n½ud problématique de la vie, sombre horizon, qui doit être délié, ou qui doit plutôt se taire pour que jaillisse une voix bleue au-delà des sombres échos atterrants, comme dans ces vers d’Héra Vox :
Ah ! taire
Ce n½ud noir
Et frustre du fiel !

Un jour
Ombres
Et ciels
Feront autrement : bleu
« AU CARREFOUR DE BÉJA, un train a la voix bleue », Yotalia.
Car le monde ne tourne pas rond, ou plutôt il tourne en rond, il s’enroule autour de ses mots usés, usagés et âgés, bute contre des murs étouffants qu’un simple « / » suffit à créer en fin de vers, nivelle toutes les valeurs sans les différencier, et assemble toutes choses dans un ordre conventionnel appauvrissant, en une même voix creuse qui tourne à vide :
Et c’est pour ça
Qu’un monde contemporain comme tel
Ne fonctionne pas comme on veut
Et je veux
Qu’il re-fonctionne autrement :
Renoncer à tout heurt /
Et surtout à tout bêlement d’ordre kif kif
« Le Divan occidental-oriental. Zoom avant 1 », Tôt sur la terre.

Alors il faut « chambarder tout » car
Ça ne sert à rien
D’écrire sans devenir le loup de la carte
[…]
D’écrire sans arriver à chambarder le monde
« Tôt sur la terre. Bruitage », Tôt sur la terre.
Le monde tel qu’il est noué est triste, monotone, et source de mélancolie. Alors le moi poétique gomme la carte du monde telle qu’elle est dessinée pour en réinventer les contours :
Et hop…
La vie à cheval :
À bas la mélancolie !
Je refais le jour à ma guise :
Gommer tout
Et obliger le rossignol à chanter autrement.
« Tôt sur la terre. Plan séquence », Tôt sur la terre.
Il faut remanier les lignes du monde, gommer les différences artificielles entre les êtres : « l’Autre », n’est-il pas en réalité semblable au « Nous » ? Le n½ud du problème ne vient-il pas de la conjonction de coordination « et » dans « l’Autre et nous » qui sépare ce qu’il semble unir puisqu’il différencie les êtres ? C’est pourquoi il faut « défaire le n½ud de l’Autre et nous » pour parvenir à la vérité du « Nous l’Autre », essence commune qui unit les hommes, pour revenir ensuite à un « Nous et l’Autre » capable de dire l’union et l’équivalence du « Nous = l’Autre » :
Ouvrir le c½ur pour l’autre
C’est courir avec…
Et avec…
Défaire le n½ud de l’Autre et Nous

Et Nous ?
Nous l’Autre…

[… ]
Nous et l’Autre :
La symbiose..
« Visa-ge », Tôt sur la terre.
En effet, l’autre se doit d’être « l’alter ego », ami fidèle, et il faudrait : « dire : bonjour tout le monde/ Et tendre, vers l’alter ego, ma main » (« Le divan occidental-oriental, Zoom avant 2 », Tôt sur la terre). Mais le locuteur chante le drame des temps modernes : les êtres ne savent plus s’enlacer, ou s’ils le font, c’est tragiquement « dos à dos », chacun tourné vers un ailleurs, loin du n½ud fragile que forment maladroitement leurs bras,
J’écris le rythme des temps modernes
Et dos à dos
On s’entrelace
Chacun regarde sa lune terne :
(Un rêve circulaire, dit)
et évite l’autre
« Fenêtre à losanges », Le fil(s) de l’araignée.
et lorsque les êtres vivants se joignent, c’est un drame qui se joue dans une parenthèse étouffante, lieu oppressant où l’union se vit sous la forme du viol :
Le coq du village (Champion, dit)
Ne perd pas son temps
Il ouvre une parenthèse
Et aussitôt
Il ferme l’autre

Elle, prisonnière..
[…]

Puis s’écroule inerte
Entre deux « », fermées.

Le champion
–Quant à lui–
Danse et rit
Puis tomba en extase
Devant le cadavre d’une rose violée.
« Entre deux guillements », Le fil(s) de l’araignée.
N’y a-t-il donc que des liens artificiels et des unions tragiques dans ce monde moderne ? Il faut alors dénouer les liens existants (« trancher le n½ud gordien », in : « Baudelaire, Le jardin de la France) pour tout agencer autrement. Parfois, le moi poétique tient un fil en main, mais le n½ud du problème reste entier : le monde est une prison où c’est le « moi-Thésée » qui, par une ironie littéraire, se trouve aban-donné par Ariane sur une île déserte, littéralement mis au ban de la vie. Or, aucun « taisez-vous » ne peut empêcher sa voix de vibrer et de trouver dans l’art le moyen de s’évader,
Mes questions ardues…
Qui ose les résoudre ?

Ariane m’a donné le fil
Puis m’a aban-donné sur l’île déserte
Je ne vois personne ici et maintenant..
Seul(e)s les orphelin(e)s de la carte..
[…]

Dans un coin pareil..
Combiner ensemble un plan d’évasion
« Arc-en-ciel », Le jardin de la France.
pour construire un autre monde possible au moyen de sonorités nouvelles (« bruiter ») et des voix poétiques de « véritables créateurs », capables de se servir du fil d’Ariane poétique pour tout réinventer :
Et fuir le bruit du monde
Veut dire entre autres
Bruiter et/ou scénariser
D’autres possibilités de vie.
« Arc-en-ciel », Le jardin de la France.
Mais si la poésie se donne pour tâche de relier les êtres et de remodeler l’univers, c’est aussi parce que ce dernier court le risque de se désagréger lui-même, de disparaître et de se dissoudre. Il y a une urgence du n½ud fondateur dans un monde qui se brise et court vers le néant :

Elle part..
Quelque chose en moi
Se casse
Et c’est l’impasse.
Un vent subit ensable tout..
« Que faire ? », Le fil(s) de l’araignée.
Le moi craint même de se dissoudre lui-même, de perdre sa corporéité, cette précieuse union de son « je » et de son corps,
J’ai peur
Qu’en ayant peur
Je m’évapore
À travers
Mes pores.
« La Boubelle », Le fil(s) de l’araignée.
D’« évapore » à « pores », il y a déjà dissolution des mots, perte d’une syllabe, et le silence du point final donné au poème vient clore cet effacement progressif de la matière langagière. Quels mots peuvent être assez puissants pour résister à tout effacement ? Le moi poétique est aussi avide de contact, au-delà de tout effilochement du corps, car le désir court le risque de se consumer lui-même et de tout brûler sur son passage s’il ne débouche pas sur l’union de deux êtres :
Seule à seul..
Ils se rallument.
Cet inévitable enfer
D’un corps qui s’absente et
s’effiloche
« Il gèle dehors : … dedans, le feu danse.. », Le fil(s) de l’araignée.
Dans ce monde figé et fermé, on risque d’ailleurs d’oublier l’autre, de s’oublier soi-même, alors même qu’il n’y a d’horizon que l’autre (ce « tu » apostrophé) et que soi. Jeté dans un univers-oubliette, l’homme perd la mémoire, les souvenirs s’effilochent et la perte de l’autre et de soi le ronge. « Oubli » se décline alors à l’infini, ressassant une perte palpable:
J’ai oublié ta présence
C’est pour ça que tu m’as complètement oublié ?
Mais l’inoubliable dans toute cette mascarade
C’est ce genre de masquage :
Comment l’un oublie-t-il l’autre
Sans nous rendre compte
Que nous sommes dans la même oubliette ?
« L’oubli de soi », Le jardin de la France.
Le n½ud (¥) de l’infinie dissolution de l’identité fait tourner le poème sur lui-même : la voix ressasse, broie le noir de l’oubli, et son écho se perd dans la question finale d’un moi qui court après lui-même dans ce vertigineux poème spéculaire. L’insistance sur les mots dans cette poésie qui accorde une grande place à la matérialité sonore et graphique du langage n’est-elle pas d’ailleurs le signe d’une peur profonde de la perte, de l’oubli, du néant ? Dès lors, il faut chanter, créer, fonder un monde pour que la parole s’oppose au silence, pour que le corps des mots prenne le dessus sur l’évaporation du moi, l’effilochement des corps, la dissolution des liens amoureux et toutes les formes possibles d’oubli. Au-delà des sables mouvants d’un réel qui file entre les doigts du moi, l’art s’impose et transcende la douleur de la perte. Musique et poésie se mêlent pour que les horizons s’ouvrent et qu’un monde possible advienne sous la fameuse formule magique rzouguienne « Et ……….. hop » :
Elle part..
Quelque chose en moi
Se casse
Et c’est l’impasse.
[…]
Je m’ensable
Jusqu’à l’estomac
Que faire ?
Haletant
J’ensache les sables mou-
vants
Et ……….. hop :
En guise de cavalier
Je m’élance au galop
L’horizon,
Je m’en tire.
La fantasia,
Les impromptus de Schubert.
« Que faire ? », Le fil(s) de l’araignée.
Ainsi le locuteur poétique se donne-t-il pour tâche de défaire les liens artificiels existants et de nouer fermement les êtres et les choses au sein d’un nouvel ordre, d’un monde poétique capable d’imposer sa présence face au néant. Comme Olga dans « L’opéra inachevé » (Le jardin de la France), il s’agit de « désencadrer les toiles et déséquilibrer le monde » pour lui offrir ensuite un cadre nouveau créé par la poésie. Les n½uds, carrefours, et points de rencontre abondent dans cette poésie qui, après avoir tout déconstruit, remodèle patiemment, assemble et tresse tout ce qui existe pour lui donner un nouvel agencement. Car il s’agit de défaire ce qui existe et de composer le monde d’une autre façon, de réécrire le « v½u de la vie » :
Pour t’aimer comme il faut
J’oublie l’Espace, le Temps…
Tout, tout…
[…]

Pour t’aimer là ou ici
Il suffit d’effacer tout
Et réécrire le v½u de la vie..
Pour t’aimer sans souci.
« 10/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
Comme ce fou très sage qui dessine les mailles d’un filet pour pouvoir devenir poisson et mieux passer à travers, le moi poétique défait les grillages d’un monde étouffant pour tisser son propre filet, un monde dont il décide et maîtrise les règles du jeu, et dans lequel il pourra se faufiler à loisir :
Le plus sage d’entre eux..
Dessina les mailles d’un filet..
Puis et pour passer à travers..
Se mit à conjuguer le verbe : être un poisson..
Au présent.
« À la maison des aliénés », Le jardin de la France.
Le champ lexical du tressage qui unit les êtres et les mots entre eux est un des leitmotive de la poésie de Youssef Rzouga (« Il jette le fil/ Et aussitôt/ La nymphe mord à l’hameçon », « Il noue le fil/ Et aussitôt/ Il se faufile parmi la foule », in : « Profil perdu », La jardin de la France ; « Le fil(s) de l’araignée », « Là../ Elle carde ses souvenirs:/ La laine des années filantes », in : « La fuite », Le fil(s) de l’araignée). Un simple fil dresse un pont amoureux et rapproche deux êtres (« « Je t’aime »/ Entre un (.) et (.),/ Un fil./ C’est facile/ Avec le minimum,/ Un pont. », in : « 1/101- YR. Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).). C’est que la poésie permet de tisser un monde nouveau: les vers des poèmes sont un précieux fil d’Ariane pour se repérer dans le dédale sinueux de la vie, et ils aident le moi poétique à tresser et superposer au monde tel qu’il est une nouvelle grille de lecture, faite d’amour et de liens généreux. La figure maternelle, génératrice de la vie et de la parole, détient le secret du monde rêvé, et offre à son fils les mots qui lui permettront de tisser le monde tel qu’il le désire :
L’enfant embrasse sa mère
Pendant qu’elle carde la laine
Lui donne une grille d’amour
Et le fil secret d’Ariane.
« Gifle d’amour, fil d’Ariane.. », Le fil(s) de l’araignée.
Il faut surtout que les êtres humains se rencontrent : au-delà du n½ud inextricable des relations humaines problématiques, au-delà de toute union violente et même de la désunion –notamment amoureuse–, le locuteur fonde poétiquement un point de rencontre harmonieux entre les hommes, entre l’homme et la femme. « Elle » et « lui », ivres d’amour, « s’entrelacent » sans se lasser (« Il fait froid partout ; ils s’entrelacent », in : « L’opéra inachevé », Le jardin de la France.) et chacun remodèle l’autre (« Peins-moi Olga comme il faut ») dans ce poème où les mots, eux aussi, s’enlacent. La fusion désirée est en effet perceptible dans une langue poétique aux assonances multiples où la toile peinte connaît une parenté directe avec les étoiles (« parmi les étoiles dans les toiles »), où la coulisse est le lieu de tous les glissements (« il glisse dans la coulisse »), où l’habit pourrait s’interposer entre leur nudité (« le drapé.// C’est râpé »), où les larmes de joie jaillissent du nom même de la femme (« Olga sanglote »). La fusion des sons –dans cette langue motivée où son et sens deviennent indissociables– construit celle des amants qui s’enivrent de mots (« Youdine délire de joie./ Olga se soûle de mots »).
La figure du n½ud, dans la poésie de Youssef Rzouga, se présente sous différentes formes qui sont autant de variations sur le thème du tissage d’un monde rêvé où sont unis harmonieusement les êtres, les espaces et les choses. Tous les rapprochements opérés conduisent à une série de n½uds amoureux,
Faut faire le maximum
Pour nouer un fil de soie
Autour d’un point quelconque, amoureux
« 1/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
qui mènent idéalement à un point lumineux où tout s’amalgame : « Et qu’on amalgame le tout/ Dans un point lumineux.. » (« 2/101- YR », Ibid.). Entre l’homme et la femme, entre la Tunisie et la France, existent des lieux de jonction qui font figure de ponts jetés capables de rapprocher les distances et de redessiner la carte du monde . L’isthme entre deux eaux (entre deux « O ») est une langue de terre qui relie ce qu’elle sépare (« L’isthme est nous/ Entre deux O », Ibid.) et qui s’apparente au fil d’Ariane de la poésie capable de tisser des liens entre tous les éléments du monde (entre « O » et « O », c'est-à-dire entre « x » et « x », entre chaque chose du monde, entre toi et moi, entre elle et lui, entre Orient et Occident, entre la France et la Tunisie, etc.) :
Entre O et O,
Le rêve.
Entre la Fr et la Tn,
La transe :
Le fil d’Ariane
Et les yeux
Qui brillent.
« 13/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
La voix d’Héra Vox, avec qui celle du moi poétique rzouguien s’entremêle dans Yotalia et dans Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour), reprend l’image des « o » liés entre eux et celle du fil d’Ariane en évoquant un « pont de bulles » et « La paille d’Ariane/ Qui traverse la mer » (« 44/101- HV », Ibid). Dès lors, la poésie se fait jonction (« ºººººº/ La jonction de deux cours d’eau », « A la jonction de deux routes », 59/ 101- YR, Ibid.), isthme poétique où le rapprochement des êtres et des voix a lieu (« Approche Héra../ Encore../ Plus encore.. », 65/101- YR, Ibid), nid douillet où se lovent deux âmes enlacées (« Entre poète et poétesse/ Tout passe dans l’ombre/ Au sein de notre cosy-corner.. », 71/101- YR, Ibid.). Les deux orphelins de la carte que sont YR et HV se trouvent unis par un fort amour poétique, amour qui les lie à la vie elle-même (« Dans ce sens/ Qu’un amour pareil/ Peut unir à la vie/ Deux orphelins de la carte. », 98/ 101– YR, Ibid.), et le chant poétique s’exalte à des carrefours , croisements de routes où le moi peut exhorter « tout le monde » à chanter comme lui. Ce carrefour, s’il peut être métaphoriquement celui des mains des amants , n’est-ce pas aussi et surtout le texte poétique, lieu de toutes les rencontres –entre deux voix poétiques, entre ces voix et le lecteur de poèmes– ?
Si...
J’ose danser fou et libre
Au carrefour
Le matin
Le soir
Toujours..
Et dire à tout le monde
A vous de danser comme moi
Pour elle
Elle habibati..
« 98/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
C’est un monde a priori impossible que fait jaillir le locuteur poétique, un carrefour où tous les êtres et les choses sont liés (« Et j’aime l’impossible/ (C’est possible, non ?) », 49/101 YR », Ibid.). Dès lors, c’est une voix nouvelle qui peut en assurer l’avènement, un cri poétique qui oblige tout le monde à écouter, une folie instauratrice d’un nouvel ordre :
Un cri strident
Surprend
L’orient
Tout l’orient
L’occident
Tout l’occident
Tout l’univers
« 95/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
Le moi poétique brise alors les distances et invite le lecteur dans sa maison de mots où il a agencé l’alphabet à sa guise . En interpellant le lecteur tout autant qu’Héra, Hélène, ou l’hirondelle au moyen du vocatif, il exhorte tous les êtres à entrer avec lui dans la danse : « Entre !/ Ne reste pas dehors ! Avec vingt-six briques seulement/ J’ai bâti cette maison à double cloison » (Le jardin de la France), « Hé, hirondelle » (« Âme volante », Ibid.), « Hé, Hélène » (« Le temps des poètes », Le fil(s) de l’araignée), « Hé, Héra » (« 57/ 101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour). Cette quête de contact est perpétuelle dans la poésie de Youssef Rzouga où il s’agit de « s’occidentaliser » et d’encourager l’Autre à « s’orientaliser ». Chaque être peut alors se nouer à un autre et gagner le monde,
Mais si tu veux
Tu m’appartiens
Et je t’appartiens
En deux mots :
Un et un font deux
Et tout l’univers, si tu veux..
Appartient à nous deux.
« Symbiose », Tôt sur la terre.
tout en devenant « le revers » de la vie de l’autre (« Au fil des jours/ Tu es devenue le revers de ma .. vie », in : « Écono-mots », Tôt sur la terre). L’union rêvée des êtres est même « filmée » en gros plan dans un poème de Yotalia :
Gros plan :
Le baiser :
Les deux valves s’ouvrent :
Un chocolat chaud,
Le volcan.
« Le baiser, Acte 2 », Yotalia.
Or, ces n½uds que tissent les poèmes et qui sont tantôt isthmes, carrefours, points lumineux, ponts entre deux « O », ou points de rencontre amoureux où tout s’amalgame comme dans un nid, sont en rapport avec l’idée d’Origine. En effet, le moi poétique remonte à la source de la vie, au berceau premier, à ce « O » fondamental et fondateur . Chaque fusion entre les êtres les ramène à l’essentiel, à la vie qui bat en eux et à celle qu’ils pourraient eux-mêmes engendrer. C’est pourquoi toute jonction entre homme et femme, tout « emboîtement » physique, est directement lié à l’½uf (et, graphiquement, à la lettre « o ») :
YOunide et Olga s’embOîtent : pOupées gigOgnes en chair vibrante à la merci d’un vent désireux de tOut faire.
POur le plaisir de fruits jumeaux, dizygOtes.
Olga sanglOte.
« L’opéra inachevé », Le jardin de la France.
Tout homme est Adam, toute femme est Ève dans la poésie de Youssef Rzouga, et il leur faut réinventer le monde, engendrer un nouveau monde grâce au verbe poétique. Les êtres sont ramenés à leur essence car le poème remonte à la source même de l’être. Le « O » est le graphème des noces de l’Orient et de l’Occident et, par mimographie, l’½uf de la naissance :
O…
Oh la la..
Orient et Occident: la noce.
[…]

O : ovaire.
De son dedans..
Le P comme poussin..
Pousse fort..
Picore l’½uf
D’un coup de bec..
Et hop :
Le jour
[…]

O : Ovule..
L’½uf, la genèse..
[…]
Pétrir la soi-disant ocre..
Pour remodeler..
Un monde meilleur, autrement..
« OO : deux roues, la lune », Yotalia.
C’est bien la jonction, le n½ud des deux O, qui conduit à l’instauration d’un monde meilleur, à la genèse d’un univers autre, pétri par le moi poétique : « Reformer tout../ Selon OO../ Où le nouvel ordre d’un lexique/ Ne dit jamais, jamais la haine et/ ou la mort. » (Ibid.). C’est ce « O » qui se décline dans le monde poétique de Youssef Rzouga, tantôt visage, lune, roue, « Hop », « 1001 poèmes »: puisqu’il s’agit d’ « Écrire le tout.. » (« Le corps, l’instant », Yotalia), c’est la somme de tous les « o » possibles qui formera le « fou monde » du OO (« fou monde (OO, dit) que j’aime », « 21/101- YR » in : Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour), nouvelle carte d’un monde rêvé.
Cette incessante création de nouveaux liens en vue d’instaurer un univers autre doit passer par les exigences d’une écriture singulière. Quel chant le locuteur poétique choisit-il pour « changer le monde » et fonder un ordre nouveau ? Il lui faut tout d’abord se libérer du carcan du mètre régulier et de la rime en fin de vers, au profit d’une attention incessante aux mots. Il s’explique sur le choix du vers libre et de l’absence de rime régulière, dans un N.b du recueil Le jardin de la France : « Hé, pauvre rime ! Elle est caduque cette nostalgie du vers métrique : je te balkhanise, voltairement, alors. / Donc, « balcon » devient « balcoun » comme dans sa forme dialectale, arabe ». Ce mélange avec la langue arabe traduit d’ailleurs bien le désir de « n½ud », de fusion de plusieurs cultures pour fonder un univers neuf nourri de différents apports langagiers. C’est donc surtout le mot qui sera porteur de cette quête du « n½ud » : les mots-valises, néologismes assumés, revendiqués et parfois expliqués en note, sont un parfait exemple de ce désir de fusionner tout ce qui existe afin de créer du nouveau. Ainsi trouverons-nous « cette juite » dans le poème « La fuite » du recueil Le fil(s) de l’araignée : une note nous explique qu’il s’agit d’un néologisme pour « juive tunisienne ». De même, en nouant une apostrophe au centre d’un mot, le locuteur poétique parvient à le réinventer. Ainsi lit-on « Je l’ai’m » dans le poème « 21/101- YR » (Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour)) : le verbe aimer prend alors une autre teinte puisqu’il dit la possession (« je l’ai ») tout autant qu’une frustration (puisque le mot est tronqué de son « e » final).
Dans la poésie de Youssef Rzouga, en effet, il s’agit de rêver sur les mots, la poésie étant pour lui, selon la formule de Gérard Genette, « le langage à l’état de rêve » . Ainsi un mot pourra-t-il prendre un sens tout à fait inédit sous la plume d’un locuteur poétique se laissant guider par la forme sonore et graphique du mot, et par son impact sur son imagination :
Rio ?
En espagnol,
Un cours d’eau..
Un rossignol
Pour d’autres tribus.
Pour moi,
Rio ?
Une vie,
Un verbe,
Un rêve
……………………….
……………………….
À conjuguer au futur.
« 18/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
Le mot « Rio » se libère de son signifié usuel, qui s’adapte alors au signifiant, à la forme matérielle du mot, puisqu’il évoque le verbe rêver au futur dans l’imaginaire du moi poétique. L’usage des abréviations permet aussi de redonner un sens neuf à certains mots. Ainsi, la présence de Fr et Tn pour « France » et « Tunisie » permet-elle de donner une nouvelle signification au mot « transe » qui devient poétiquement une fusion de Fr et Tn, de Tunisie et de France, et signifie alors la ligne de jonction entre les deux pays :
Entre la Fr et la Tn,
La transe :
« 36/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
Cette volonté de fusion pour faire naître une nouvelle langue capable de générer le monde rêvé, est perceptible dans la multiplication, parfois vertigineuse, des jeux sur les sonorités. Les mots s’engendrent les uns les autres par leur forme graphique et acoustique (je renvoie ici au poème « Après le choc, un chocolat.. » (Le fil(s) de l’araignée) où « choc » engendre « chocolat » qui fait naître chaud, lui-même métamorphosé en « show » puis en « shopping » sous l’influence du « hop »). L’usage fréquent des homonymes (parfois homophones et homographes à la fois) crée des échos qui mêlent des verbes à des substantifs,
Reste où tu es..
Le rêve fait le reste.
« 13/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
Reste au moins sur la touche
Touche pas à mon po(è)te !
« Exil », Le jardin de la France.
et qui créent des rapports de sens nouveaux. En effet, une parenté de son engendre poétiquement une parenté de sens, comme dans l’exemple suivant où le « fond » des yeux et le verbe « fondre » conjugué (« je fonds ») sont mis sur le même plan phonique, ce qui fait du « fond » des yeux (que ce soit celui de la femme aimée ou celui du moi poétique) le lieu même d’une « fonte », d’où la présence des larmes du moi, qui sont déjà prévisibles grâce à l’homonymie « fond/ fonds »,, avant même que le verbe « pleurer » n’apparaisse :
Le fond de la mer
Et le fond de ses yeux..
Je fonds
Et j’ai envie de pleurer
Je l’aime,
« 54/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour).
La paronomase –qui consiste à rapprocher des paronymes, des mots qui se ressemblent par la sonorité et l’orthographe, mais dont le sens est différent– est beaucoup utilisée, et c’est ainsi que « femme » et « flamme » sont associés au c½ur d’un poème (« Montre-moi comment une/ femme en flamme/ Émancipe le prisonnier que je suis », in : « Trois tableaux d’amour », Le fil(s) de l’araignée) : cette parenté de sons transforme toute femme en être brûlant, car le locuteur poétique s’attache beaucoup aux réseaux associatifs qu’un mot est prêt à engendrer à partir de sa forme même.
Il arrive aussi fréquemment qu’un mot soit glosé: la forme toute faite de ce mot est montrée, pesée, et le locuteur poétique peut en dévoiler la justesse. Par exemple, le « v.i.p » hautain porte fort bien son nom, puisque le poème met en relief la justesse de ce nom qui est en lien direct, au niveau sonore, avec le substantif « vipère » : « Un v.i.p/ Vipère de l’ostensible mérite » (« Le chien de l’alphabet + Smashes d’un V.I.P », Le fil(s) de l’araignée). De même, la forme acoustique du mot « USA » (si on la prononce comme un mot et non comme un sigle) est glosée poétiquement en « âme usée et usante » (« In.alpha.bêtes, vos cartes ! », Le jardin de la France), ce qui donne au mot une signification nouvelle, en adéquation avec sa forme même. Enfin, le fait de séparer deux parties d’un mot par un tiret alors que ce mot n’en comporte d’ordinaire pas, permet de faire reconnaître en lui d’autres mots qui s’y trouvaient « cachés » et qui lui donnent rétroactivement un sens nouveau. Les exemples sont pléthoriques : citons « Ariane m’a donné le fil/ Puis m’a aban-donné sur l’île déserte » (« Arc-en-ciel », Le jardin de la France). Ariane a donné au locuteur le fil mais lui a ensuite donné l’abandon : découvrir le verbe « donner » dans « abandonner » rend ce don encore plus cruel. Le locuteur poétique n’hésite même pas à séparer un mot en plusieurs segments sans respecter le découpage syllabique : c’est ainsi que l’on trouve « Eco éco-ute l’écho » (« Umberto Eco », Le jardin de la France) qui fait du verbe « écouter » la perception de sons récurrents (« éco »).
La langue française telle qu’elle est donnée s’avère donc trop figée et ne peut générer à elle seule le monde rêvé. Un monde nouveau requiert une langue nouvelle, et c’est pourquoi le locuteur se charge d’exploiter des possibilités inusuelles du langage. Il n’hésite pas à modifier la forme existante des mots pour renforcer un effet, en répétant par exemple une lettre dans le mot (« Elle viiiiiiiiiiiiiiiibre », in : « L’âpre amie de l’im-possible », Le fil(s) de l’araignée), ou en faisant usage de la parenthèse au c½ur même d’un mot, ce qui permet, avec une grande économie de moyens, de multiplier les possibilités sémantiques d’un poème. Par exemple, la parenthèse du titre le « fil(s) de l’araignée » permet de faire en même temps la lecture « fils » et la lecture « fil », et la parenthèse du poème « Deux inconnu(e)s » offre aussi plusieurs sens. Si le locuteur tresse plusieurs mots en un dans les néologismes, il mêle ici plusieurs virtualités, toutes possibles à actualiser. L’expression « Touche pas à mon po(è)te ! » (« Exil », Le jardin de la France) est tout à fait heureuse puisqu’elle parvient à renouveler de façon originale une expression figée sans pour autant renoncer à elle.
Au niveau du poème, cette recherche du « n½ud » est visible dans l’entremêlement des voix du locuteur rzouguien et de son double occidental, Héra vox, mais aussi dans la création et l’usage du rythme occiriental, ainsi que dans la mise en miroir tout à fait originale entre le propre texte poétique placé sur la colonne de gauche et ce qui est nommé « Feed-back » dans le recueil Le fil(s) de l’araignée, qui prend place sur la colonne de droite de la page. Il s’agit de commentaires de lecteurs sur les poèmes que l’on trouve en regard à gauche. La recherche de contact avec l’Autre et cette volonté d’associer le lecteur presque au c½ur de l’espace poétique est bien représentative d’une soif de contact et de partage. Le locuteur poétique est donc à la recherche d’une langue capable de tout dire, de fusionner plusieurs réalités et plusieurs mots pour faire jaillir une réalité nouvelle. Ce n½ud désiré, ce point lumineux où tout s’amalgame, n’est-ce pas la langue poétique elle-même, cette « langue femelle » originelle qui embrasse le monde, où tout fusionne et d’où tout naît ? D’ailleurs, la « sophrolosie », cette thérapie poétique qui apaise l’âme contemporaine, permet de faire s’enchevêtrer les êtres, les choses, les époques (le présent et l’enfance), et les mots eux-mêmes dont les sonorités se mêlent :
Enfin, la sophrolosie :
La rue
Et la roue de l’enfant disparu ...
Le soleil
Le sol
Et le tournesol :
Tout s’enchevêtre
Et tout se met à gémir.
«Sophrolosie, Source d’enfance», Tôt sur la terre.
Or, cette quête du n½ud dans la poésie de Youssef Rzouga est une tâche de tous les instants : tout comme la « juite » du poème « La fuite » carde ses souvenirs avec zèle, le moi poétique doit tisser ses poèmes et son monde poétique rêvé en maintenant toujours l’étreinte féconde, la fusion des êtres et des mots. Cela n’est pas toujours simple, car l’union des corps, le contact souhaité n’est parfois pas possible : Eve peut s’absenter, se refuser, s’éclipser (« Eve, l’hirondelle qui frise le sol/ Était à sa merci/ Cette femme mercure/ A perdu, deux ans après, la boussole/ Et s’est éclipsée, vent debout../ Au bout de la terre, du monde », in : « Arc-en-ciel », Le jardin de la France ; « Si tu t’éclipses now/ Saurai-je au moins/ À quel point../ J’étais sans toit:/ Loin de moi, voire de toi ? », in : « Stricto sensu », Le jardin de la France ). Le moi poétique rzouguien attend avidement de l’Autre un « je t’aime » qui tarde à venir: « J’attends ton « je t’aime »./ L’attente ?/ Cette petite vie » (« 67/101- YR », Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour)). Ainsi, des distances se creusent entre « Elle » et « Lui », malgré l’ardent désir d’union, et les êtres restent sur leur faim, ou plutôt sur leur soif insatiable :
Elle ?:
Elle est vers-eau
Lui ?:
Il est bélier
Et pourtant..
La distance,
La soif.
« Introjection », Yotalia.
Il faudrait un « trait d’union géant » pour relier bélier et verseau. Car la femme aimée se dérobe :
L’unique femme à qui je tiens,
Ne me laisse pas l’aimer, à vie.

L’unique femme à qui je tiens,
Ne me donne pas un peu de temps…
[…]

M’oblige chaque matin
À pleurer seul..
Au bord de la mer.
[…]

J’attends la main/sa main..
Sans elle,
Tout sera mort :
Le sens de la Vie,
La Chanson,
Le Verbe..
Y compris le Rêve.
«Angle obtus », Tôt sur la terre.
Il arrive aussi que le créateur soit « en panne », que le chant ne vienne pas, que le fil d’Ariane soit égaré : « On est en panne/ Mais que se passe-t-il, enfin ?/ Le rossignol se tait/ Ainsi que l’enfant/ […] », « Et c’est pour ça/ Qu’on a perdu/ Le fil d’Ariane/ La boussole/ L’encre sereine » (« En route », Yotalia). Ainsi, tisser le monde rêvé, se rapprocher des êtres aimés et nouer un contact, n’est pas toujours aisé : le moi poétique s’interroge alors sur l’identité –voire l’existence– du possible lecteur. Et si le moi prêchait dans le désert ? Et s’il n’était au final qu’une vox clamans in deserto ?
À qui chante..
Libre,
Érudit
Et fou..
L’orphelin de la carte ?
« Tôt sur la terre. Contre-plongée », Tôt sur la terre.
Mais nous, lecteurs, sommes là pour nouer ce contact que le locuteur poétique ne cesse de susciter. Interpellé, le lecteur des poèmes* de Youssef Rzouga est invité lui aussi « à tout refaire », à prendre part à ce « fou rêve » et à tourner ses yeux vers un nouvel horizon, étonnant, parfois déroutant, toujours attachant.

*Références :


- Le fil(s) de l’araignée, Sotepa, Tn 2005
-Le jardin de la France, Sotepa, Tn 2005
-Yotalia (avec Hera Vox), Sotepa, Tn 2005
-Mille et un poèmes(avec Hera Vox), Sotepa 2005
-Tôt sur la terre, Sotepa, Tn 2006

"Les poèmes de Youssef Rzouga:
"des palais de mots"



-II-

L’enfant, ému..
S’y perd,
En escaladant le mur de sa forteresse..
Pendant qu’Aude, sa prof..
Décortiquant « la Boule-de-suif » de Guy de Maupassant
Démasque l’hypocrite vie de la sale bourgeoisie
Et l’âpre odeur de tout un monde d’or et de sécheresse
« Horizon », Tôt sur la terre.

L’enfant-poète tourne ses yeux vers un horizon rêvé, la littérature française et la poésie espagnole, qu’incarne symboliquement « Aude, sa prof.. ». La poésie de Youssef Rzouga est un isthme entre deux eaux, entre « deux O », un pont jeté entre Orient et Occident, et cette « prof » du poème représente l’oxygène d’un horizon franco-hispanique : Aude n’est-elle pas justement « O2 » ?
Pendant qu’Aude, sa prof..
Se tourne vers la péninsule Ibérique
En quête d’un Jorge Guillén
Qui a tout dit
Dans ses « cantiques » oscillants entre « illimité » et « sacré »
Pour se canter de bonne heure le soir
Ibid.

Je suis le « référent extralinguistique » de ce poème, la prof de français hispaniste du poète-enfant, qui étudie Boule de Suif et démasque un monde hypocrite par l’analyse de l’écriture de Guy de Maupassant. Habituée à apposer «O2 » comme signature à toutes mes lettres, je ne pouvais qu’être sensible à ce double O que les recueils en français de Youssef Rzouga roulent et déroulent au fil des poèmes, à ce qu’Héra Vox nomme « La fantasmagorie allégorique d’un isthme/ Au lyrisme acronyme OO » (23/101- HV. Mille et Un Poèmes. 1/10 : 101 poèmes (Chants d’amour)). Ce double « O », je le retrouve dans les deux grands yeux curieux d’un élève zélé, tout autant que dans les deux points en fin de vers, qui prennent souvent la place des classiques trois points de suspension, dans le nom du poète (yOussef RzOuga), ainsi que dans le sous-titre de ce recueil, Tôt sur la Terre : « Odes à Horace ». OO : le rythme des poèmes rzouguiens est binaire, respiration naturelle des poumons (inspiration, expiration), et battement de c½ur (avec son jeu de diastole et de systole). Ces deux « O » sont aussi une figure spéculaire (O/O): l’Occident se mire en l’Orient, s’adapte à son rythme et à sa métrique, et l’Orient s’approprie la langue de l’Occident pour chanter le monde contemporain, ses douleurs et ses joies (« Écrire en dansant la vie multiple:/ L’ombre et l’euphorie », Tôt sur la terre). Le moi poétique s’analyse à travers un jeu de caméras, de « gros plans » en « travellings » et autres « zooms » : cette introspection –quête du « connais-tOi tOi-même » – passe par un jeu permanent de miroirs O/O entre l’homme et l’enfant, le poète de langue arabe et de langue française, le journaliste lucide et le rêveur de mots.
Car la poésie de Youssef Rzouga est une promesse de joie au-delà des pleurs, un élan de vie par-delà les souffrances, et une transmission, par les mots, de la gaîté qu’il connaît grâce aux figures féminines qui jalonnent sa vie et qui apparaissent toujours dans ses poèmes sous la forme d’un « Tu » apostrophé :

Au fil des jours
Tu es devenue le revers de ma vie
Ça se voit, partout…
Chez moi ou ailleurs
Tout est fleuri :
Les rues, le désert,
Les deux rails d’un métro
Et la vie, tout court.
[…]

Le hérisson flaire le nouvel air
Et se met
– Sous mille et une aiguilles–
À danser..
Gai, gai, gai.
«Econo-mots I, 5», Tôt sur la terre.

Et peu importe le temps mis à chercher cette joie profonde, car « Tôt ou tard/ Le poète a tout le temps » (« Tôt sur la terre »). C’est d’ailleurs le sourire qui permet de redessiner le monde,
Rafraîchir le tableau autrement ?:
Ça demande un sourire,
Une relance d’un certain regard
Et un autre regain de tout changer :
Le pinceau,
L’ombre,
Les couleurs..
«Un autre regain », Tôt sur la terre.

car dans un monde contemporain où tout est voué à la destruction (« Tout est jetable », in : « Économots I, 4 », Tôt sur la terre), il faut recréer un espace vivable, fonder le monde rêvé grâce à l’art. Souvenons-nous de ces vers du recueil Le jardin de la France :

Ce que je veux :
C’est qu’il pleuve davantage !
Que les véritables créateurs
Envahissent la terre !
«Arc-en-ciel», Le jardin de la France, SOTEPA 2005.

Le moi poétique, poète-enfant, se donne pour quête de déjouer les non-sens pernicieux, de les érafler, pour forger un nouveau monde de mots, un discours authentique :
L’enfant se mue en forgeron
Et se met à forger mille mots
[…]
Et qu’une petite vie d’enfant
Érafle le sens
De tout non-sense pourri dans ce monde.
«Un certain angle», Tôt sur la terre.

La poésie est une saine activité quotidienne, un « jeu de gym » qui permet au moi poétique de se rendre « ivre d’un peu de verdure » grâce à son « yoguème », à une douce « Sophrolosie ». Cependant, le « zen rzouguien » n’a rien d’une pratique facile et casanière : il avoisine l’impossible, et c’est debout que le moi se poste, insoumis. En effet, au détour d’une parenthèse prête à imploser, nous lisons ces vers :

(Si si..
Je crève de rêve, d’orgueil…
D’être là..
Tout près de l’impossible
Insoumis, debout
D’ouvrir la porte à tout le monde
Et quand je veux..)
«Tôt sur la terre. Bruitage», Tôt sur la terre.

Cette impatience d’enfant est guidée par un rêve fou, un défi,

Mon défi multiple d’enfant
Est le suivant :
Parvenir un jour à concentrer le chant du cygne
Au fond de ma paume
[…]

Parvenir un jour à tout faire/ à tout dire
« Rêve », Tôt sur la terre.

qui cherche à se réaliser au c½ur du poème, « palais des mots de nos jours » (« Tout un chemin », Tôt sur la terre), au-delà des murs étouffants de la forteresse d’un « vécu morose », d’un « vécu anodin » (« Horizon », Tôt sur la terre). Dans ce palais de mots, tout orphelin de la carte peut entrer, tout poète, créateur ou philosophe, amis de l’humaniste du XXIe siècle qu’est Youssef Rzouga. Invitons-nous, nous aussi, et entrons dans ses recueils de poèmes, car il n’est jamais ni trop tôt, ni trop tard pour goûter un nouvel agencement de l’alphabet,

Rivé à sa rêverie..
Il dérive..
Ivre de son tape-à-l’½il
«Le retour à l’utérus», Le fil(s) de l’araignée, SOTEPA 2005.


 (*) Aude RICHEUX-DIANO, née à Paris le 14 février 1979, est agrégée d’espagnol et Docteur de l’Université de Paris IV Sorbonne en poésie espagnole contemporaine. Sa thèse porte sur la limite et l’illimité dans l’½uvre du grand poète castillan Jorge Guillén (1893-1984). Elle a enseigné l’espagnol pendant trois ans à la Faculté de Lettres de l’Université de Bourgogne (Dijon, France). Également diplômée de l’Alliance française de Paris, elle a donné des cours de français en entreprise à Milan (Italie) pendant une année, et, depuis 2007, elle enseigne la littérature espagnole à l'université de Marne la Vallée (près de Paris).

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Tag der Veröffentlichung: 13.01.2010

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