Le Portrait de Dorian Gray
Préface
Un artiste est un créateur de belles choses.
Révéler l’Art en cachant l’artiste, tel est le but de l’Art.
Le critique est celui qui peut traduire dans une autre manière ou avec de nouveaux procédés l’impression que lui laissèrent de belles choses.
L’autobiographie est à la fois la plus haute et la plus basse des formes de la critique.
Ceux qui trouvent de laides intentions en de belles choses sont corrompus sans être séduisants. Et c’est une faute.
Ceux qui trouvent de belles intentions dans les belles choses sont les cultivés. Il reste à ceux-ci l’espérance.
Ce sont les élus pour qui les belles choses signifient simplement la Beauté. Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout.
Le dédain du XIXe siècle pour le réalisme est tout pareil à la rage de Caliban apercevant sa face dans un miroir.
Le dédain du XIXe siècle pour le Romantisme est semblable à la rage de Caliban n’apercevant pas sa face dans un miroir.
La vie morale de l’homme forme une part du sujet de l’artiste, mais la moralité de l’art consiste dans l’usage parfait d’un moyen imparfait. L’artiste ne désire prouver quoi que ce soit. Même les choses vraies peuvent être prouvées.
L’artiste n’a point de sympathies éthiques. Une sympathie morale dans un artiste amène un maniérisme impardonnable du style.
L’artiste n’est jamais pris au dépourvu. Il peut exprimer toute chose.
Pour l’artiste, la pensée et le langage sont les instruments d’un art.
Le vice et la vertu en sont les matériaux.
Au point de vue de la forme, le type de tous les arts est la musique. Au point de vue de la sensation, c’est le métier de comédien.
Tout art est à la fois surface et symbole.
Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques et périls.
Ceux-là aussi qui tentent de pénétrer le symbole.
C’est le spectateur, et non la vie, que l’Art reflète réellement.
Les diversités d’opinion sur une œuvre d’art montrent que cette œuvre est nouvelle, complexe et viable.
Alors que les critiques diffèrent, l’artiste est en accord avec lui-même.
Nous pouvons pardonner à un homme d’avoir fait une chose utile aussi longtemps qu’il ne l’admire pas. La seule excuse d’avoir fait une chose inutile est de l’admirer intensément.
L’Art est tout à fait inutile.
OSCAR WILDE.
Chapitre I
L’atelier était plein de l’odeur puissante des roses, et quand une légère brise d’été souffla parmi les arbres du jardin, il vint par la porte ouverte, la senteur lourde des lilas et le parfum plus subtil des églantiers.
D’un coin du divan fait de sacs persans sur lequel il était étendu, fumant, selon sa coutume, d’innombrables cigarettes, lord Henry Wotton pouvait tout juste apercevoir le rayonnement des douces fleurs couleur de miel d’un aubour dont les tremblantes branches semblaient à peine pouvoir supporter le poids d’une aussi flamboyante splendeur ; et de temps à autre, les ombres fantastiques des oiseaux fuyants passaient sur les longs rideaux de tussor tendus devant la large fenêtre, produisant une sorte d’effet japonais momentané, le faisant penser à ces peintres de Tokyo à la figure de jade pallide, qui, par le moyen d’un art nécessairement immobile, tentent d’exprimer le sens de la vitesse et du mouvement. Le murmure monotone des abeilles cherchant leur chemin dans les longues herbes non fauchées ou voltigeant autour des poudreuses baies dorées d’un chèvrefeuille isolé, faisait plus oppressant encore ce grand calme. Le sourd grondement de Londres semblait comme la note bourdonnante d’un orgue éloigné.
Au milieu de la chambre sur un chevalet droit, s’érigeait le portrait grandeur naturelle d’un jeune homme d’une extraordinaire beauté, et en face, était assis, un peu plus loin, le peintre lui-même, Basil Hallward, dont la disparition soudaine quelques années auparavant, avait causé un grand émoi public et donné naissance à tant de conjectures.
Comme le peintre regardait la gracieuse et charmante figure que son art avait si subtilement reproduite, un sourire de plaisir passa sur sa face et parut s’y attarder. Mais il tressaillit soudain, et fermant les yeux, mit les doigts sur ses paupières comme s’il eût voulu emprisonner dans son cerveau quelque étrange rêve dont il eût craint de se réveiller.
– Ceci est votre meilleure œuvre, Basil, la meilleure chose que vous ayez jamais faite, dit lord Henry languissamment. Il faut l’envoyer l’année prochaine à l’exposition Grosvenor. L’Académie est trop grande et trop vulgaire. Chaque fois que j’y suis allé, il y avait là tant de monde qu’il m’a été impossible de voir les tableaux, ce qui était épouvantable, ou tant de tableaux que je n’ai pu y voir le monde, ce qui était encore plus horrible. Grosvenor est encore le seul endroit convenable...
– Je ne crois pas que j’enverrai ceci quelque part, répondit le peintre en rejetant la tête de cette singulière façon qui faisait se moquer de lui ses amis d’Oxford. Non, je n’enverrai ceci nulle part.
Lord Henry leva les yeux, le regardant avec étonnement à travers les minces spirales de fumée bleue qui s’entrelaçaient fantaisistement au bout de sa cigarette opiacée.
– Vous n’enverrez cela nulle part ? Et pourquoi mon cher ami ? Quelle raison donnez-vous ? Quels singuliers bonshommes vous êtes, vous autres peintres ? Vous remuez le monde pour acquérir de la réputation ; aussitôt que vous l’avez, vous semblez vouloir vous en débarrasser. C’est ridicule de votre part, car s’il n’y a qu’une chose au monde pire que la renommée, c’est de n’en pas avoir. Un portrait comme celui-ci vous mettrait au-dessus de tous les jeunes gens de l’Angleterre, et rendrait les vieux jaloux, si les vieux pouvaient encore ressentir quelque émotion.
– Je sais que vous rirez de moi, répliqua-t-il, mais je ne puis réellement l’exposer. J’ai mis trop de moi-même là-dedans.
Lord Henry s’étendit sur le divan en riant...
– Je savais que vous ririez, mais c’est tout à fait la même chose.
– Trop de vous-même !... Sur ma parole, Basil, je ne vous savais pas si vain ; je ne vois vraiment pas de ressemblance entre vous, avec votre rude et forte figure, votre chevelure noire comme du charbon et ce jeune Adonis qui a l’air fait d’ivoire et de feuilles de roses. Car, mon cher, c’est Narcisse lui-même, tandis que vous !... Il est évident que votre face respire l’intelligence et le reste... Mais la beauté, la réelle beauté finit où commence l’expression intellectuelle. L’intellectualité est en elle-même un mode d’exagération, et détruit l’harmonie de n’importe quelle face. Au moment où l’on s’assoit pour penser, on devient tout nez, ou tout front, ou quelque chose d’horrible. Voyez les hommes ayant réussi dans une profession savante, combien ils sont parfaitement hideux ! Excepté, naturellement, dans l’Église. Mais dans l’Église, ils ne pensent point. Un évêque dit à l’âge de quatre-vingts ans ce qu’on lui apprit à dire à dix-huit et la conséquence naturelle en est qu’il a toujours l’air charmant. Votre mystérieux jeune ami dont vous ne m’avez jamais dit le nom, mais dont le portrait me fascine réellement, n’a jamais pensé. Je suis sûr de cela. C’est une admirable créature sans cervelle qui pourrait toujours ici nous remplacer en hiver les fleurs absentes, et nous rafraîchir l’intelligence en été. Ne vous flattez pas, Basil : vous ne lui ressemblez pas le moins du monde.
– Vous ne me comprenez point, Harry, répondit l’artiste. Je sais bien que je ne lui ressemble pas ; je le sais parfaitement bien. Je serais même fâché de lui ressembler. Vous levez les épaules ?... Je vous dis la vérité. Une fatalité pèse sur les distinctions physiques et intellectuelles, cette sorte de fatalité qui suit à la piste à travers l’histoire les faux pas des rois. Il vaut mieux ne pas être différent de ses contemporains. Les laids et les sots sont les mieux partagés sous ce rapport dans ce monde. Ils peuvent s’asseoir à leur aise et bâiller au spectacle. S’ils ne savent rien de la victoire, la connaissance de la défaite leur est épargnée. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans être troublés, indifférents et tranquilles. Ils n’importunent personne, ni ne sont importunés. Mais vous, avec votre rang et votre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu’il est, mon art aussi imparfait qu’il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donné, nous souffrirons terriblement...
– Dorian Gray ? Est-ce son nom, demanda lord Henry, en allant vers Basil Hallward.
– Oui, c’est son nom. Je n’avais pas l’intention de vous le dire.
– Et pourquoi ?
– Oh ! je ne puis vous l’expliquer. Quand j’aime quelqu’un intensément, je ne dis son nom à personne. C’est presque une trahison. J’ai appris à aimer le secret. Il me semble que c’est la seule chose qui puisse nous faire la vie moderne mystérieuse ou merveilleuse. La plus commune des choses nous paraît exquise si quelqu’un nous la cache. Quand je quitte cette ville, je ne dis à personne où je vais : en le faisant, je perdrais tout mon plaisir. C’est une mauvaise habitude, je l’avoue, mais en quelque sorte, elle apporte dans la vie une part de romanesque... Je suis sûr que vous devez me croire fou à m’entendre parler ainsi ?...
– Pas du tout, répondit lord Henry, pas du tout, mon cher Basil. Vous semblez oublier que je suis marié et que le seul charme du mariage est qu’il fait une vie de déception absolument nécessaire aux deux parties. Je ne sais jamais où est ma femme, et ma femme ne sait jamais ce que je fais. Quand nous nous rencontrons – et nous nous rencontrons, de temps à autre, quand nous dînons ensemble dehors, ou que nous allons chez le duc – nous nous contons les plus absurdes histoires de l’air le plus sérieux du monde. Dans cet ordre d’idées, ma femme m’est supérieure. Elle n’est jamais embarrassée pour les dates, et je le suis toujours ; quand elle s’en rend compte, elle ne me fait point de scène ; parfois je désirerais qu’elle m’en fît ; mais elle se contente de me rire au nez.
– Je n’aime pas cette façon de parler de votre vie conjugale, Harry, dit Basil Hallward en allant vers la porte conduisant au jardin. Je vous crois un très bon mari honteux de ses propres vertus. Vous êtes un être vraiment extraordinaire. Vous ne dites jamais une chose morale, et jamais vous ne faites une chose mauvaise. Votre cynisme est simplement une pose.
– Être naturel est aussi une pose, et la plus irritante que je connaisse, s’exclama en riant lord Henry.
Les deux jeunes gens s’en allèrent ensemble dans le jardin et s’assirent sur un long siège de bambou posé à l’ombre d’un buisson de lauriers. Le soleil glissait sur les feuilles polies ; de blanches marguerites tremblaient sur le gazon.
Après un silence, lord Henry tira sa montre.
– Je dois m’en aller, Basil, murmura-t-il, mais avant de partir, j’aimerais avoir une réponse à la question que je vous ai posée tout à l’heure.
– Quelle question ? dit le peintre, restant les yeux fixés à terre.
– Vous la savez...
– Mais non, Harry.
– Bien, je vais vous la redire. J’ai besoin que vous m’expliquiez pourquoi vous ne voulez pas exposer le portrait de Dorian Gray. Je désire en connaître la vraie raison.
– Je vous l’ai dite.
– Non pas. Vous m’avez dit que c’était parce qu’il y avait beaucoup trop de vous-même dans ce portrait. Cela est enfantin...
– Harry, dit Basil Hallward, le regardant droit dans les yeux, tout portrait peint compréhensivement est un portrait de l’artiste, non du modèle. Le modèle est purement l’accident, l’occasion. Ce n’est pas lui qui est révélé par le peintre ; c’est plutôt le peintre qui, sur la toile colorée, se révèle lui-même. La raison pour laquelle je n’exhiberai pas ce portrait consiste dans la terreur que j’ai de montrer par lui le secret de mon âme !
Lord Henry se mit à rire...
– Et quel est-il ?
– Je vous le dirai, répondit Hallward, la figure assombrie.
– Je suis tout oreilles, Basil, continua son compagnon.
– Oh ! c’est vraiment peu de chose, Harry, repartit le peintre et je crois bien que vous ne le comprendrez point. Peut-être à peine le croirez-vous...
Lord Henry sourit ; se baissant, il cueillit dans le gazon une marguerite aux pétales rosés et l’examinant :
– Je suis tout à fait sûr que je comprendrai cela, dit-il, en regardant attentivement le petit disque doré, aux pétales blancs, et quant à croire aux choses, je les crois toutes, pourvu qu’elles soient incroyables.
Le vent détacha quelques fleurs des arbustes et les lourdes grappes de lilas se balancèrent dans l’air languide. Une cigale stridula près du mur, et, comme un fil bleu, passa une longue et mince libellule dont on entendit frémir les brunes ailes de gaze. Lord Henry restait silencieux comme s’il avait voulu percevoir les battements du cœur de Basil Hallward, se demandant ce qui allait se passer.
– Voici l’histoire, dit le peintre après un temps. Il y a deux mois, j’allais en soirée chez Lady Brandon. Vous savez que nous autres, pauvres artistes, nous avons à nous montrer dans le monde de temps à autre, juste assez pour prouver que nous ne sommes pas des sauvages. Avec un habit et une cravate blanche, tout le monde, même un agent de change, peut en arriver à avoir la réputation d’un être civilisé. J’étais donc dans le salon depuis une dizaine de minutes, causant avec des douairières lourdement parées ou de fastidieux académiciens, quand soudain je perçus obscurément que quelqu’un m’observait. Je me tournai à demi et pour la première fois, je vis Dorian Gray. Nos yeux se rencontrèrent et je me sentis pâlir. Une singulière terreur me poignit... Je compris que j’étais en face de quelqu’un dont la simple personnalité était si fascinante que, si je me laissais faire, elle m’absorberait en entier, moi, ma nature, mon âme et mon talent même. Je ne veux aucune ingérence extérieure dans mon existence. Vous savez, Harry, combien ma vie est indépendante. J’ai toujours été mon maître, je l’avais, tout au moins toujours été, jusqu’au jour de ma rencontre avec Dorian Gray. Alors... mais je ne sais comment vous expliquer ceci... Quelque chose semblait me dire que ma vie allait traverser une crise terrible. J’eus l’étrange sensation que le destin me réservait d’exquises joies et des chagrins exquis. Je m’effrayai et me disposai à quitter le salon. Ce n’est pas ma conscience qui me faisait agir ainsi, il y avait une sorte de lâcheté dans mon action. Je ne vis point d’autre issue pour m’échapper.
– La conscience et la lâcheté sont réellement les mêmes choses, Basil. La conscience est le surnom de la fermeté. C’est tout.
– Je ne crois pas cela, Harry, et je pense que vous ne le croyez pas non plus. Cependant, quel qu’en fut alors le motif – c’était peut-être l’orgueil, car je suis très orgueilleux – je me précipitai vers la porte. Là, naturellement, je me heurtai contre lady Brandon. « Vous n’avez pas l’intention de partir si vite, Mr Hallward » s’écria-t-elle... Vous connaissez le timbre aigu de sa voix ?...
– Oui, elle me fait l’effet d’être un paon en toutes choses, excepté en beauté, dit lord Henry, effeuillant la marguerite de ses longs doigts nerveux...
– Je ne pus me débarrasser d’elle. Elle me présenta à des Altesses, et à des personnes portant Étoiles et Jarretières, à des dames mûres, affublées de tiares gigantesques et de nez de perroquets... Elle parla de moi comme de son meilleur ami. Je l’avais seulement rencontrée une fois auparavant, mais elle s’était mise en tête de me lancer. Je crois que l’un de mes tableaux avait alors un grand succès et qu’on en parlait dans les journaux de deux sous qui sont, comme vous le savez, les étendards d’immortalité du dix-neuvième siècle. Soudain, je me trouvai face à face avec le jeune homme dont la personnalité m’avait si singulièrement intrigué ; nous nous touchions presque ; de nouveau nos regards se rencontrèrent. Ce fut indépendant de ma volonté, mais je demandai à Lady Brandon de nous présenter l’un à l’autre. Peut-être après tout, n’était-ce pas si téméraire, mais simplement inévitable. Il est certain que nous nous serions parlé sans présentation préalable ; j’en suis sûr pour ma part, et Dorian plus tard me dit la même chose ; il avait senti, lui aussi, que nous étions destinés à nous connaître.
– Et comment lady Brandon vous parla-t-elle de ce merveilleux jeune homme, demanda l’ami. Je sais qu’elle a la marotte de donner un précis rapide de chacun de ses invités. Je me souviens qu’elle me présenta une fois à un apoplectique et truculent gentleman, couvert d’ordres et de rubans et sur lui, me souffla à l’oreille, sur un mode tragique, les plus abasourdissants détails, qui durent être perçus de chaque personne alors dans le salon. Cela me mit en fuite ; j’aime connaître les gens par moi-même... Lady Brandon traite exactement ses invités comme un commissaire-priseur ses marchandises. Elle explique les manies et coutumes de chacun, mais oublie naturellement tout ce qui pourrait vous intéresser au personnage.
– Pauvre lady Brandon ! Vous êtes dur pour elle, observa nonchalamment Hallward.
– Mon cher ami, elle essaya de fonder un salon et elle ne réussit qu’à ouvrir un restaurant. Comment pourrais-je l’admirer ?... Mais, dites-moi, que vous confia-t-elle sur Mr Dorian Gray ?
– Oh ! quelque chose de très vague dans ce genre : « Charmant garçon ! Sa pauvre chère mère et moi, étions inséparables. Tout à fait oublié ce qu’il fait, ou plutôt, je crains... qu’il ne fasse rien ! Ah ! si, il joue du piano... Ne serait-ce pas plutôt du violon, mon cher Mr Gray ? »
Nous ne pûmes tous deux nous empêcher de rire et du coup nous devînmes amis.
– L’hilarité n’est pas du tout un mauvais commencement d’amitié, et c’est loin d’en être une mauvaise fin, dit le jeune lord en cueillant une autre marguerite.
Hallward secoua la tête...
– Vous ne pouvez comprendre, Harry, murmura-t-il, quelle sorte d’amitié ou quelle sorte de haine cela peut devenir, dans ce cas particulier. Vous n’aimez personne, ou, si vous le préférez, personne ne vous intéresse.
– Comme vous êtes injuste ! s’écria lord Henry, mettant en arrière son chapeau et regardant au ciel les petits nuages, qui, comme les floches d’écheveau d’une blanche soie luisante, fuyaient dans le bleu profond de turquoise de ce ciel d’été.
« Oui, horriblement injuste !... J’établis une grande différence entre les gens. Je choisis mes amis pour leur bonne mine, mes simples camarades pour leur caractère, et mes ennemis pour leur intelligence ; un homme ne saurait trop attacher d’importance au choix de ses ennemis ; je n’en ai point un seul qui soit un sot ; ce sont tous hommes d’une certaine puissance intellectuelle et, par conséquent, ils m’apprécient. Est-ce très vain de ma part d’agir ainsi ! Je crois que c’est plutôt... vain.
– Je pense que ça l’est aussi Harry. Mais m’en référant à votre manière de sélection, je dois être pour vous un simple camarade.
– Mon bon et cher Basil, vous m’êtes mieux qu’un camarade...
– Et moins qu’un ami : Une sorte de... frère, je suppose !
– Un frère !... Je me moque pas mal des frères !... Mon frère aîné ne veut pas mourir, et mes plus jeunes semblent vouloir l’imiter.
– Harry ! protesta Hallward sur un ton chagrin.
– Mon bon, je ne suis pas tout à fait sérieux. Mais je ne puis m’empêcher de détester mes parents ; je suppose que cela vient de ce que chacun de nous ne peut supporter de voir d’autres personnes ayant les mêmes défauts que soi-même. Je sympathise tout à fait avec la démocratie anglaise dans sa rage contre ce qu’elle appelle les vices du grand monde. La masse sent que l’ivrognerie, la stupidité et l’immoralité sont sa propriété, et si quelqu’un d’entre nous assume l’un de ces défauts, il paraît braconner sur ses chasses... Quand ce pauvre Southwark vint devant la « Cour du Divorce » l’indignation de cette même masse fut absolument magnifique, et je suis parfaitement convaincu que le dixième du peuple ne vit pas comme il conviendrait.
– Je n’approuve pas une seule des paroles que vous venez de prononcer, et, je sens, Harry, que vous ne les approuvez pas plus que moi.
Lord Henry caressa sa longue barbe brune taillée en pointe, et tapotant avec sa canne d’ébène ornée de glands sa bottine de cuir fin :
– Comme vous êtes bien anglais Basil ! Voici la seconde fois que vous me faites cette observation. Si l’on fait part d’une idée à un véritable Anglais – ce qui est toujours une chose téméraire – il ne cherche jamais à savoir si l’idée est bonne ou mauvaise ; la seule chose à laquelle il attache quelque importance est de découvrir ce que l’on en pense soi-même. D’ailleurs la valeur d’une idée n’a rien à voir avec la sincérité de l’homme qui l’exprime. À la vérité, il y a de fortes chances pour que l’idée soit intéressante en proportion directe du caractère insincère du personnage, car, dans ce cas elle ne sera colorée par aucun des besoins, des désirs ou des préjugés de ce dernier. Cependant, je ne me propose pas d’aborder les questions politiques, sociologiques ou métaphysiques avec vous. J’aime mieux les personnes que leurs principes, et j’aime encore mieux les personnes sans principes que n’importe quoi au monde. Parlons encore de Mr Dorian Gray. L’avez-vous vu souvent ?
– Tous les jours. Je ne saurais être heureux si je ne le voyais chaque jour. Il m’est absolument nécessaire.
– Vraiment curieux ! Je pensais que vous ne vous souciez d’autre chose que de votre art...
– Il est tout mon art, maintenant, répliqua le peintre, gravement ; je pense quelquefois, Harry, qu’il n’y a que deux ères de quelque importance dans l’histoire du monde. La première est l’apparition d’un nouveau moyen d’art, et la seconde l’avènement d’une nouvelle personnalité artistique. Ce que la découverte de la peinture fut pour les Vénitiens, la face d’Antinoüs pour l’art grec antique, Dorian Gray me le sera quelque jour. Ce n’est pas simplement parce que je le peins, que je le dessine ou que j’en prends des esquisses ; j’ai fait tout cela d’abord. Il m’est beaucoup plus qu’un modèle. Cela ne veut point dire que je sois peu satisfait de ce que j’ai fait d’après lui ou que sa beauté soit telle que l’Art ne la puisse rendre. Il n’est rien que l’Art ne puisse rendre, et je sais fort bien que l’œuvre que j’ai faite depuis ma rencontre avec Dorian Gray est une belle œuvre, la meilleure de ma vie. Mais, d’une manière indécise et curieuse – je m’étonnerais que vous puissiez me comprendre – sa personne m’a suggéré une manière d’art entièrement nouvelle, un mode d’expression entièrement nouveau. Je vois les choses différemment ; je les pense différemment. Je puis maintenant vivre une existence qui m’était cachée auparavant. « Une forme rêvée en des jours de pensée » qui a dit cela ? Je ne m’en souviens plus ; mais c’est exactement ce que Dorian Gray m’a été. La simple présence visible de cet adolescent – car il ne me semble guère qu’un adolescent, bien qu’il ait plus de vingt ans – la simple présence visible de cet adolescent !... Ah ! je m’étonnerais que vous puissiez vous rendre compte de ce que cela signifie ! Inconsciemment, il définit pour moi les lignes d’une école nouvelle, d’une école qui unirait la passion de l’esprit romantique à la perfection de l’esprit grec. L’harmonie du corps et de l’âme, quel rêve !... Nous, dans notre aveuglement, nous avons séparé ces deux choses et avons inventé un réalisme qui est vulgaire, une idéalité qui est vide ! Harry ! Ah ! si vous pouviez savoir ce que m’est Dorian Gray !... Vous vous souvenez de ce paysage, pour lequel Agnew m’offrit une somme si considérable, mais dont je ne voulus me séparer. C’est une des meilleures choses que j’aie jamais faites. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, tandis que je le peignais, Dorian Gray était assis à côté de moi. Quelque subtile influence passa de lui en moi-même, et pour la première fois de ma vie, je surpris dans le paysage ce je ne sais quoi que j’avais toujours cherché... et toujours manqué.
– Basil, cela est stupéfiant ! Il faut que je voie ce Dorian Gray !...
Hallward se leva de son siège et marcha de long en large dans le jardin... Il revint un instant après...
– Harry, dit-il, Dorian Gray m’est simplement un motif d’art ; vous, vous ne verriez rien en lui ; moi, j’y vois tout. Il n’est jamais plus présent dans ma pensée que quand je ne vois rien de lui me le rappelant. Il est une suggestion comme je vous l’ai dit, d’une nouvelle manière. Je le trouve dans les courbes de certaines lignes, dans l’adorable et le subtil de certaines nuances. C’est tout.
– Alors, pourquoi ne voulez-vous point exposer son portrait, demanda de nouveau lord Henry.
– Parce que, sans le vouloir, j’ai mis dans cela quelque expression de toute cette étrange idolâtrie artistique dont je ne lui ai jamais parlé. Il n’en sait rien ; il l’ignorera toujours. Mais le monde peut la deviner, et je ne veux découvrir mon âme aux bas regards quêteurs ; mon cœur ne sera jamais mis sous un microscope... Il y a trop de moi-même dans cette chose, Harry, trop de moi-même !...
– Les poètes ne sont pas aussi scrupuleux que vous l’êtes ; Ils savent combien la passion utilement divulguée aide à la vente. Aujourd’hui un cœur brisé se tire à plusieurs éditions.
– Je les hais pour cela, clama Hallward... Un artiste doit créer de belles choses, mais ne doit rien mettre de lui-même en elles. Nous vivons dans un âge où les hommes ne voient l’art que sous un aspect autobiographique. Nous avons perdu le sens abstrait de la beauté. Quelque jour je montrerai au monde ce que c’est et pour cette raison le monde ne verra jamais mon portrait de Dorian Gray.
– Je pense que vous avez tort, Basil, mais je ne veux pas discuter avec vous. Je ne m’occupe que de la perte intellectuelle... Dites-moi, Dorian Gray vous aime-t-il ?...
Le peintre sembla réfléchir quelques instants.
– Il m’aime, répondit-il après une pause, je sais qu’il m’aime... Je le flatte beaucoup, cela se comprend. Je trouve un étrange plaisir à lui dire des choses que certes je serais désolé d’avoir dites. D’ordinaire, il est tout à fait charmant avec moi, et nous passons des journées dans l’atelier à parler de mille choses. De temps à autre, il est horriblement étourdi et semble trouver un réel plaisir à me faire de la peine. Je sens, Harry, que j’ai donné mon âme entière à un être qui la traite comme une fleur à mettre à son habit, comme un bout de ruban pour sa vanité, comme la parure d’un jour d’été...
– Les jours d’été sont bien longs, souffla lord Henry... Peut-être vous fatiguerez-vous de lui plutôt qu’il ne le voudra. C’est une triste chose à penser, mais on ne saurait douter que l’esprit dure plus longtemps que la beauté. Cela explique pourquoi nous prenons tant de peine à nous instruire. Nous avons besoin, pour la lutte effrayante de la vie, de quelque chose qui demeure, et nous nous emplissons l’esprit de ruines et de faits, dans l’espérance niaise de garder notre place. L’homme bien informé : voilà le moderne idéal... Le cerveau de cet homme bien informé est une chose étonnante. C’est comme la boutique d’un bric-à-brac, où l’on trouverait des monstres et... de la poussière, et toute chose cotée au-dessus de sa réelle valeur.
« Je pense que vous vous fatiguerez le premier, tout de même... Quelque jour, vous regarderez votre ami et il vous semblera que « ça n’est plus ça » ; vous n’aimerez plus son teint, ou toute autre chose... Vous le lui reprocherez au fond de vous-même et finirez par penser qu’il s’est mal conduit envers vous. Le jour suivant, vous serez parfaitement calme et indifférent. C’est regrettable, car cela vous changera... Ce que vous m’avez dit est tout à fait un roman, un roman d’art, l’appellerai-je, et le désolant de cette manière de roman est qu’il vous laisse un souvenir peu romanesque...
– Harry, ne parlez pas comme cela. Aussi longtemps que Dorian Gray existera, je serai dominé par sa personnalité. Vous ne pouvez sentir de la même façon que moi. Vous changez trop souvent.
– Eh mon cher Basil, c’est justement à cause de cela que je sens. Ceux qui sont fidèles connaissent seulement le côté trivial de l’amour ; c’est la trahison qui en connaît les tragédies.
Et lord Henry frottant une allumette sur une jolie boîte d’argent, commença à fumer avec la placidité d’une conscience tranquille et un air satisfait, comme s’il avait défini le monde en une phrase.
Un vol piaillant de passereaux s’abattit dans le vert profond des lierres... Comme une troupe d’hirondelles, l’ombre bleue des nuages passa sur le gazon... Quel charme s’émanait de ce jardin ! Combien, pensait lord Henry, étaient délicieuses les émotions des autres ! beaucoup plus délicieuses que leurs idées, lui semblait-il. Le soin de sa propre âme et les passions de ses amis, telles lui paraissaient être les choses notables de la vie. Il se représentait, en s’amusant à cette pensée, le lunch assommant que lui avait évité sa visite chez Hallward ; s’il était allé chez sa tante, il eût été sûr d’y rencontrer lord Goodbody, et la conversation entière aurait roulé sur l’entretien des pauvres, et la nécessité d’établir des maisons de secours modèles. Il aurait entendu chaque classe prêcher l’importance des différentes vertus, dont, bien entendu, l’exercice ne s’imposait point à elles-mêmes. Le riche aurait parlé sur la nécessité de l’épargne, et le fainéant éloquemment vaticiné sur la dignité du travail... Quel inappréciable bonheur d’avoir échappé à tout cela ! Soudain, comme il pensait à sa tante, une idée lui vint. Il se tourna vers Hallward...
– Mon cher ami, je me souviens.
– Vous vous souvenez de quoi, Harry ?
– Où j’entendis le nom de Dorian Gray.
– Où était-ce ? demanda Hallward, avec un léger froncement de sourcils...
– Ne me regardez pas d’un air si furieux, Basil... C’était chez ma tante, Lady Agathe. Elle me dit qu’elle avait fait la connaissance d’un « merveilleux jeune homme qui voulait bien l’accompagner dans le East End et qu’il s’appelait Dorian Gray ». Je puis assurer qu’elle ne me parla jamais de lui comme d’un beau jeune homme. Les femmes ne se rendent pas un compte exact de ce que peut être un beau jeune homme ; les braves femmes tout au moins... Elle me dit qu’il était très sérieux et qu’il avait un bon caractère. Je m’étais du coup représenté un individu avec des lunettes et des cheveux plats, des taches de rousseur, se dandinant sur d’énormes pieds... J’aurais aimé savoir que c’était votre ami.
– Je suis heureux que vous ne l’ayez point su.
– Et pourquoi ?
– Je ne désire pas que vous le connaissiez.
– Vous ne désirez pas que je le connaisse ?...
– Non...
– Mr Dorian Gray est dans l’atelier, monsieur, dit le majordome en entrant dans le jardin.
– Vous allez bien être forcé de me le présenter, maintenant, s’écria en riant lord Henry.
Le peintre se tourna vers le serviteur qui restait au soleil, les yeux clignotants :
– Dites à Mr Gray d’attendre, Parker ; je suis à lui dans un moment.
L’homme s’inclina et retourna sur ses pas.
Hallward regarda lord Henry...
– Dorian Gray est mon plus cher ami, dit-il. C’est une simple et belle nature. Votre tante a eu parfaitement raison de dire de lui ce que vous m’avez rapporté... Ne me le gâtez pas ; n’essayez point de l’influencer ; votre influence lui serait pernicieuse. Le monde est grand et ne manque pas de gens intéressants. Ne m’enlevez pas la seule personne qui donne à mon art le charme qu’il peut posséder ; ma vie d’artiste dépend de lui. Faites attention, Harry, je vous en conjure...
Il parlait à voix basse et les mots semblaient jaillir de ses lèvres malgré sa volonté...
– Quelle bêtise me dites-vous, dit lord Henry souriant, et prenant Hallward par le bras, il le conduisit presque malgré lui dans la maison.
Chapitre II
En entrant, ils aperçurent Dorian Gray. Il était assis au piano, leur tournant le dos, feuilletant les pages d’un volume des « Scènes de la Forêt » de Schumann.
– Vous allez me les prêter, Basil, cria-t-il... Il faut que je les apprenne. C’est tout à fait charmant.
– Cela dépend comment vous poserez aujourd’hui, Dorian...
– Oh ! Je suis fatigué de poser, et je n’ai pas besoin d’un portrait grandeur naturelle, riposta l’adolescent en évoluant sur le tabouret du piano d’une manière pétulante et volontaire...
Une légère rougeur colora ses joues quand il aperçut lord Henry, et il s’arrêta court...
– Je vous demande pardon, Basil, mais je ne savais pas que vous étiez avec quelqu’un...
– C’est lord Henry Wotton, Dorian, un de mes vieux amis d’Oxford. Je lui disais justement quel admirable modèle vous étiez, et vous venez de tout gâter...
– Mais mon plaisir n’est pas gâté de vous rencontrer, Mr Gray, dit lord Henry en s’avançant et lui tendant la main. Ma tante m’a parlé souvent de vous. Vous êtes un de ses favoris, et, je le crains, peut-être aussi... une de ses victimes...
– Hélas ! Je suis à présent dans ses mauvais papiers, répliqua Dorian avec une moue drôle de repentir. Mardi dernier, je lui avais promis de l’accompagner à un club de Whitechapel et j’ai parfaitement oublié ma promesse. Nous devions jouer ensemble un duo... ; un duo, trois duos, plutôt !... Je ne sais pas ce qu’elle va me dire ; je suis épouvanté à la seule pensée d’aller la voir.
– Oh ! Je vous raccommoderai avec ma tante. Elle vous est toute dévouée, et je ne crois pas qu’il y ait réellement matière à fâcherie. L’auditoire comptait sur un duo ; quant ma tante Agathe se met au piano, elle fait du bruit pour deux...
– C’est méchant pour elle... et pas très gentil pour moi, dit Dorian en éclatant de rire...
Lord Henry l’observait... Certes, il était merveilleusement beau avec ses lèvres écarlates finement dessinées, ses clairs yeux bleus, sa chevelure aux boucles dorées. Tout dans sa face attirait la confiance ; on y trouvait la candeur de la jeunesse jointe à la pureté ardente de l’adolescence. On sentait que le monde ne l’avait pas encore souillé. Comment s’étonner que Basil Hallward l’estimât pareillement ?...
– Vous êtes vraiment trop charmant pour vous occuper de philanthropie, Mr Gray, trop charmant...
Et lord Henry, s’étendant sur le divan, ouvrit son étui à cigarettes.
Le peintre s’occupait fiévreusement de préparer sa palette et ses pinceaux... Il avait l’air ennuyé ; quand il entendit la dernière remarque de lord Henry il le fixa... Il hésita un moment, puis se décidant :
– Harry, dit-il, j’ai besoin de finir ce portrait aujourd’hui. M’en voudriez-vous si je vous demandais de partir... ?
Lord Henry sourit et regarda Dorian Gray.
– Dois-je m’en aller, Mr Gray ? interrogea-t-il.
– Oh ! non, je vous en prie, lord Henry. Je vois que Basil est dans de mauvaises dispositions et je ne puis le supporter quand il fait la tête... D’abord, j’ai besoin de vous demander pourquoi je ne devrais pas m’occuper de philanthropie.
– Je ne sais ce que je dois vous répondre, Mr Gray. C’est un sujet si assommant qu’on ne peut en parler que sérieusement... Mais je ne m’en irai certainement pas, puisque vous me demandez de rester. Vous ne tenez pas absolument à ce que je m’en aille, Basil, n’est-ce pas ? Ne m’avez-vous dit souvent que vous aimiez avoir quelqu’un pour bavarder avec vos modèles ?
Hallward se mordit les lèvres...
– Puisque Dorian le désire, vous pouvez rester. Ses caprices sont des lois pour chacun, excepté pour lui.
Lord Henry prit son chapeau et ses gants.
– Vous êtes trop bon, Basil, mais je dois m’en aller. J’ai un rendez-vous avec quelqu’un à l’« Orléans » ... adieu, Mr Gray. Venez me voir une de ces après-midi à Curzon Street. Je suis presque toujours chez moi vers cinq heures. Écrivez-moi quand vous viendrez : je serais désolé de ne pas vous rencontrer.
– Basil, s’écria Dorian Gray, si lord Henry Wotton s’en va, je m’en vais aussi. Vous n’ouvrez jamais la bouche quand vous peignez et c’est horriblement ennuyeux de rester planté sur une plate-forme et d’avoir l’air aimable. Demandez-lui de rester. J’insiste pour qu’il reste.
– Restez donc, Harry, pour satisfaire Dorian et pour me satisfaire, dit Hallward regardant attentivement le tableau. C’est vrai, d’ailleurs, je ne parle jamais quand je travaille, et n’écoute davantage, et je comprends que ce soit agaçant pour mes infortunés modèles. Je vous prie de rester.
– Mais que va penser la personne qui m’attend à l’« Orléans » ?
Le peintre se mit à rire.
– Je pense que cela s’arrangera tout seul... Asseyez-vous, Harry... Et maintenant, Dorian, montez sur la plate-forme ; ne bougez pas trop et tâchez de n’apporter aucune attention à ce que vous dira lord Henry. Son influence est mauvaise pour tout le monde, sauf pour lui-même...
Dorian Gray gravit la plate-forme avec l’air d’un jeune martyr grec, en faisant une petite moue de mécontentement à lord Henry qu’il avait déjà pris en affection ; il était si différent de Basil, tous deux ils formaient un délicieux contraste... et lord Henry avait une voix si belle... Au bout de quelques instants, il lui dit :
– Est-ce vrai que votre influence soit aussi mauvaise que Basil veut bien le dire ?
– J’ignore ce que les gens entendent par une bonne influence, Mr Gray. Toute influence est immorale... immorale, au point de vue scientifique...
– Et pourquoi ?
– Parce que je considère qu’influencer une personne, c’est lui donner un peu de sa propre âme. Elle ne pense plus avec ses pensées naturelles, elle ne brûle plus avec ses passions naturelles. Ses vertus ne sont plus siennes. Ses péchés, s’il y a quelque chose de semblable à des péchés, sont empruntés. Elle devient l’écho d’une musique étrangère, l’acteur d’une pièce qui ne fut point écrite pour elle. Le but de la vie est le développement de la personnalité. Réaliser sa propre nature : c’est ce que nous tâchons tous de faire. Les hommes sont effrayés d’eux-mêmes aujourd’hui. Ils ont oublié le plus haut de tous les devoirs, le devoir que l’on se doit à soi-même. Naturellement ils sont charitables. Ils nourrissent le pauvre et vêtent le loqueteux ; mais ils laissent crever de faim leurs âmes et vont nus. Le courage nous a quittés ; peut-être n’en eûmes-nous jamais ! La terreur de la Société, qui est la base de toute morale, la terreur de Dieu, qui est le secret de la religion : voilà les deux choses qui nous gouvernent. Et encore...
– Tournez votre tête un peu plus à droite, Dorian, comme un bon petit garçon, dit le peintre enfoncé dans son œuvre, venant de surprendre dans la physionomie de l’adolescent un air qu’il ne lui avait jamais vu.
– Et encore, continua la voix musicale de lord Henry sur un mode bas, avec cette gracieuse flexion de la main qui lui était particulièrement caractéristique et qu’il avait déjà au collège d’Eton, je crois que si un homme voulait vivre sa vie pleinement et complètement, voulait donner une forme à chaque sentiment, une expression à chaque pensée, une réalité à chaque rêve, je crois que le monde subirait une telle poussée nouvelle de joie que nous en oublierions toutes les maladies médiévales pour nous en retourner vers l’idéal grec, peut-être même à quelque chose de plus beau, de plus riche que cet idéal ! Mais le plus brave d’entre nous est épouvanté de lui-même. Le reniement de nos vies est tragiquement semblable à la mutilation des fanatiques. Nous sommes punis pour nos refus. Chaque impulsion que nous essayons d’anéantir, germe en nous et nous empoisonne. Le corps pèche d’abord, et se satisfait avec son péché, car l’action est un mode de purification. Rien ne nous reste que le souvenir d’un plaisir ou la volupté d’un regret. Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder. Essayez de lui résister, et votre âme aspire maladivement aux choses qu’elle s’est défendues ; avec, en plus, le désir pour ce que des lois monstrueuses ont fait illégal et monstrueux.
« Ceci a été dit que les grands événements du monde prennent place dans la cervelle. C’est dans la cervelle, et là, seulement, que prennent aussi place les grands péchés du monde. Vous, Mr Gray, vous-même avec votre jeunesse rose-rouge, et votre enfance rose-blanche, vous avez eu des passions qui vous ont effrayé, des pensées qui vous rempli de terreur, des jours de rêve et des nuits de rêve dont le simple rappel colorerait de honte vos joues...
– Arrêtez, dit Dorian Gray hésitant, arrêtez ! vous m’embarrassez. Je ne sais que vous répondre. J’ai une réponse à vous faire que je ne puis trouver. Ne parlez pas ! Laissez-moi penser ! Par grâce ! Laissez-moi essayer de penser !
Pendant presque dix minutes, il demeura sans faire un mouvement, les lèvres entr’ouvertes et les yeux étrangement brillants. Il semblait avoir obscurément conscience que le travaillaient des influences tout à fait nouvelles, mais elles lui paraissaient venir entièrement de lui-même. Les quelques mots que l’ami de Basil lui avait dits – mots dits sans doute par hasard et chargés de paradoxes voulus – avaient touché quelque corde secrète qui n’avait jamais été touchée auparavant mais qu’il sentait maintenant palpitante et vibrante en lui.
La musique l’avait ainsi remué déjà ; elle l’avait troublé bien des fois. Ce n’est pas un nouveau monde, mais bien plutôt un nouveau chaos qu’elle crée en nous...
Les mots ! Les simples mots ! Combien ils sont terribles ! Combien limpides, éclatants ou cruels ! On voudrait leur échapper. Quelle subtile magie est donc en eux ?... On dirait qu’ils donnent une forme plastique aux choses informes, et qu’ils ont une musique propre à eux-mêmes aussi douce que celle du luth ou du violon ! Les simples mots ! Est-il quelque chose de plus réel que les mots ?
Oui, il y avait eu des choses dans son enfance qu’il n’avait point comprises ; il les comprenait maintenant. La vie lui apparut soudain ardemment colorée. Il pensa qu’il avait jusqu’alors marché à travers les flammes ! Pourquoi ne s’était-il jamais douté de cela ?
Lord Henry le guettait, son mystérieux sourire aux lèvres. Il connaissait le moment psychologique du silence... Il se sentait vivement intéressé. Il s’étonnait de l’impression subite que ses paroles avaient produite ; se souvenant d’un livre qu’il avait lu quand il avait seize ans et qui lui avait révélé ce qu’il avait toujours ignoré, il s’émerveilla de voir Dorian Gray passer par une semblable expérience. Il avait simplement lancé une flèche en l’air. Avait-elle touché le but ?... Ce garçon était vraiment intéressant.
Hallward peignait avec cette remarquable sûreté de main, qui le caractérisait ; il possédait cette élégance, cette délicatesse parfaite qui, en art, proviennent toujours de la vraie force. Il ne faisait pas attention au long silence planant dans l’atelier.
– Basil, je suis fatigué de poser, cria tout à coup Dorian Gray. J’ai besoin de sortir et d’aller dans le jardin. L’air ici est suffocant...
– Mon cher ami, j’en suis désolé. Mais quand je peins, je ne pense à rien autre chose. Vous n’avez jamais mieux posé. Vous étiez parfaitement immobile, et j’ai saisi l’effet que je cherchais : les lèvres demi-ouvertes et l’éclair des yeux... Je ne sais pas ce que Harry a pu vous dire, mais c’est à lui certainement que vous devez cette merveilleuse expression. Je suppose qu’il vous a complimenté. Il ne faut pas croire un mot de ce qu’il dit.
– Il ne m’a certainement pas complimenté. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je ne veux rien croire de ce qu’il m’a raconté.
– Bah !... Vous savez bien que vous croyez tout ce que je vous ai dit, riposta Lord Henry, le regardant avec ses yeux langoureux et rêveurs. Je vous accompagnerai au jardin. Il fait une chaleur impossible dans cet atelier... Basil, faites-nous donc servir quelque chose de glacé, une boisson quelconque aux fraises.
– Comme il vous conviendra, Harry... Sonnez Parker ; quand il viendra, je lui dirai ce que vous désirez... J’ai encore à travailler le fond du portrait, je vous rejoindrai bientôt. Ne me gardez pas Dorian trop longtemps. Je n’ai jamais été pareillement disposé à peindre. Ce sera sûrement mon chef-d’œuvre... et ce l’est déjà.
Lord Henry, en pénétrant dans le jardin, trouva Dorian Gray la face ensevelie dans un frais bouquet de lilas en aspirant ardemment le parfum comme un vin précieux... Il s’approcha de lui et mit la main sur son épaule...
– Très bien, lui dit-il ; rien ne peut mieux guérir l’âme que les sens, comme rien ne saurait mieux que l’âme guérir les sens.
L’adolescent tressaillit et se retourna... Il était tête nue, et les feuilles avaient dérangé ses boucles rebelles, emmêlé leurs fils dorés. Dans ses yeux nageait comme de la crainte, cette crainte que l’on trouve dans les yeux des gens éveillés en sursaut... Ses narines finement dessinées palpitaient, et quelque trouble caché aviva le carmin de ses lèvres frissonnantes.
– Oui, continua lord Henry, c’est un des grands secrets de la vie, guérir l’âme au moyen des sens, et les sens au moyen de l’âme. Vous êtes une admirable créature. Vous savez plus que vous ne pensez savoir, tout ainsi que vous pensez connaître moins que vous ne connaissez.
Dorian Gray prit un air chagrin et tourna la tête. Certes, il ne pouvait s’empêcher d’aimer le beau et gracieux jeune homme qu’il avait en face de lui. Sa figure olivâtre et romanesque, à l’expression fatiguée, l’intéressait. Il y avait quelque chose d’absolument fascinant dans sa voix languide et basse. Ses mains mêmes, ses mains fraîches et blanches, pareilles à des fleurs, possédaient un charme curieux. Ainsi que sa voix elles semblaient musicales, elles semblaient avoir un langage à elles. Il lui faisait peur, et il était honteux d’avoir peur... Il avait fallu que cet étranger vint pour le révéler à lui-même. Depuis des mois, il connaissait Basil Hallward et son amitié ne l’avait pas changé ; quelqu’un avait passé dans son existence qui lui avait découvert le mystère de la vie. Qu’y avait-il donc qui l’effrayait ainsi. Il n’était ni une petite fille, ni un collégien ; c’était ridicule, vraiment...
– Allons nous asseoir à l’ombre, dit lord Henry. Parker nous a servi à boire, et si vous restez plus longtemps au soleil vous pourriez vous abîmer le teint et Basil ne voudrait plus vous peindre. Ne risquez pas d’attraper un coup de soleil, ce ne serait pas le moment.
– Qu’est-ce que cela peut faire, s’écria Dorian Gray en riant comme il s’asseyait au fond du jardin.
– C’est pour vous de toute importance, Mr Gray.
– Tiens, et pourquoi ?
– Parce que vous possédez une admirable jeunesse et que la jeunesse est la seule chose désirable.
– Je ne m’en soucie pas.
– Vous ne vous en souciez pas... maintenant. Un jour viendra, quand vous serez vieux, ridé, laid, quand la pensée aura marqué votre front de sa griffe, et la passion flétri vos lèvres de stigmates hideux, un jour viendra, dis-je, où vous vous en soucierez amèrement. Où que vous alliez actuellement, vous charmez. En sera-t-il toujours ainsi ? Vous avez une figure adorablement belle, Mr Gray... Ne vous fâchez point, vous l’avez... Et la Beauté est une des formes du Génie, la plus haute même, car elle n’a pas besoin d’être expliquée ; c’est un des faits absolus du monde, comme le soleil, le printemps, ou le reflet dans les eaux sombres de cette coquille d’argent que nous appelons la lune ; cela ne peut être discuté ; c’est une souveraineté de droit divin, elle fait des princes de ceux qui la possèdent... vous souriez ?... Ah ! vous ne sourirez plus quand vous l’aurez perdue... On dit parfois que la beauté n’est que superficielle, cela peut être, mais tout au moins elle est moins superficielle que la Pensée. Pour moi, la Beauté est la merveille des merveilles. Il n’y a que les gens bornés qui ne jugent pas sur l’apparence. Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible... Oui, Mr Gray, les Dieux vous furent bons. Mais ce que les Dieux donnent, ils le reprennent vite. Vous n’avez que peu d’années à vivre réellement, parfaitement, pleinement ; votre beauté s’évanouira avec votre jeunesse, et vous découvrirez tout à coup qu’il n’est plus de triomphes pour vous et qu’il vous faudra vivre désormais sur ces menus triomphes que la mémoire du passé rendra plus amers que des défaites. Chaque mois vécu vous approche de quelque chose de terrible. Le temps est jaloux de vous, et guerroie contre vos lys et vos roses.
« Vous blêmirez, vos joues se creuseront et vos regards se faneront. Vous souffrirez horriblement... Ah ! réalisez votre jeunesse pendant que vous l’avez !...
« Ne gaspillez pas l’or de vos jours, en écoutant les sots essayant d’arrêter l’inéluctable défaite et gardez-vous de l’ignorant, du commun et du vulgaire... C’est le but maladif, l’idéal faux de notre âge. Vivez ! vivez la merveilleuse vie qui est en vous ! N’en laissez rien perdre ! Cherchez de nouvelles sensations, toujours ! Que rien ne vous effraie... Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle demande. Vous pouvez en être le tangible symbole. Il n’est rien avec votre personnalité que vous ne puissiez faire. Le monde vous appartient pour un temps !
« Alors que je vous rencontrai, je vis que vous n’aviez point conscience de ce que vous étiez, de ce que vous pouviez être... Il y avait en vous quelque chose de si particulièrement attirant que je sentis qu’il me fallait vous révéler à vous-même, dans la crainte tragique de vous voir vous gâcher... car votre jeunesse a si peu de temps à vivre... si peu !... Les fleurs se dessèchent, mais elles refleurissent... Cet aubour sera aussi florissant au mois de juin de l’année prochaine qu’il l’est à présent. Dans un mois, cette clématite portera des fleurs pourprées, et d’année en année, ses fleurs de pourpre illumineront le vert de ses feuilles... Mais nous, nous ne revivrons jamais notre jeunesse. Le pouls de la joie qui bat en nous à vingt ans, va s’affaiblissant, nos membres se fatiguent et s’alourdissent nos sens !... Tous, nous deviendrons d’odieux polichinelles, hantés par la mémoire de ce dont nous fûmes effrayés, par les exquises tentations que nous n’avons pas eu le courage de satisfaire... Jeunesse ! Jeunesse ! Rien n’est au monde que la jeunesse !...
Les yeux grands ouverts, Dorian Gray écoutait, s’émerveillant... La branche de lilas tomba de sa main à terre. Une abeille se précipita, tourna autour un moment, bourdonnante, et ce fut un frisson général des globes étoilés des mignonnes fleurs. Il regardait cela avec cet étrange intérêt que nous prenons aux choses menues quand nous sommes préoccupés de problèmes qui nous effraient, quand nous sommes ennuyés par une nouvelle sensation pour laquelle nous ne pouvons trouver d’expression, ou terrifiés par une obsédante pensée à qui nous nous sentons forcés de céder... Bientôt l’abeille prit son vol. Il l’aperçut se posant sur le calice tacheté d’un convolvulus tyrien. La fleur s’inclina et se balança dans le vide, doucement...
Soudain, le peintre apparut à la porte de l’atelier et leur fit des signes réitérés... Ils se tournèrent l’un vers l’autre en souriant...
– Je vous attends. Rentrez donc. La lumière est très bonne en ce moment et vous pouvez apporter vos boissons.
Ils se levèrent et paresseusement, marchèrent le long du mur. Deux papillons verts et blancs voltigeaient devant eux, et dans un poirier situé au coin du mur, une grive se mit à chanter.
– Vous êtes content, Mr Gray, de m’avoir rencontré ?... demanda lord Henry le regardant.
– Oui, j’en suis content, maintenant ; j’imagine que je le serai toujours !...
– Toujours !... C’est un mot terrible qui me fait frémir quand je l’entends : les femmes l’emploient tellement. Elles abîment tous les romans en essayant de les faire s’éterniser. C’est un mot sans signification, désormais. La seule différence qui existe entre un caprice et une éternelle passion est que le caprice... dure plus longtemps...
Comme ils entraient dans l’atelier, Dorian Gray mit sa main sur le bras de lord Harry :
– Dans ce cas, que notre amitié ne soit qu’un caprice, murmura-t-il, rougissant de sa propre audace...
Il monta sur la plate-forme et reprit sa pose...
Lord Harry s’était étendu dans un large fauteuil d’osier et l’observait... Le va et vient du pinceau sur la toile et les allées et venues de Hallward se reculant pour juger de l’effet, brisaient seuls le silence... Dans les rayons obliques venant de la porte entr’ouverte, une poussière dorée dansait. La senteur lourde des roses semblait peser sur toute chose.
Au bout d’un quart d’heure, Hallward s’arrêta de travailler, en regardant alternativement longtemps Dorian Gray et le portrait, mordillant le bout de l’un de ses gros pinceaux, les sourcils crispés...
– Fini ! cria-t-il, et se baissant, il écrivit son nom en hautes lettres de vermillon sur le coin gauche de la toile.
Lord Henry vint regarder le tableau. C’était une admirable œuvre d’art d’une ressemblance merveilleuse.
– Mon cher ami, permettez-moi de vous féliciter chaudement, dit-il. C’est le plus beau portrait des temps modernes. Mr Gray, venez-vous regarder.
L’adolescent tressaillit comme éveillé de quelque rêve.
– Est-ce réellement fini ? murmura-t-il en descendant de la plate-forme.
– Tout à fait fini, dit le peintre. Et vous avez aujourd’hui posé comme un ange. Je vous suis on ne peut plus obligé.
– Cela m’est entièrement dû, reprit lord Henry. N’est-ce pas, Mr Gray ?
Dorian ne répondit pas ; il arriva nonchalamment vers son portrait et se tourna vers lui... Quand il l’aperçut, il sursauta et ses joues rougirent un moment de plaisir. Un éclair de joie passa dans ses yeux, car il se reconnut pour la première fois. Il demeura quelque temps immobile, admirant, se doutant que Hallward lui parlait, sans comprendre la signification de ses paroles. Le sens de sa propre beauté surgit en lui comme une révélation. Il ne l’avait jusqu’alors jamais perçu. Les compliments de Basil Hallward lui avait semblé être simplement des exagérations charmantes d’amitié. Il les avait écoutés en riant, et vite oubliés... son caractère n’avait point été influencé par eux. Lord Henry Wotton était venu avec son étrange panégyrique de la jeunesse, l’avertissement terrible de sa brièveté. Il en avait été frappé à point nommé, et à présent, en face de l’ombre de sa propre beauté, il en sentait la pleine réalité s’épandre en lui.
Oui, un jour viendrait où sa face serait ridée et plissée, ses yeux creusés et sans couleur, la grâce de sa figure brisée et déformée. L’écarlate de ses lèvres passerait, comme se ternirait l’or de sa chevelure. La vie qui devait façonner son âme abîmerait son corps ; il deviendrait horrible, hideux, baroque...
Comme il pensait à tout cela, une sensation aiguë de douleur le traversa comme une dague, et fit frissonner chacune des délicates fibres de son être...
L’améthyste de ses yeux se fonça ; un brouillard de larmes les obscurcit... Il sentit qu’une main de glace se posait sur son cœur...
– Aimez-vous cela, cria enfin Hallward, quelque peu étonné du silence de l’adolescent, qu’il ne comprenait pas...
– Naturellement, il l’aime, dit lord Henry. Pourquoi ne l’aimerait-il pas. C’est une des plus nobles choses de l’art contemporain. Je vous donnerai ce que vous voudrez pour cela. Il faut que je l’aie !...
– Ce n’est pas ma propriété, Harry.
– À qui est-ce donc alors ?
– À Dorian, pardieu ! répondit le peintre.
– Il est bien heureux...
– Quelle chose profondément triste, murmurait Dorian, les yeux encore fixés sur son portrait. Oh ! oui, profondément triste !... Je deviendrai vieux, horrible, affreux !... Mais cette peinture restera toujours jeune. Elle ne sera jamais plus vieille que ce jour même de juin... Ah ! si cela pouvait changer ; si c’était moi qui toujours devais rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !... Pour cela, pour cela je donnerais tout !... Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais... Mon âme, même !...
– Vous trouveriez difficilement un pareil arrangement, cria lord Henry, en éclatant de rire...
– Eh ! eh ! je m’y opposerais d’ailleurs, dit le peintre.
Dorian Gray se tourna vers lui.
– Je le crois, Basil... Vous aimez votre art mieux que vos amis. Je ne vous suis ni plus ni moins qu’une de vos figures de bronze vert. À peine autant, plutôt...
Le peintre le regarda avec étonnement. Il était si peu habitué à entendre Dorian s’exprimer ainsi. Qu’était il donc arrivé ? C’est vrai qu’il semblait désolé ; sa face était toute rouge et ses joues allumées.
– Oui, continua-t-il. Je vous suis moins que votre Hermès d’ivoire ou que votre Faune d’argent. Vous les aimerez toujours, eux. Combien de temps m’aimerez-vous ? Jusqu’à ma première ride, sans doute... Je sais maintenant que quand on perd ses charmes, quels qu’ils puissent être, on perd tout. Votre œuvre m’a appris cela ! Oui, lord Henry Wotton a raison tout à fait. La jeunesse est la seule chose qui vaille. Quand je m’apercevrai que je vieillis, je me tuerai !
Hallward pâlit et prit sa main.
– Dorian ! Dorian, cria-t-il, ne parlez pas ainsi ! Je n’eus jamais un ami tel que vous et jamais je n’en aurai un autre ! Vous ne pouvez être jaloux des choses matérielles, n’est-ce pas ? N’êtes-vous pas plus beau qu’aucune d’elles ?
– Je suis jaloux de toute chose dont la beauté ne meurt pas. Je suis jaloux de mon portrait !... Pourquoi gardera-t-il ce que moi je perdrai. Chaque moment qui passe me prend quelque chose, et embellit ceci. Oh ! si cela pouvait changer ! Si ce portrait pouvait vieillir ! Si je pouvais rester tel que je suis !... Pourquoi avez-vous peint cela ? Quelle ironie, un jour ! Quelle terrible ironie !
Des larmes brûlantes emplissaient ses yeux... Il se tordait les mains. Soudain il se précipita sur le divan et ensevelit sa face dans les coussins, à genoux comme s’il priait...
– Voilà votre œuvre, Harry, dit le peintre amèrement.
Lord Henry leva les épaules.
– Voilà le vrai Dorian Gray vous voulez dire !...
– Ce n’est pas...
– Si ce n’est pas, comment cela me regarde-t-il alors ?...
– Vous auriez dû vous en aller quand je vous le demandais, souffla-t-il.
– Je suis resté parce que vous me l’avez demandé, riposta lord Henry.
– Harry, je ne veux pas me quereller maintenant avec mes deux meilleurs amis, mais par votre faute à tous les deux, vous me faites détester ce que j’ai jamais fait de mieux et je vais l’anéantir. Qu’est-ce après tout qu’une toile et des couleurs ? Je ne veux point que ceci puisse abîmer nos trois vies.
Dorian Gray leva sa tête dorée de l’amas des coussins et, sa face pâle baignée de larmes, il regarda le peintre marchant vers une table située sous les grands rideaux de la fenêtre. Qu’allait-il faire ? Ses doigts, parmi le fouillis des tubes d’étain et des pinceaux secs, cherchaient quelque chose... Cette lame mince d’acier flexible, le couteau à palette... Il l’avait trouvée ! Il allait anéantir la toile...
Suffoquant de sanglots, le jeune homme bondit du divan, et se précipitant vers Hallward, arracha le couteau de sa main, et le lança à l’autre bout de l’atelier.
– Basil, je vous en prie !... Ce serait un meurtre !
– Je suis charmé de vous voir apprécier enfin mon œuvre, dit le peintre froidement, en reprenant son calme. Je n’aurais jamais attendu cela de vous...
– L’apprécier ?... Je l’adore, Basil. Je sens que c’est un peu de moi-même.
– Alors bien ! Aussitôt que « vous » serez sec, « vous » serez verni, encadré, et expédié chez « vous ». Alors, vous ferez ce que vous jugerez bon de « vous-même ».
Il traversa la chambre et sonna pour le thé.
– Vous voulez du thé, Dorian ? Et vous aussi, Harry ? ou bien présentez-vous quelque objection à ces plaisirs simples.
– J’adore les plaisirs simples, dit lord Henry. Ce sont les derniers refuges des êtres complexes. Mais je n’aime pas les... scènes, excepté sur les planches. Quels drôles de corps vous êtes, tous deux ! Je m’étonne qu’on ait défini l’homme un animal raisonnable ; pour prématurée, cette définition l’est. L’homme est bien des choses, mais il n’est pas raisonnable... Je suis charmé qu’il ne le soit pas après tout... Je désire surtout que vous ne vous querelliez pas à propos de ce portrait ; tenez Basil, vous auriez mieux fait de me l’abandonner. Ce méchant garçon n’en a pas aussi réellement besoin que moi...
– Si vous le donniez à un autre qu’à moi, Basil, je ne vous le pardonnerais jamais, s’écria Dorian Gray ; et je ne permets à personne de m’appeler un méchant garçon...
– Vous savez que ce tableau vous appartient, Dorian. Je vous le donnai avant qu’il ne fût fait.
– Et vous savez aussi que vous avez été un petit peu méchant, Mr Gray, et que vous ne pouvez vous révolter quand on vous fait souvenir que vous êtes extrêmement jeune.
– Je me serais carrément révolté ce matin, lord Henry.
– Ah ! ce matin !... Vous avez vécu depuis...
On frappa à la porte, et le majordome entra portant un service à thé qu’il disposa sur une petite table japonaise. Il y eut un bruit de tasses et de soucoupes et la chanson d’une bouillotte cannelée de Géorgie... Deux plats chinois en forme de globe furent apportés par un valet. Dorian Gray se leva et servit le thé. Les deux hommes s’acheminèrent paresseusement vers la table, et examinèrent ce qui était sous les couvercles des plats.
– Allons au théâtre ce soir, dit lord Henry. Il doit y avoir du nouveau quelque part.
– J’ai promis de dîner chez White, mais comme c’est un vieil ami, je puis lui envoyer un télégramme pour lui dire que je suis indisposé, ou que je suis empêché de venir par suite d’un engagement postérieur. Je pense que cela serait plutôt une jolie excuse ; elle aurait tout le charme de la candeur.
– C’est assommant de passer un habit, ajouta Hallward ; et quand on l’a mis, on est parfaitement horrible.
– Oui, répondit lord Henry, rêveusement, le costume du XIXe siècle est détestable. C’est sombre, déprimant... Le péché est réellement le seul élément de quelque couleur dans la vie moderne.
– Vous ne devriez pas dire de telles choses devant Dorian, Henry.
– Devant quel Dorian ?... Celui qui nous verse du thé ou celui du portrait ?...
– Devant les deux.
– J’aimerais aller au théâtre avec vous, lord Henry, dit le jeune homme.
– Eh bien, venez, et vous aussi, n’est-ce pas, Basil.
– Je ne puis pas, vraiment... Je préfère rester, j’ai un tas de choses à faire.
– Bien donc ; vous et moi, Mr Gray, nous sortirons ensemble.
– Je le désire beaucoup...
Le peintre se mordit les lèvres et, la tasse à la main, il se dirigea vers le portrait.
– Je resterai avec le réel Dorian Gray, dit-il tristement.
– Est-ce là le réel Dorian Gray, cria l’original du portrait, s’avançant vers lui. Suis-je réellement comme cela ?
– Oui, vous êtes comme cela.
– C’est vraiment merveilleux, Basil.
– Au moins, vous l’êtes en apparence... Mais cela ne changera jamais, ajouta Hallward... C’est quelque chose.
– Voici bien des affaires à propos de fidélité ! s’écria lord Henry. Même en amour, c’est purement une question de tempérament, cela n’a rien à faire avec notre propre volonté. Les jeunes gens veulent être fidèles et ne le sont point ; les vieux veulent être infidèles et ne le peuvent ; voilà tout ce qu’on en sait.
– N’allez pas au théâtre ce soir, Dorian, dit Hallward... Restez dîner avec moi.
– Je ne le puis, Basil.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai promis à lord Henry Wotton d’aller avec lui.
– Il ne vous en voudra pas beaucoup de manquer à votre parole ; il manque assez souvent à la sienne. Je vous demande de n’y pas aller.
Dorian Gray se mit à rire en secouant la tête...
– Je vous en conjure...
Le jeune homme hésitait, et jeta un regard vers lord Henry qui les guettait de la table où il prenait le thé, avec un sourire amusé.
– Je veux sortir, Basil, décida-t-il.
– Très bien, répartit Hallward, et il alla remettre sa tasse sur le plateau. Il est tard, et comme vous devez vous habiller, vous feriez bien de ne pas perdre de temps. Au revoir, Harry. Au revoir, Dorian. Venez me voir bientôt, demain si possible.
– Certainement...
– Vous n’oublierez pas...
– Naturellement...
– Et... Harry ?
– Moi non plus, Basil.
– Souvenez-vous de ce que je vous ai demandé, quand nous étions dans le jardin ce matin...
– Je l’ai oublié...
– Je compte sur vous.
– Je voudrais bien pouvoir compter sur moi-même, dit en riant lord Henry... Venez, Mr Gray, mon cabriolet est en bas et je vous déposerai chez vous. Adieu, Basil ! Merci pour votre charmante après-midi.
Comme la porte se fermait derrière eux, le peintre s’écroula sur un sofa, et une expression de douleur se peignit sur sa face.
Chapitre III
Le lendemain, à midi et demi, lord Henry Wotton se dirigeait de Curzon Street vers Albany pour aller voir son oncle, lord Fermor, un vieux garçon bon vivant, quoique de rudes manières, qualifié d’égoïste par les étrangers qui n’en pouvaient rien tirer, mais considéré comme généreux par la Société, car il nourrissait ceux qui savaient l’amuser. Son père avait été notre ambassadeur à Madrid, au temps où la reine Isabelle était jeune et Prim inconnu. Mais il avait quitté la diplomatie par un caprice, dans un moment de contrariété venu de ce qu’on ne lui offrit point l’ambassade de Paris, poste pour lequel il se considérait comme particulièrement désigné en raison de sa naissance, de son indolence, du bon anglais de ses dépêches et de sa passion peu ordinaire pour le plaisir. Le fils, qui avait été le secrétaire de son père, avait démissionné en même temps que celui-ci, un peu légèrement avait-on pensé alors, et quelques mois après être devenu chef de sa maison il se mettait sérieusement à l’étude de l’art très aristocratique de ne faire absolument rien. Il possédait deux grandes maisons en ville, mais préférait vivre à l’hôtel pour avoir moins d’embarras, et prenait la plupart de ses repas au club. Il s’occupait de l’exploitation de ses mines de charbon des comtés du centre, mais il s’excusait de cette teinte d’industrialisme en disant que le fait de posséder du charbon avait pour avantage de permettre à un gentleman de brûler décemment du bois dans sa propre cheminée. En politique, il était Tory, excepté lorsque les Tories étaient au pouvoir ; à ces moments-là, il ne manquait jamais de les accuser d’être un « tas de radicaux ». Il était un héros pour son domestique qui le tyrannisait, et la terreur de ses amis qu’il tyrannisait à son tour. L’Angleterre seule avait pu produire un tel homme, et il disait toujours que le pays « allait aux chiens ». Ses principes étaient démodés, mais il y avait beaucoup à dire en faveur de ses préjugés.
Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle, assis, habillé d’un épais veston de chasse, fumant un cigare et grommelant sur un numéro du Times.
– Eh bien ! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous amène de si bonne heure ? Je croyais que vous autres dandies n’étiez jamais levés avant deux heures, et visibles avant cinq.
– Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j’ai besoin de vous demander quelque chose.
– De l’argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la grimace. Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s’agit. Les jeunes gens, aujourd’hui, s’imaginent que l’argent est tout.
– Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus ; et quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n’ai pas besoin d’argent. Il n’y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Le crédit est le capital d’un jeune homme et on en vit d’une façon charmante. De plus, j’ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils ne m’inquiètent jamais. J’ai besoin d’un renseignement, non pas d’un renseignement utile bien sûr, mais d’un renseignement inutile.
– Bien ! je puis vous dire tout ce que contient un Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd’hui tous ces gens-là n’écrivent que des bêtises. Quand j’étais diplomate, les choses allaient bien mieux. Mais j’ai entendu dire qu’on les choisissait aujourd’hui après des examens. Que voulez-vous ? Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d’un bout à l’autre. Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et s’il n’est pas un gentleman, tout ce qu’il apprendra sera mauvais pour lui !
– Mr Dorian Gray n’appartient pas au Livre-Bleu, oncle Georges, dit lord Henry, languide.
– Mr Dorian Gray ? Qui est-ce ? demanda lord Fermor en fronçant ses sourcils blancs et broussailleux.
– Voilà ce que je viens apprendre, oncle Georges. Ou plutôt, je sais qui il est. C’est le dernier petit-fils de lord Kelso. Sa mère était une Devereux, Lady Margaret Devereux ; je voudrais que vous me parliez de sa mère. Comment était elle ? à qui fut-elle mariée ? Vous avez connu presque tout le monde dans votre temps, aussi pourriez-vous l’avoir connue. Je m’intéresse beaucoup à Mr Gray en ce moment. Je viens seulement de faire sa connaissance.
– Le petit-fils de Kelso ! répéta le vieux gentleman. Le petit-fils de Kelso... bien sûr... j’ai connu intimement sa mère. Je crois bien que j’étais à son baptême. C’était une extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux. Elle affola tous les hommes en se sauvant avec un jeune garçon sans le sou, un rien du tout, monsieur, subalterne dans un régiment d’infanterie ou quelque chose de semblable. Certainement, je me rappelle la chose comme si elle était arrivée hier. Le pauvre diable fut tué en duel à Spa quelques mois après leur mariage. Il y eut une vilaine histoire là-dessus. On dit que Kelso soudoya un bas aventurier, quelque brute belge, pour insulter son beau-fils en public, il le paya, monsieur, oui il le paya pour faire cela et le misérable embrocha son homme comme un simple pigeon. L’affaire fut étouffée, mais, ma foi, Kelso mangeait sa côtelette tout seul au club quelque temps après. Il reprit sa fille avec lui, m’a-t-on dit, elle ne lui adressa jamais la parole. Oh oui ! ce fut une vilaine affaire. La fille mourut dans l’espace d’une année. Ainsi donc, elle a laissé un fils ? J’avais oublié cela. Quelle espèce de garçon est-ce ? S’il ressemble à sa mère ce doit être un bien beau gars.
– Il est très beau, affirma lord Henry.
– J’espère qu’il tombera dans de bonnes mains, continua le vieux gentleman. Il doit avoir une jolie somme qui l’attend, si Kelso a bien fait les choses à son égard. Sa mère avait aussi de la fortune. Toutes les propriétés de Selby lui sont revenues, par son grand-père. Celui-ci haïssait Kelso, le jugeant un horrible Harpagon. Et il l’était bien ! Il vint une fois à Madrid lorsque j’y étais... Ma foi ! j’en fus honteux. La reine me demandait quel était ce gentilhomme Anglais qui se querellait sans cesse avec les cochers pour les payer. Ce fut toute une histoire. Un mois durant je n’osais me montrer à la Cour. J’espère qu’il a mieux traité son petit-fils que ces drôles.
– Je ne sais, répondit lord Henry. Je suppose que le jeune homme sera très bien. Il n’est pas majeur. Je sais qu’il possède Selby. Il me l’a dit. Et... sa mère était vraiment belle !
– Margaret Devereux était une des plus adorables créatures que j’aie vues, Harry. Je n’ai jamais compris comment elle a pu agir comme elle l’a fait. Elle aurait pu épouser n’importe qui, Carlington en était fou : elle était romanesque, sans doute. Toutes les femmes de cette famille le furent. Les hommes étaient bien peu de chose, mais les femmes, merveilleuses !
– Carlington se traînait à ses genoux ; il me l’a dit lui-même. Elle lui rit au nez, et cependant, pas une fille de Londres qui ne courût après lui. Et à propos, Harry, pendant que nous causons de mariages ridicules, quelle est donc cette farce que m’a contée votre père au sujet de Dartmoor qui veut épouser une Américaine. Il n’y a donc plus de jeunes Anglaises assez bonnes pour lui ?
– C’est assez élégant en ce moment d’épouser des Américaines, oncle Georges.
– Je soutiendrai les Anglaises contre le monde entier ! Harry, fit lord Fermor en frappant du point sur la table.
– Les paris sont pour les Américaines.
– Elles n’ont point de résistance m’a-t-on dit, grommela l’oncle.
– Une longue course les épuise, mais elles sont supérieures au steeple-chase. Elles prennent les choses au vol ; je crois que Dartmoor n’a guère de chances.
– Quel est son monde ? répartit le vieux gentleman, a-t-elle beaucoup d’argent !
Lord Henry secoua la tête.
– Les Américaines sont aussi habiles à cacher leurs parents que les Anglais à dissimuler leur passé, dit-il en se levant pour partir.
– Ce sont des marchands de cochons, je suppose ?
– Je l’espère, oncle Georges, pour le bonheur de Dartmoor. J’ai entendu dire que vendre des cochons était en Amérique, la profession la plus lucrative, après la politique.
– Est-elle jolie ?
– Elle se conduit comme si elle l’était. Beaucoup d’Américaines agissent de la sorte. C’est le secret de leurs charmes.
– Pourquoi ces Américaines ne restent-elles pas dans leurs pays. Elles nous chantent sans cesse que c’est un paradis pour les femmes.
– Et c’est vrai, mais c’est la raison pour laquelle, comme Ève, elles sont si empressées d’en sortir, dit lord Henry. Au revoir, oncle Georges, je serais en retard pour déjeuner si je tardais plus longtemps ; merci pour vos bons renseignements. J’aime toujours à connaître tout ce qui concerne mes nouveaux amis, mais je ne demande rien sur les anciens.
– Où déjeunez-vous Harry ?
– Chez tante Agathe. Je me suis invité avec Mr Gray, c’est son dernier protégé.
– Bah ! dites donc à votre tante Agathe, Harry, de ne plus m’assommer avec ses œuvres de charité. J’en suis excédé. La bonne femme croit-elle donc que je n’aie rien de mieux à faire que de signer des chèques en faveur de ses vilains drôles.
– Très bien, oncle Georges, je le lui dirai, mais cela n’aura aucun effet. Les philanthropes ont perdu toute notion d’humanité. C’est leur caractère distinctif.
Le vieux gentleman murmura une vague approbation et sonna son domestique. Lord Henry prit par l’arcade basse de Burlington Street et se dirigea dans la direction de Berkeley square.
Telle était en effet, l’histoire des parents de Dorian Gray. Ainsi crûment racontée, elle avait tout à fait bouleversé lord Henry comme un étrange quoique moderne roman. Une très belle femme risquant tout pour une folle passion. Quelques semaines d’un bonheur solitaire, tout à coup brisé par un crime hideux et perfide. Des mois d’agonie muette, et enfin un enfant né dans les larmes.
La mère enlevée par la mort et l’enfant abandonné tout seul à la tyrannie d’un vieillard sans cœur. Oui, c’était un bien curieux fond de tableau. Il encadrait le jeune homme, le faisant plus intéressant, meilleur qu’il n’était réellement. Derrière tout ce qui est exquis, on trouve ainsi quelque chose de tragique. La terre est en travail pour donner naissance à la plus humble fleur... Comme il avait été charmant au dîner de la veille, lorsqu’avec ses beaux yeux et ses lèvres frémissantes de plaisir et de crainte, il s’était assis en face de lui au club, les bougies pourprées mettant une roseur sur son beau visage ravi. Lui parler était comme si l’on eût joué sur un violon exquis. Il répondait à tout, vibrait à chaque trait... Il y avait quelque chose de terriblement séducteur dans l’action de cette influence ; aucun exercice qui y fut comparable. Projeter son âme dans une forme gracieuse, l’y laisser un instant reposer et entendre ensuite ses idées répétées comme par un écho, avec en plus toute la musique de la passion et de la jeunesse, transporter son tempérament dans un autre, ainsi qu’un fluide subtil ou un étrange parfum : c’était là, une véritable jouissance, peut être la plus parfaite de nos jouissances dans un temps aussi borné et aussi vulgaire que le nôtre, dans un temps grossièrement charnel en ses plaisirs, commun et bas en ses aspirations... C’est qu’il était un merveilleux échantillon d’humanité, cet adolescent que par un si étrange hasard, il avait rencontré dans l’atelier de Basil ; on en pouvait faire un absolu type de beauté. Il incarnait la grâce, et la blanche pureté de l’adolescence, et toute la splendeur que nous ont conservée les marbres grecs. Il n’est rien qu’on n’en eût pu tirer. Il eût pu être un Titan aussi bien qu’un joujou. Quel malheur qu’une telle beauté fût destinée à se faner ! Et Basil, comme il était intéressant, au point de vue du psychologue ! Un art nouveau, une façon inédite de regarder l’existence suggérée par la simple présence d’un être inconscient de tout cela ; c’était l’esprit silencieux qui vit au fond des bois et court dans les plaines, se montrant tout à coup, Dryade non apeurée, parce qu’en l’âme qui le recherchait avait été évoquée la merveilleuse vision par laquelle sont seules révélées les choses merveilleuses ; les simples apparences des choses se magnifiant jusqu’au symbole, comme si elles n’étaient que l’ombre d’autres formes plus parfaites qu’elles rendraient palpables et visibles... Comme tout cela était étrange ! Il se rappelait quelque chose d’analogue dans l’histoire. N’était-ce pas Platon, cet artiste en pensées, qui l’avait le premier analysé ? N’était-ce pas Buonarotti qui l’avait ciselé dans le marbre polychrome d’une série de sonnets ? Mais dans notre siècle, cela était extraordinaire... Oui, il essaierait d’être à Dorian Gray, ce que, sans le savoir, l’adolescent était au peintre qui avait tracé son splendide portrait. Il essaierait de le dominer, il l’avait même déjà fait. Il ferait sien cet être merveilleux. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce fils de l’Amour et de la Mort.
Soudain il s’arrêta, et regarda les façades. Il s’aperçut qu’il avait dépassé la maison de sa tante, et souriant en lui-même, il revint sur ses pas. En entrant dans le vestibule assombri, le majordome lui dit qu’on était à table. Il donna son chapeau et sa canne au valet de pied et pénétra dans la salle à manger.
– En retard, comme d’habitude, Harry ! lui cria sa tante en secouant la tête.
Il inventa une excuse quelconque, et s’étant assis sur la chaise restée vide auprès d’elle, il regarda les convives. Dorian, au bout de la table, s’inclina vers lui timidement, une roseur de plaisir aux joues. En face était la duchesse de Harley, femme d’un naturel admirable et d’un excellent caractère, aimée de tous ceux qui la connaissaient, ayant ces proportions amples et architecturales que nos historiens contemporains appellent obésité, lorsqu’il ne s’agit pas d’une duchesse. Elle avait à sa droite, sir Thomas Burdon, membre radical du Parlement, qui cherchait sa voie dans la vie publique, et dans la vie privée s’inquiétait des meilleures cuisines, dînant avec les Tories et opinant avec les Libéraux, selon une règle très sage et très connue. La place de gauche était occupée par Mr Erskine de Treadley, un vieux gentilhomme de beaucoup de charme et très cultivé qui avait pris toutefois une fâcheuse habitude de silence, ayant, ainsi qu’il le disait un jour à lady Agathe, dit tout ce qu’il avait à dire avant l’âge de trente ans.
La voisine de lord Henry était Mme Vandeleur, une des vieilles amies de sa tante, une sainte parmi les femmes, mais si terriblement fagotée qu’elle faisait penser à un livre de prières mal relié. Heureusement pour lui elle avait de l’autre côté lord Faudel, médiocrité intelligente et entre deux âges, aussi chauve qu’un exposé ministériel à la Chambre les Communes, avec qui elle conversait de cette façon intensément sérieuse qui est, il l’avait souvent remarqué, l’impardonnable erreur où tombent les gens excellents et à laquelle aucun d’eux ne peut échapper.
– Nous parlions de ce jeune Dartmoor, lord Henry, s’écria la duchesse, lui faisant gaiement des signes par-dessus la table. Pensez-vous qu’il épousera réellement cette séduisante jeune personne ?
– Je pense qu’elle a bien l’intention de le lui proposer, Duchesse.
– Quelle horreur ! s’exclama lady Agathe, mais quelqu’un interviendra.
– Je sais de bonne source que son père tient un magasin de nouveautés en Amérique, dit sir Thomas Burdon avec dédain.
– Mon oncle les croyait marchand de cochons, sir Thomas.
– Des nouveautés ! Qu’est-ce que c’est que les nouveautés américaines ? demanda la duchesse, avec un geste d’étonnement de sa grosse main levée.
– Des romans américains ! répondit lord Henry en prenant un peu de caille.
La duchesse parut embarrassée.
– Ne faites pas attention à lui, ma chère, murmura lady Agathe, il ne sait jamais ce qu’il dit.
– Quand l’Amérique fût découverte..., dit le radical, et il commença une fastidieuse dissertation.
Comme tous ceux qui essayent d’épuiser un sujet, il épuisait ses auditeurs. La duchesse soupira et profita de son droit d’interrompre.
– Plût à Dieu qu’on ne l’eut jamais découverte ! s’exclama-t-elle ; vraiment nos filles n’ont pas de chances aujourd’hui, c’est tout à fait injuste !
– Peut-être après tout, l’Amérique n’a-t-elle jamais été découverte, dit Mr Erskine. Pour ma part, je dirai volontiers qu’elle est à peine connue.
– Oh ! nous avons cependant, vu des spécimens de ses habitantes, répondit la duchesse d’un ton vague. Je dois confesser que la plupart sont très jolies. Et leurs toilettes aussi. Elles s’habillent toutes à Paris. Je voudrais pouvoir en faire autant.
– On dit que lorsque les bons Américains meurent, ils vont à Paris, chuchota sir Thomas, qui avait une ample réserve de mots hors d’usage.
– Vraiment ! et où vont les mauvais Américains qui meurent ? demanda la duchesse.
– Ils vont en Amérique, dit lord Henry.
Sir Thomas se renfrogna.
– J’ai peur que votre neveu ne soit prévenu contre ce grand pays, dit-il à lady Agathe, je l’ai parcouru dans des trains fournis par les gouvernants qui, en pareil cas, sont extrêmement civils, je vous assure que c’est un enseignement que cette visite.
– Mais faut-il donc que nous visitions Chicago pour notre éducation, demanda plaintivement Mr Erskine... J’augure peu du voyage.
Sir Thomas leva les mains.
– Mr Erskine de Treadley se soucie peu du monde. Nous autres, hommes pratiques, nous aimons à voir les choses par nous-mêmes, au lieu de lire ce qu’on en rapporte. Les Américains sont un peuple extrêmement intéressant. Ils sont tout à fait raisonnables. Je crois que c’est la leur caractère distinctif. Oui, Mr Erskine, un peuple absolument raisonnable, je vous assure qu’il n’y a pas de niaiseries chez les Américains.
– Quelle horreur ! s’écria lord Henry, je peux admettre la force brutale, mais la raison brutale est insupportable. Il y a quelque chose d’injuste dans son empire. Cela confond l’intelligence.
– Je ne vous comprends pas, dit sir Thomas, le visage empourpré.
– Moi, je comprends, murmura Mr Erskine avec un sourire.
– Les paradoxes vont bien... remarqua le baronet.
– Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C’est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger.
– Mon Dieu ! dit lady Agathe, comme vous parlez, vous autres hommes !... Je suis sûre que je ne pourrai jamais vous comprendre. Oh ! Harry, je suis tout à fait fâchée contre vous. Pourquoi essayez-vous de persuader à notre charmant Mr Dorian Gray d’abandonner l’East End. Je vous assure qu’il y serait apprécié. On aimerait beaucoup son talent.
– Je veux qu’il joue pour moi seul, s’écria lord Henry souriant, et regardant vers le bas de la table il saisit un coup d’œil brillant qui lui répondait.
– Mais ils sont si malheureux à Whitechapel, continua Lady Agathe.
– Je puis sympathiser avec n’importe quoi, excepté avec la souffrance, dit lord Henry en haussant les épaules. Je ne puis sympathiser avec cela. C’est trop laid, trop horrible, trop affligeant. Il y a quelque chose de terriblement maladif dans la pitié moderne. On peut s’émouvoir des couleurs, de la beauté, de la joie de vivre. Moins on parle des plaies sociales, mieux cela vaut.
– Cependant, l’East End soulève un important problème, dit gravement sir Thomas avec un hochement de tête.
– Tout à fait, répondit le jeune lord. C’est le problème de l’esclavage et nous essayons de le résoudre en amusant les esclaves.
Le politicien le regarda avec anxiété.
– Quels changements proposez-vous, alors ? demanda-t-il.
Lord Henry se mit à rire.
– Je ne désire rien changer en Angleterre excepté la température, répondit-il, je suis parfaitement satisfait de la contemplation philosophique. Mais comme le dix-neuvième siècle va à la banqueroute, avec sa dépense exagérée de sympathie, je proposerais d’en appeler à la science pour nous remettre dans le droit chemin. Le mérite des émotions est de nous égarer, et le mérite de la science est de n’être pas émouvant.
–Mais nous avons de telles responsabilités, hasarda timidement Mme Vandeleur.
– Terriblement graves ! répéta lady Agathe.
Lord Henry regarda Mr Erskine.
– L’humanité se prend beaucoup trop au sérieux ; c’est le péché originel du monde. Si les hommes des cavernes avaient su rire, l’Histoire serait bien différente.
– Vous êtes vraiment consolant, murmura la duchesse, je me sentais toujours un peu coupable lorsque je venais voir votre chère tante, car je ne trouve aucun intérêt dans l’East End. Désormais je serai capable de la regarder en face sans rougir.
– Rougir est très bien porté, duchesse, remarqua lord Henry.
– Seulement lorsqu’on est jeune, répondit-elle, mais quand une vieille lemme comme moi rougit, c’est bien mauvais signe. Ah ! Lord Henry, je voudrais bien que vous m’appreniez à redevenir jeune !
Il réfléchit un moment.
– Pouvez-vous vous rappeler un gros péché que vous auriez commis dans vos premières années, demanda-t-il, la regardant par-dessus la table.
– D’un grand nombre, je le crains, s’écria-t-elle.
–Eh bien ! commettez-les encore, dit-il gravement. Pour redevenir jeune on n’a guère qu’à recommencer ses folies.
– C’est une délicieuse théorie. Il faudra que je la mette en pratique.
– Une dangereuse théorie prononça sir Thomas, les lèvres pincées.
Lady Agathe secoua la tête, mais ne put arriver à paraître amusée. Mr Erskine écoutait.
– Oui ! continua lord Henry, c’est un des grands secrets de la vie. Aujourd’hui beaucoup de gens meurent d’un bon sens terre à terre et s’aperçoivent trop tard que les seules choses qu’ils regrettent sont leurs propres erreurs.
Un rire courut autour de la table...
Il jouait avec l’idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l’irisait de son imagination, l’ailant de paradoxes. L’éloge de la folie s’éleva jusqu’à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Ses pieds blancs foulaient l’énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu’il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu’au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l’avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l’étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.
Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d’un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l’attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique.
– Que c’est ennuyeux ! s’écria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller à un absurde meeting, qu’il doit présider aux Willis’s Rooms. Si je suis en retard il sera sûrement furieux, et je ne puis avoir une scène avec ce chapeau. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pièces. Non, il faut que je parte, chère Agathe. Au revoir, lord Henry, vous êtes tout à fait délicieux et terriblement démoralisant. Je ne sais que dire de vos idées. Il faut que vous veniez dîner chez nous. Mardi par exemple, êtes-vous libre mardi ?
– Pour vous j’abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une révérence.
– Ah ! c’est charmant, mais très mal de votre part, donc, pensez à venir ! et elle sortit majestueusement suivie de Lady Agathe et des autres dames.
Quand lord Henry se fut rassis, Mr Erskine tourna autour de la table et prenant près de lui une chaise, lui mit la main sur le bras.
– Vous parlez comme un livre, dit-il, pourquoi n’en écrivez-vous pas ?
– J’aime trop à lire ceux des autres pour songer à en écrire moi-même, monsieur Erskine. J’aimerais à écrire un roman, en effet, mais un roman qui serait aussi adorable qu’un tapis de Perse et aussi irréel. Malheureusement, il n’y a pas en Angleterre de public littéraire excepté pour les journaux, les bibles et les encyclopédies ; moins que tous les peuples du monde, les Anglais ont le sens de la beauté littéraire.
– J’ai peur que vous n’ayez raison, répondit Mr Erskine ; j’ai eu moi-même une ambition littéraire, mais je l’ai abandonnée il y a longtemps. Et maintenant, mon cher et jeune ami, si vous me permettez de vous appeler ainsi, puis-je vous demander si vous pensiez réellement tout ce que vous nous avez dit en déjeunant.
– J’ai complètement oublié ce que j’ai dit, repartit lord Henry en souriant. Était-ce tout à fait mal ?
– Très mal, certainement ; je vous considère comme extrêmement dangereux, et si quelque chose arrivait à notre bonne duchesse, nous vous regarderions tous comme primordialement responsable. Oui, j’aimerais à causer de la vie avec vous. La génération à laquelle j’appartiens est ennuyeuse. Quelque jour que vous serez fatigué de la vie de Londres, venez donc à Treadley, vous m’exposerez votre philosophie du plaisir en buvant d’un admirable Bourgogne que j’ai le bonheur de posséder.
– J’en serai charmé ; une visite à Treadley est une grande faveur. L’hôte en est parfait et la bibliothèque aussi parfaite.
– Vous compléterez l’ensemble, répondit le vieux gentleman avec un salut courtois. Et maintenant il faut que je prenne congé de votre excellente tante. Je suis attendu à l’Athenæum. C’est l’heure où nous y dormons.
– Vous tous, Mr Erskine ?
– Quarante d’entre nous dans quarante fauteuils. Nous travaillons à une académie littéraire anglaise.
Lord Henry sourit et se leva.
– Je vais au Parc, dit-il.
Comme il sortait, Dorian Gray lui toucha le bras.
– Laissez-moi aller avec vous, murmura-t-il.
– Mais je pensais que vous aviez promis à Basil Hallward d’aller le voir.
– Je voudrais d’abord aller avec vous ; oui, je sens qu’il faut que j’aille avec vous. Voulez-vous ?... Et promettez-moi de me parler tout le temps. Personne ne parle aussi merveilleusement que vous.
– Ah ! j’ai bien assez parlé aujourd’hui, dit lord Henry en souriant. Tout ce que je désire maintenant, c’est d’observer. Vous pouvez venir avec moi, nous observerons, ensemble, si vous le désirez.
Chapitre IV
Une après-midi, un mois après, Dorian Gray était allongé en un luxueux fauteuil, dans la petite bibliothèque de la maison de lord Henry à Mayfair. C’était, en son genre, un charmant réduit, avec ses hauts lambris de chêne olivâtre, sa frise et son plafond crème rehaussé de moulure, et son tapis de Perse couleur brique aux longues franges de soie. Sur une mignonne table de bois satiné, une statuette de Clodion à côté d’un exemplaire des « Cent Nouvelles » relié pour Marguerite de Valois par Clovis Ève, et semé des pâquerettes d’or que cette reine avait choisies pour emblème. Dans de grands vases bleus de Chine, des tulipes panachées étaient rangées sur le manteau de la cheminée. La vive lumière abricot d’un jour d’été londonien entrait à flots à travers les petits losanges de plombs des fenêtres.
Lord Henry n’était pas encore rentré. Il était toujours en retard par principe, son opinion étant que la ponctualité était un vol sur le temps. Aussi l’adolescent semblait-il maussade, feuilletant d’un doigt nonchalant une édition illustrée de Manon Lescaut qu’il avait trouvée sur un des rayons de la bibliothèque. Le tic-tac monotone de l’horloge Louis XIV l’agaçait. Une fois ou deux il avait voulu partir... Enfin il perçut un bruit de pas dehors et la porte s’ouvrit.
– Comme vous êtes en retard, Harry, murmura-t-il.
– J’ai peur que ce ne soit point Harry, Mr Gray, répondit une voix claire.
Il leva vivement les yeux et se dressa...
– Je vous demande pardon. Je croyais...
– Vous pensiez que c’était mon mari. Ce n’est que sa femme. Il faut que je me présente moi-même. Je vous connais fort bien par vos photographies. Je pense que mon mari
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Tag der Veröffentlichung: 21.09.2014
ISBN: 978-3-7368-4122-2
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