Première partie.
Chapitre premier
Balance-fish.
Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du nord. Le pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon; à l’extrémité du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E G, brodées en or et surmontées d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait leDuncan; il appartenait à lord Glenarvan, l’un des seize pairs écossais qui siègent à la chambre haute, et le membre le plus distingué du «royal-thames-yacht-club», si célèbre dans tout le royaume-uni.
Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, lady Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs.
Le Duncan, nouvellement construit, était venu faire ses essais à quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait à rentrer à Glasgow; déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon, quand le matelot de vigie signala un énorme poisson qui s’ébattait dans le sillage du yacht.
Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de cette rencontre. Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac Nabbs, et demanda au capitaine ce qu’il pensait de cet animal.
«Vraiment, votre honneur, répondit John Mangles, je pense que c’est un requin d’une belle taille.
— Un requin dans ces parages! s’écria Glenarvan.
— Cela n’est pas douteux, reprit le capitaine; ce poisson appartient à une espèce de requins qui se rencontre dans toutes les mers et sous toutes les latitudes. C’est le «balance-fish»[1], et je me trompe fort, ou nous avons affaire à l’un de ces coquins-là! Si votre honneur y consent, et pour peu qu’il plaise à lady Glenarvan d’assister à une pêche curieuse, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.
— Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs? dit lord Glenarvan au major; êtes-vous d’avis de tenter l’aventure?
— Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le major.
— D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer ces terribles bêtes. Profitons de l’occasion, et, s’il plaît à votre honneur, ce sera à la fois un émouvant spectacle et une bonne action.
— Faites, John,» dit lord Glenarvan.
Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le rejoignit sur la dunette, fort tentée vraiment par cette pêche émouvante.
La mer était magnifique; on pouvait facilement suivre à sa surface les rapides évolutions du squale, qui plongeait ou s’élançait avec une surprenante vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les matelots jetèrent par-dessus les bastingages de tribord une forte corde, munie d’un émerillon amorcé avec un épais morceau de lard. Le requin, bien qu’il fût encore à une distance de cinquante yards, sentit l’appât offert à sa voracité. Il se rapprocha rapidement du yacht. On voyait ses nageoires, grises à leur extrémité, noires à leur base, battre les flots avec violence, tandis que son appendice caudal le maintenait dans une ligne rigoureusement droite. À mesure qu’il s’avançait, ses gros yeux saillants apparaissaient, enflammés par la convoitise, et ses mâchoires béantes, lorsqu’il se retournait, découvraient une quadruple rangée de dents. Sa tête était large et disposée comme un double marteau au bout d’un manche. John Mangles n’avait pu s’y tromper; c’était là le plus vorace échantillon de la famille des squales, le poisson-balance des anglais, le poisson-juif des provençaux.
Les passagers et les marins du Duncan suivaient avec une vive attention les mouvements du requin. Bientôt l’animal fut à portée de l’émerillon; il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et l’énorme amorce disparut dans son vaste gosier.
Aussitôt il «se ferra» lui-même en donnant une violente secousse au câble, et les matelots halèrent le monstrueux squale au moyen d’un palan frappé à l’extrémité de la grande vergue. Le requin se débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel. Mais on eut raison de sa violence.
Une corde munie d’un noeud coulant le saisit par la queue et paralysa ses mouvements. Quelques instants après, il était enlevé au-dessus des bastingages et précipité sur le pont du yacht. Aussitôt, un des marins s’approcha de lui, non sans précaution, et, d’un coup de hache porté avec vigueur, il trancha la formidable queue de l’animal.
La pêche était terminée; il n’y avait plus rien à craindre de la part du monstre; la vengeance des marins se trouvait satisfaite, mais non leur curiosité. En effet, il est d’usage à bord de tout navire de visiter soigneusement l’estomac du requin.
Les matelots connaissent sa voracité peu délicate, s’attendent à quelque surprise, et leur attente n’est pas toujours trompée.
Lady Glenarvan ne voulut pas assister à cette répugnante «exploration», et elle rentra dans la dunette. Le requin haletait encore; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents livres.
Cette dimension et ce poids n’ont rien d’extraordinaire; mais si le balance-fish n’est pas classé parmi les géants de l’espèce, du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables.
Bientôt l’énorme poisson fut éventré à coups de hache, et sans plus de cérémonies. L’émerillon avait pénétré jusque dans l’estomac, qui se trouva absolument vide; évidemment l’animal jeûnait depuis longtemps, et les marins désappointés allaient en jeter les débris à la mer, quand l’attention du maître d’équipage fut attirée par un objet grossier, solidement engagé dans l’un des viscères.
«Eh! Qu’est-ce que cela? s’écria-t-il.
— Cela, répondit un des matelots, c’est un morceau de roc que la bête aura avalé pour se lester.
— Bon! reprit un autre, c’est bel et bien un boulet ramé que ce coquin-là a reçu dans le ventre, et qu’il n’a pas encore pu digérer.
— Taisez-vous donc, vous autres, répliqua Tom Austin, le second du yacht, ne voyez-vous pas que cet animal était un ivrogne fieffé, et que pour n’en rien perdre il a bu non seulement le vin, mais encore la bouteille?
— Quoi! s’écria lord Glenarvan, c’est une bouteille que ce requin a dans l’estomac!
— Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. Mais on voit bien qu’elle ne sort pas de la cave.
— Eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la avec précaution; les bouteilles trouvées en mer renferment souvent des documents précieux.
— Vous croyez? dit le major Mac Nabbs.
— Je crois, du moins, que cela peut arriver.
— Oh! je ne vous contredis point, répondit le major, et il y a peut-être là un secret.
— C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.
— Eh bien, Tom?
— Voilà, répondit le second, en montrant un objet informe qu’il venait de retirer, non sans peine, de l’estomac du requin.
— Bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine chose, et qu’on la porte dans la dunette.»
Tom obéit, et cette bouteille, trouvée dans des circonstances si singulières, fut déposée sur la table du carré, autour de laquelle prirent place lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine John Mangles et lady Helena, car une femme est, dit-on, toujours un peu curieuse.
Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de silence. Chacun interrogeait du regard cette épave fragile. Y avait-il là le secret de tout un désastre, ou seulement un message insignifiant confié au gré des flots par quelque navigateur désoeuvré?
Cependant, il fallait savoir à quoi s’en tenir, et Glenarvan procéda sans plus attendre à l’examen de la bouteille; il prit, d’ailleurs, toutes les précautions voulues en pareilles circonstances; on eût dit un coroner[2] relevant les particularités d’une affaire grave; et Glenarvan avait raison, car l’indice le plus insignifiant en apparence peut mettre souvent sur la voie d’une importante découverte.
Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à l’extérieur. Elle avait un col effilé, dont le goulot vigoureux portait encore un bout de fil de fer entamé par la rouille; ses parois, très épaisses et capables de supporter une pression de plusieurs atmosphères, trahissaient une origine évidemment champenoise. Avec ces bouteilles-là, les vignerons d’Aï ou d’Épernay cassent des bâtons de chaise, sans qu’elles aient trace de fêlure. Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards d’une longue pérégrination.
«Une bouteille de la maison Cliquot», dit simplement le major.
Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée sans conteste.
«Mon cher major, répondit Helena, peu importe ce qu’est cette bouteille, si nous ne savons pas d’où elle vient.
— Nous le saurons, ma chère Helena, dit lord Edward, et déjà l’on peut affirmer qu’elle vient de loin. Voyez les matières pétrifiées qui la recouvrent, ces substances minéralisées, pour ainsi dire, sous l’action des eaux de la mer! Cette épave avait déjà fait un long séjour dans l’océan avant d’aller s’engloutir dans le ventre d’un requin.
— Il m’est impossible de ne pas être de votre avis, répondit le major, et ce vase fragile, protégé par son enveloppe de pierre, a pu faire un long voyage.
— Mais d’où vient-il? demanda lady Glenarvan.
— Attendez, ma chère Helena, attendez; il faut être patient avec les bouteilles. Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre elle-même à toutes nos questions.»
Et, ce disant, Glenarvan commença à gratter les dures matières qui protégeaient le goulot; bientôt le bouchon apparut, mais fort endommagé par l’eau de mer.
«Circonstance fâcheuse, dit Glenarvan, car s’il se trouve là quelque papier, il sera en fort mauvais état.
— C’est à craindre, répliqua le major.
— J’ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille mal bouchée ne pouvait tarder à couler bas, et il est heureux que ce requin l’ait avalée pour nous l’apporter à bord du Duncan.
— Sans doute, répondit John Mangles, et cependant mieux eût valu la pêcher en pleine mer, par une longitude et une latitude bien déterminées. On peut alors, en étudiant les courants atmosphériques et marins, reconnaître le chemin parcouru; mais avec un facteur comme celui-là, avec ces requins qui marchent contre vent et marée, on ne sait plus à quoi s’en tenir.
— Nous verrons bien,» répondit Glenarvan.
En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus grand soin, et une forte odeur saline se répandit dans la dunette.
«Eh bien? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine.
— Oui! dit Glenarvan, je ne me trompais pas! Il y a là des papiers!
— Des documents! des documents! s’écria lady Helena.
— Seulement, répondit Glenarvan, ils paraissent être rongés par l’humidité, et il est impossible de les retirer, car ils adhèrent aux parois de la bouteille.
— Cassons-la, dit Mac Nabbs.
— J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan.
— Moi aussi, répondit le major.
— Sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu est plus précieux que le contenant, et il vaut mieux sacrifier celui-ci à celui-là.
— Que votre honneur détache seulement le goulot, dit John Mangles, et cela permettra de retirer le document sans l’endommager.
— Voyons! Voyons! Mon cher Edward», s’écria lady Glenarvan.
Il était difficile de procéder d’une autre façon, et quoi qu’il en eût, lord Glenarvan se décida à briser le goulot de la précieuse bouteille. Il fallut employer le marteau, car l’enveloppe pierreuse avait acquis la dureté du granit. Bientôt ses débris tombèrent sur la table, et l’on aperçut plusieurs fragments de papier adhérents les uns aux autres.
Glenarvan les retira avec précaution, les sépara, et les étala devant ses yeux, pendant que lady Helena, le major et le capitaine se pressaient autour de lui.
Chapitre II
Les trois documents.
Ces morceaux de papier, à demi détruits par l’eau de mer, laissaient apercevoir quelques mots seulement, restes indéchiffrables de lignes presque entièrement effacées. Pendant quelques minutes, lord Glenarvan les examina avec attention; il les retourna dans tous les sens; il les exposa à la lumière du jour; il observa les moindres traces d’écriture respectées par la mer; puis il regarda ses amis, qui le considéraient d’un oeil anxieux.
«Il y a là, dit-il, trois documents distincts, et vraisemblablement trois copies du même document traduit en trois langues, l’un anglais, l’autre français, le troisième allemand. Les quelques mots qui ont résisté ne me laissent aucun doute à cet égard.
— Mais au moins, ces mots présentent-ils un sens? demanda lady Glenarvan.
— Il est difficile de se prononcer, ma chère Helena; les mots tracés sur ces documents sont fort incomplets.
— Peut-être se complètent-ils l’un par l’autre? dit le major.
— Cela doit être, répondit John Mangles; il est impossible que l’eau de mer ait rongé ces lignes précisément aux mêmes endroits, et en rapprochant ces lambeaux de phrase, nous finirons par leur trouver un sens intelligible.
— C’est ce que nous allons faire, dit lord Glenarvan, mais procédons avec méthode. Voici d’abord le document anglais.»
Ce document présentait la disposition suivante de lignes et de mots:
62 Bri gow
sink stra
aland
skipp Gr
that monit of long
and ssistance
lost
«Voilà qui ne signifie pas grand’chose, dit le major d’un air désappointé.
— Quoi qu’il en soit, répondit le capitaine, c’est là du bon anglais.
— Il n’y a pas de doute à cet égard, dit lord Glenarvan; les mots sink, aland, that, and, lost, sont intacts; skipp forme évidemment le mot skipper, et il est question d’un sieur Gr, probablement le capitaine d’un bâtiment naufragé[3].
— Ajoutons, dit John Mangles, les mots monit et ssistance dont l’interprétation est évidente.
— Eh mais! C’est déjà quelque chose, cela, répondit lady Helena.
— Malheureusement, répondit le major, il nous manque des lignes entières. Comment retrouver le nom du navire perdu, le lieu du naufrage?
— Nous les retrouverons, dit lord Edward.
— Cela n’est pas douteux, répliqua le major, qui était invariablement de l’avis de tout le monde, mais de quelle façon?
— En complétant un document par l’autre.
— Cherchons donc!» s’écria lady Helena.
Le second morceau de papier, plus endommagé que le précédent, n’offrait que des mots isolés et disposés de cette manière:
7 Juni Glas
zwei atrosen
graus
bringt ihnen
«Ceci est écrit en allemand, dit John Mangles, dès qu’il eut jeté les yeux sur ce papier.
— Et vous connaissez cette langue, John? demanda Glenarvan.
— Parfaitement, votre honneur.
— Eh bien, dites-nous ce que signifient ces quelques mots.»
Le capitaine examina le document avec attention, et s’exprima en ces termes:
«D’abord, nous voilà fixés sur la date de l’événement; 7 juni veut dire 7 juin, et en rapprochant ce chiffre des chiffres 62 fournis par le document anglais, nous avons cette date complète: 7 juin 1862.
— Très bien! s’écria lady Helena; continuez, John.
— Sur la même ligne, reprit le jeune capitaine, je trouve le mot glas, qui, rapproché du mot gow fourni par le premier document, donne Glasgow. Il s’agit évidemment d’un navire du port de Glasgow.
— C’est mon opinion, répondit le major.
— La seconde ligne du document manque tout entière, reprit John Mangles. Mais, sur la troisième, je rencontre deux mots importants: zwei qui veut dire deux, etatrosen, ou mieux matrosen, qui signifie matelots en langue allemande.
— Ainsi donc, dit lady Helena, il s’agirait d’un capitaine et de deux matelots?
— C’est probable, répondit lord Glenarvan.
— J’avouerai à votre honneur, reprit le capitaine, que le mot suivant, graus, m’embarrasse. Je ne sais comment le traduire. Peut-être le troisième document nous le fera-t-il comprendre. Quant aux deux derniers mots, ils s’expliquent sans difficultés. Bringt ihnen signifie portez-leur, et si on les rapproche du mot anglais situé comme eux sur la septième ligne du premier document, je veux dire du mot assistance, la phrase portez-leur secours se dégage toute seule.
— Oui! Portez-leur secours! dit Glenarvan, mais où se trouvent ces malheureux? Jusqu’ici nous n’avons pas une seule indication du lieu, et le théâtre de la catastrophe est absolument inconnu.
— Espérons que le document français sera plus explicite, dit lady Helena.
— Voyons le document français, répondit Glenarvan, et comme nous connaissons tous cette langue, nos recherches seront plus faciles.»
Voici le fac-simile exact du troisième document:
troi ats tannia
gonie austral
abor
conti pr cruel indi
jeté ongit
et 37° 11' lat
«Il y a des chiffres, s’écria lady Helena. Voyez, messieurs, voyez!…
— Procédons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commençons par le commencement. Permettez-moi de relever un à un ces mots épars et incomplets. Je vois d’abord, dès les premières lettres, qu’il s’agit d’un trois-mâts, dont le nom, grâce aux documents anglais et français, nous est entièrement conservé: le Britannia. Des deux mots suivants gonie et austral, le dernier seul a une signification que vous comprenez tous.
— Voilà déjà un détail précieux, répondit John Mangles; le naufrage a eu lieu dans l’hémisphère austral.
— C’est vague, dit le major.
— Je continue, reprit Glenarvan. Ah! Le mot abor, le radical du verbe aborder. Ces malheureux ont abordé quelque part. Mais où? contin! est-ce donc sur un continent? cruel!….
— Cruel! s’écria John Mangles, mais voilà l’explication du mot allemand graus… Grausam… Cruel!
— Continuons! Continuons! dit Glenarvan, dont l’intérêt était violemment surexcité à mesure que le sens de ces mots incomplets se dégageait à ses yeux. Indi… S’agit-il donc de l’Inde où ces matelots auraient été jetés? Que signifie ce mot ongit? Ah! longitude! et voici la latitude: trente-sept degrés onze minutes.
— Enfin! Nous avons donc une indication précise.
— Mais la longitude manque, dit Mac Nabbs.
— On ne peut pas tout avoir, mon cher major, répondit Glenarvan, et c’est quelque chose qu’un degré exact de latitude. Décidément, ce document français est le plus complet des trois. Il est évident que chacun d’eux était la traduction littérale des autres, car ils contiennent tous le même nombre de lignes. Il faut donc maintenant les réunir, les traduire en une seule langue, et chercher leur sens le plus probable, le plus logique et le plus explicite.
— Est-ce en français, demanda le major, en anglais ou en allemand que vous allez faire cette traduction?
— En français, répondit Glenarvan, puisque la plupart des mots intéressants nous ont été conservés dans cette langue.
— Votre honneur a raison, dit John Mangles, et d’ailleurs ce langage nous est familier.
— C’est entendu. Je vais écrire ce document en réunissant ces restes de mots et ces lambeaux de phrase, en respectant les intervalles qui les séparent, en complétant ceux dont le sens ne peut être douteux; puis, nous comparerons et nous jugerons.»
Glenarvan prit aussitôt la plume, et, quelques instants après, il présentait à ses amis un papier sur lequel étaient tracées les lignes suivantes:
7 juin 1862 trois-mâts Britannia Glasgow
sombré gonie austral
à terre deux matelots
capitaine Gr abor
contin pr cruel indi
jeté ce document de longitude
et 37° 11' de latitude Portez-leur secours
perdus.
En ce moment, un matelot vint prévenir le capitaine que le Duncan embouquait le golfe de la Clyde, et il demanda ses ordres.
«Quelles sont les intentions de votre honneur? dit John Mangles en s’adressant à lord Glenarvan.
— Gagner Dumbarton au plus vite, John; puis, tandis que lady Helena retournera à Malcolm-Castle, j’irai jusqu’à Londres soumettre ce document à l’amirauté.»
John Mangles donna ses ordres en conséquence, et le matelot alla les transmettre au second.
«Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, continuons nos recherches. Nous sommes sur les traces d’une grande catastrophe. La vie de quelques hommes dépend de notre sagacité. Employons donc toute notre intelligence à deviner le mot de cette énigme.
— Nous sommes prêts, mon cher Edward, répondit lady Helena.
— Tout d’abord, reprit Glenarvan, il faut considérer trois choses bien distinctes dans ce document: 1) les choses que l’on sait; 2) celles que l’on peut conjecturer; 3) celles qu’on ne sait pas. Que savons-nous? Nous savons que le 7 juin 1862 un trois-mâts, le Britannia, de Glasgow, a sombré; que deux matelots et le capitaine ont jeté ce document à la mer par 37°11’ de latitude, et qu’ils demandent du secours.
— Parfaitement, répliqua le major.
— Que pouvons-nous conjecturer? reprit Glenarvan. D’abord, que le naufrage a eu lieu dans les mers australes, et tout de suite j’appellerai votre attention sur le mot gonie. Ne vient-il pas de lui-même indiquer le nom du pays auquel il appartient?
— La Patagonie! s’écria lady Helena.
— Sans doute.
— Mais la Patagonie est-elle traversée par le trente-septième parallèle? demanda le major.
— Cela est facile à vérifier, répondit John Mangles en déployant une carte de l’Amérique méridionale. C’est bien cela. La Patagonie est effleurée par ce trente-septième parallèle. Il coupe l’Araucanie, longe à travers les pampas le nord des terres patagones, et va se perdre dans l’Atlantique.
— Bien. Continuons nos conjectures. Les deux matelots et le capitaine abor… abordent quoi? contin… Le continent; vous entendez, un continent et non pas une île. Que deviennent-ils? Vous avez là deux lettres providentielles Pr… Qui vous apprennent leur sort. Ces malheureux, en effet, sont pris ou prisonniers de qui? De cruels indiens. Êtes-vous convaincus? Est-ce que les mots ne sautent pas d’eux-mêmes dans les places vides? Est-ce que ce document ne s’éclaircit pas à vos yeux? Est- ce que la lumière ne se fait pas dans votre esprit?»
Glenarvan parlait avec conviction. Ses yeux respiraient une confiance absolue. Tout son feu se communiquait à ses auditeurs. Comme lui, ils s’écrièrent: «C’est évident! C’est évident!»
Lord Edward, après un instant, reprit en ces termes:
«Toutes ces hypothèses, mes amis, me semblent extrêmement plausibles; pour moi, la catastrophe a eu lieu sur les côtes de la Patagonie. D’ailleurs, je ferai demander à Glasgow quelle était la destination du Britannia, et nous saurons s’il a pu être entraîné dans ces parages.
— Oh! Nous n’avons pas besoin d’aller chercher si loin, répondit John Mangles. J’ai ici la collection de la mercantile and shipping gazette, qui nous fournira des indications précises.
— Voyons, voyons!» dit lady Glenarvan.
John Mangles prit une liasse de journaux de l’année 1862 et se mit à la feuilleter rapidement. Ses recherches ne furent pas longues, et bientôt il dit avec un accent de satisfaction:
«30 mai 1862. Pérou! Le Callao! En charge pour Glasgow. Britannia, capitaine Grant.
— Grant! s’écria lord Glenarvan, ce hardi écossais qui a voulu fonder une Nouvelle-Écosse dans les mers du Pacifique!
— Oui, répondit John Mangles, celui-là même qui, en 1861, s’est embarqué à Glasgow sur le Britannia, et dont on n’a jamais eu de nouvelles.
— Plus de doute! Plus de doute! dit Glenarvan. C’est bien lui. Le Britannia a quitté le Callao le 30 mai, et le 7 juin, huit jours après son départ, il s’est perdu sur les côtes de la Patagonie. Voilà son histoire tout entière dans ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables. Vous voyez, mes amis, que la part est belle des choses que nous pouvions conjecturer. Quant à celles que nous ne savons pas, elles se réduisent à une seule, au degré de longitude qui nous manque.
— Il nous est inutile, répondit John Mangles, puisque le pays est connu, et avec la latitude seule, je me chargerais d’aller droit au théâtre du naufrage.
— Nous savons tout, alors? dit lady Glenarvan.
— Tout, ma chère Helena, et ces blancs que la mer a laissés entre les mots du document, je vais les remplir sans peine, comme si j’écrivais sous la dictée du capitaine Grant.»
Aussitôt lord Glenarvan reprit la plume, et il rédigea sans hésiter la note suivante:
Le 7 juin 1862, le trois-mâts Britannia de Glasgow a sombré sur les côtes de la Patagonie dans l’hémisphère austral. Se dirigeant à terre, deux matelots et le capitaine Grant vont tenter d’ aborder le continent où ils seront prisonniers de cruels Indiens. Ils ont jeté ce document par degrés de longitude et 37° 11′ de latitude. Portez-leur secours, ou ils sont perdus.
«Bien! Bien! Mon cher Edward, dit lady Helena, et si ces malheureux revoient leur patrie, c’est à vous qu’ils devront ce bonheur.
— Et ils la reverront, répondit Glenarvan. Ce document est trop explicite, trop clair, trop certain, pour que l’Angleterre hésite à venir au secours de trois de ses enfants abandonnés sur une côte déserte. Ce qu’elle a fait pour Franklin et tant d’autres, elle le fera aujourd’hui pour les naufragés du Britannia!
— Mais ces malheureux, reprit lady Helena, ont sans doute une famille qui pleure leur perte. Peut-être ce pauvre capitaine Grant a-t-il une femme, des enfants…
— Vous avez raison, ma chère lady, et je me charge de leur apprendre que tout espoir n’est pas encore perdu. Maintenant, mes amis, remontons sur la dunette, car nous devons approcher du port.»
En effet, le Duncan avait forcé de vapeur; il longeait en ce moment les rivages de l’île de Bute, et laissait Rothesay sur tribord, avec sa charmante petite ville, couchée dans sa fertile vallée; puis il s’élança dans les passes rétrécies du golfe, évolua devant Greenok, et, à six heures du soir, il mouillait au pied du rocher basaltique de Dumbarton, couronné par le célèbre château de Wallace, le héros écossais.
Là, une voiture attelée en poste attendait lady Helena pour la reconduire à Malcolm-Castle avec le major Mac Nabbs. Puis lord Glenarvan, après avoir embrassé sa jeune femme, s’élança dans l’express du railway de Glasgow.
Mais, avant de partir, il avait confié à un agent plus rapide une note importance, et le télégraphe électrique, quelques minutes après, apportait au Times et auMorning-Chronicle un avis rédigé en ces termes:
«Pour renseignements sur le sort du trois-mâts «Britannia, de Glasgow, capitaine Grant», s’adresser à lord Glenarvan, Malcolm-Castle, «Luss, comté de Dumbarton, écosse.»
Chapitre III
Malcolm-Castle.
Le château de Malcolm, l’un des plus poétiques des Highlands[4], est situé auprès du village de Luss, dont il domine le joli vallon. Les eaux limpides du lac Lomond baignent le granit de ses murailles.
Depuis un temps immémorial il appartenait à la famille Glenarvan, qui conserva dans le pays de Rob-Roy et de Fergus Mac Gregor les usages hospitaliers des vieux héros de Walter Scott. À l’époque où s’accomplit la révolution sociale en écosse, grand nombre de vassaux furent chassés, qui ne pouvaient payer de gros fermages aux anciens chefs de clans.
Les uns moururent de faim; ceux-ci se firent pêcheurs; d’autres émigrèrent. C’était un désespoir général. Seuls entre tous, les Glenarvan crurent que la fidélité liait les grands comme les petits, et ils demeurèrent fidèles à leurs tenanciers. Pas un ne quitta le toit qui l’avait vu naître; nul n’abandonna la terre où reposaient ses ancêtres; tous restèrent au clan de leurs anciens seigneurs. Aussi, à cette époque même, dans ce siècle de désaffection et de désunion, la famille Glenarvan ne comptait que des écossais au château de Malcolm comme à bord du Duncan; tous descendaient des vassaux de Mac Gregor, de Mac Farlane, de Mac Nabbs, de Mac Naughtons, c’est-à-dire qu’ils étaient enfants des comtés de Stirling et de Dumbarton: braves gens, dévoués corps et âme à leur maître, et dont quelques-uns parlaient encore le gaélique de la vieille Calédonie.
Lord Glenarvan possédait une fortune immense; il l’employait à faire beaucoup de bien; sa bonté l’emportait encore sur sa générosité, car l’une était infinie, si l’autre avait forcément des bornes. Le seigneur de Luss, «le laird» de Malcolm, représentait son comté à la chambre des lords. Mais, avec ses idées jacobites, peu soucieux de plaire à la maison de Hanovre, il était assez mal vu des hommes d’état d’Angleterre, et surtout par ce motif qu’il s’en tenait aux traditions de ses aïeux et résistait énergiquement aux empiétements politiques de «ceux du sud.»
Ce n’était pourtant pas un homme arriéré que lord Edward Glenarvan, ni de petit esprit, ni de mince intelligence; mais, tout en tenant les portes de son comté largement ouvertes au progrès, il restait écossais dans l’âme, et c’était pour la gloire de l’écosse qu’il allait lutter avec ses yachts de course dans les «matches» du royal-thames-yacht-club.
Edward Glenarvan avait trente-deux ans; sa taille était grande, ses traits un peu sévères, son regard d’une douceur infinie, sa personne toute empreinte de la poésie highlandaise. On le savait brave à l’excès, entreprenant, chevaleresque, un Fergus du XIXe siècle, mais bon par-dessus toute chose, meilleur que saint Martin lui-même, car il eût donné son manteau tout entier aux pauvres gens des hautes terres.
Lord Glenarvan était marié depuis trois mois à peine; il avait épousé miss Helena Tuffnel, la fille du grand voyageur William Tuffnel, l’une des nombreuses victimes de la science géographique et de la passion des découvertes.
Miss Helena n’appartenait pas à une famille noble, mais elle était écossaise, ce qui valait toutes les noblesses aux yeux de lord Glenarvan; de cette jeune personne charmante, courageuse, dévouée, le seigneur de Luss avait fait la compagne de sa vie. Un jour, il la rencontra vivant seule, orpheline, à peu près sans fortune, dans la maison de son père, à Kilpatrick.
Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme; il l’épousa. Miss Helena avait vingt-deux ans; c’était une jeune personne blonde, aux yeux bleus comme l’eau des lacs écossais par un beau matin du printemps. Son amour pour son mari l’emportait encore sur sa reconnaissance. Elle l’aimait comme si elle eût été la riche héritière, et lui l’orphelin abandonné. Quant à ses fermiers et à ses serviteurs, ils étaient prêts à donner leur vie pour celle qu’ils nommaient: notre bonne dame de Luss.
Lord Glenarvan et lady Helena vivaient heureux à Malcolm-Castle, au milieu de cette nature superbe et sauvage des Highlands, se promenant sous les sombres allées de marronniers et de sycomores, aux bords du lac où retentissaient encore les pibrochs[5] du vieux temps, au fond de ces gorges incultes dans lesquelles l’histoire de l’écosse est écrite en ruines séculaires. Un jour ils s’égaraient dans les bois de bouleaux ou de mélèzes, au milieu des vastes champs de bruyères jaunies; un autre jour, ils gravissaient les sommets abrupts du Ben Lomond, ou couraient à cheval à travers les glens abandonnés, étudiant, comprenant, admirant cette poétique contrée encore nommée «le pays de Rob-Roy», et tous ces sites célèbres, si vaillamment chantés par Walter Scott. Le soir, à la nuit tombante, quand «la lanterne de Mac Farlane» s’allumait à l’horizon, ils allaient errer le long des bartazennes, vieille galerie circulaire qui faisait un collier de créneaux au château de Malcolm, et là, pensifs, oubliés et comme seuls au monde, assis sur quelque pierre détachée, au milieu du silence de la nature, sous les pâles rayons de la lune, tandis que la nuit se faisait peu à peu au sommet des montagnes assombries, ils demeuraient ensevelis dans cette limpide extase et ce ravissement intime dont les coeurs aimants ont seuls le secret sur la terre.
Ainsi se passèrent les premiers mois de leur mariage. Mais lord Glenarvan n’oubliait pas que sa femme était fille d’un grand voyageur! Il se dit que lady Helena devait avoir dans le coeur toutes les aspirations de son père, et il ne se trompait pas. Le Duncan fut construit; il était destiné à transporter lord et lady Glenarvan vers les plus beaux pays du monde, sur les flots de la Méditerranée, et jusqu’aux îles de l’archipel. Que l’on juge de la joie de lady Helena quand son mari mit leDuncan à ses ordres! En effet, est-il un plus grand bonheur que de promener son amour vers ces contrées charmantes de la Grèce, et de voir se lever la lune de miel sur les rivages enchantés de l’orient?
Cependant lord Glenarvan était parti pour Londres.
Il s’agissait du salut de malheureux naufragés; aussi, de cette absence momentanée, lady Helena se montra-t-elle plus impatiente que triste; le lendemain, une dépêche de son mari lui fit espérer un prompt retour; le soir, une lettre demanda une prolongation; les propositions de lord Glenarvan éprouvaient quelques difficultés; le surlendemain, nouvelle lettre, dans laquelle lord Glenarvan ne cachait pas son mécontentement à l’égard de l’amirauté.
Ce jour-là, lady Helena commença à être inquiète.
Le soir, elle se trouvait seule dans sa chambre, quand l’intendant du château, Mr Halbert, vint lui demander si elle voulait recevoir une jeune fille et un jeune garçon qui désiraient parler à lord Glenarvan.
«Des gens du pays? dit lady Helena.
— Non, madame, répondit l’intendant, car je ne les connais pas. Ils viennent d’arriver par le chemin de fer de Balloch, et de Balloch à Luss, ils ont fait la route à pied.
— Priez-les de monter, Halbert,» dit lady Glenarvan.
L’intendant sortit. Quelques instants après, la jeune fille et le jeune garçon furent introduits dans la chambre de lady Helena. C’étaient une soeur et un frère. À leur ressemblance on ne pouvait en douter.
La soeur avait seize ans. Sa jolie figure un peu fatiguée, ses yeux qui avaient dû pleurer souvent, sa physionomie résignée, mais courageuse, sa mise pauvre, mais propre, prévenaient en sa faveur. Elle tenait par la main un garçon de douze ans à l’air décidé, et qui semblait prendre sa soeur sous sa protection. Vraiment! Quiconque eût manqué à la jeune fille aurait eu affaire à ce petit bonhomme! La soeur demeura un peu interdite en se trouvant devant lady Helena. Celle-ci se hâta de prendre la parole.
«Vous désirez me parler? dit-elle en encourageant la jeune fille du regard.
— Non, répondit le jeune garçon d’un ton déterminé, pas à vous, mais à lord Glenarvan lui-même.
— Excusez-le, madame, dit alors la soeur en regardant son frère.
— Lord Glenarvan n’est pas au château, reprit lady Helena; mais je suis sa femme, et si je puis le remplacer auprès de vous…
— Vous êtes lady Glenarvan? dit la jeune fille.
— Oui, miss.
— La femme de lord Glenarvan de Malcolm-Castle, qui a publié dans le Times une note relative au naufrage du Britannia?
— Oui! oui! répondit lady Helena avec empressement, et vous?…
— Je suis miss Grant, madame, et voici mon frère.
— Miss Grant! Miss Grant! s’écria lady Helena en attirant la jeune fille près d’elle, en lui prenant les mains, en baisant les bonnes joues du petit bonhomme.
— Madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du naufrage de mon père? Est-il vivant? Le reverrons-nous jamais? Parlez, je vous en supplie!
— Ma chère enfant, dit lady Helena, Dieu me garde de vous répondre légèrement dans une semblable circonstance; je ne voudrais pas vous donner une espérance illusoire…
— Parlez, madame, parlez! Je suis forte contre la douleur, et je puis tout entendre.
— Ma chère enfant, répondit lady Helena, l’espoir est bien faible; mais, avec l’aide de Dieu qui peut tout, il est possible que vous revoyiez un jour votre père.
— Mon Dieu! Mon Dieu!» s’écria miss Grant, qui ne put contenir ses larmes, tandis que Robert couvrait de baisers les mains de lady Glenarvan.
Lorsque le premier accès de cette joie douloureuse fut passé, la jeune fille se laissa aller à faire des questions sans nombre; lady Helena lui raconta l’histoire du document, comment le Britannia s’était perdu sur les côtes de la Patagonie; de quelle manière, après le naufrage, le capitaine et deux matelots, seuls survivants, devaient avoir gagné le continent; enfin, comment ils imploraient le secours du monde entier dans ce document écrit en trois langues et abandonné aux caprices de l’océan.
Pendant ce récit, Robert Grant dévorait des yeux lady Helena; sa vie était suspendue à ses lèvres; son imagination d’enfant lui retraçait les scènes terribles dont son père avait dû être la victime; il le voyait sur le pont du Britannia; il le suivait au sein des flots; il s’accrochait avec lui aux rochers de la côte; il se traînait haletant sur le sable et hors de la portée des vagues. Plusieurs fois, pendant cette histoire, des paroles s’échappèrent de sa bouche.
«Oh! papa! Mon pauvre papa!» s’écria-t-il en se pressant contre sa soeur.
Quant à miss Grant, elle écoutait, joignant les mains, et ne prononça pas une seule parole, jusqu’au moment où, le récit terminé, elle dit:
«Oh! madame! Le document! Le document!
— Je ne l’ai plus, ma chère enfant, répondit lady Helena.
— Vous ne l’avez plus?
— Non; dans l’intérêt même de votre père, il a dû être porté à Londres par lord Glenarvan; mais je vous ai dit tout ce qu’il contenait mot pour mot, et comment nous sommes parvenus à en retrouver le sens exact; parmi ces lambeaux de phrases presque effacés, les flots ont respecté quelques chiffres; malheureusement, la longitude…
— On s’en passera! s’écria le jeune garçon.
— Oui, Monsieur Robert, répondit Helena en souriant à le voir si déterminé. Ainsi, vous le voyez, miss Grant, les moindres détails de ce document vous sont connus comme à moi.
— Oui, madame, répondit la jeune fille, mais j’aurais voulu voir l’écriture de mon père.
— Eh bien, demain, demain peut-être, lord Glenarvan sera de retour. Mon mari, muni de ce document incontestable, a voulu le soumettre aux commissaires de l’amirauté, afin de provoquer l’envoi immédiat d’un navire à la recherche du capitaine Grant.
— Est-il possible, madame! s’écria la jeune fille; vous avez fait cela pour nous?
— Oui, ma chère miss, et j’attends lord Glenarvan d’un instant à l’autre.
— Madame, dit la jeune fille avec un profond accent de reconnaissance et une religieuse ardeur, lord Glenarvan et vous, soyez bénis du ciel!
— Chère enfant, répondit lady Helena, nous ne méritons aucun remercîment; toute autre personne à notre place eût fait ce que nous avons fait. Puissent se réaliser les espérances que je vous ai laissé concevoir! Jusqu’au retour de lord Glenarvan, vous demeurez au château…
— Madame, répondit la jeune fille, je ne voudrais pas abuser de la sympathie que vous témoignez à des étrangers.
— Étrangers! Chère enfant; ni votre frère ni vous, vous n’êtes des étrangers dans cette maison, et je veux qu’à son arrivée lord Glenarvan apprenne aux enfants du capitaine Grant ce que l’on va tenter pour sauver leur père.»
Il n’y avait pas à refuser une offre faite avec tant de coeur. Il fut donc convenu que miss Grant et son frère attendraient à Malcolm-Castle le retour de lord Glenarvan.
Chapitre IV
Une proposition de lady Glenarvan.
Pendant cette conversation, lady Helena n’avait point parlé des craintes exprimées dans les lettres de lord Glenarvan sur l’accueil fait à sa demande par les commissaires de l’amirauté. Pas un mot non plus ne fut dit touchant la captivité probable du capitaine Grant chez les indiens de l’Amérique méridionale. À quoi bon attrister ces pauvres enfants sur la situation de leur père et diminuer l’espérance qu’ils venaient de concevoir? Cela ne changeait rien aux choses. Lady Helena s’était donc tue à cet égard, et, après avoir satisfait à toutes les questions de miss Grant, elle l’interrogea à son tour sur sa vie, sur sa situation dans ce monde où elle semblait être la seule protectrice de son frère.
Ce fut une touchante et simple histoire qui accrut encore la sympathie de lady Glenarvan pour la jeune fille.
Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. Harry Grant avait perdu sa femme à la naissance de Robert, et pendant ses voyages au long cours, il laissait ses enfants aux soins d’une bonne et vieille cousine. C’était un hardi marin que le capitaine Grant, un homme sachant bien son métier, bon navigateur et bon négociant tout à la fois, réunissant ainsi une double aptitude précieuse aux skippers de la marine marchande. Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en écosse. Le capitaine Grant était donc un enfant du pays.
Son père, un ministre de Sainte-Katrine Church, lui avait donné une éducation complète, pensant que cela ne peut jamais nuire à personne, pas même à un capitaine au long cours.
Pendant ses premiers voyages d’outre-mer, comme second d’abord, et enfin en qualité de skipper, ses affaires réussirent, et quelques années après la naissance de Robert Harry, il se trouvait possesseur d’une certaine fortune.
C’est alors qu’une grande idée lui vint à l’esprit, qui rendit son nom populaire en écosse. Comme les Glenarvan, et quelques grandes familles des Lowlands, il était séparé de coeur, sinon de fait, de l’envahissante Angleterre. Les intérêts de son pays ne pouvaient être à ses yeux ceux des anglo-saxons, et pour leur donner un développement personnel il résolut de fonder une vaste colonie écossaise dans un des continents de l’Océanie.
Rêvait-il pour l’avenir cette indépendance dont les États-Unis avaient donné l’exemple, cette indépendance que les Indes et l’Australie ne peuvent manquer de conquérir un jour? Peut-être.
Peut-être aussi laissa-t-il percer ses secrètes espérances. On comprend donc que le gouvernement refusât de prêter la main à son projet de colonisation; il créa même au capitaine Grant des difficultés qui, dans tout autre pays, eussent tué leur homme. Mais Harry ne se laissa pas abattre; il fit appel au patriotisme de ses compatriotes, mit sa fortune au service de sa cause, construisit un navire, et, secondé par un équipage d’élite, après avoir confié ses enfants aux soins de sa vieille cousine, il partit pour explorer les grandes îles du Pacifique. C’était en l’année 1861.
Pendant un an, jusqu’en mai 1862, on eut de ses nouvelles; mais, depuis son départ du Callao, au mois de juin, personne n’entendit plus parler du Britannia, et lagazette maritime devint muette sur le sort du capitaine.
Ce fut dans ces circonstances-là que mourut la vieille cousine d’Harry Grant, et les deux enfants restèrent seuls au monde.
Mary Grant avait alors quatorze ans; son âme vaillante ne recula pas devant la situation qui lui était faite, et elle se dévoua tout entière à son frère encore enfant. Il fallait l’élever, l’instruire.
À force d’économies, de prudence et de sagacité, travaillant nuit et jour, se donnant toute à lui, se refusant tout à elle, la soeur suffit à l’éducation du frère, et remplit courageusement ses devoirs maternels. Les deux enfants vivaient donc à Dundee dans cette situation touchante d’une misère noblement acceptée, mais vaillamment combattue.
Mary ne songeait qu’à son frère, et rêvait pour lui quelque heureux avenir. Pour elle, hélas! Le Britannia était à jamais perdu, et son père mort, bien mort. Il faut donc renoncer à peindre son émotion, quand la note du Times, que le hasard jeta sous ses yeux, la tira subitement de son désespoir.
Il n’y avait pas à hésiter; son parti fut pris immédiatement. Dût- elle apprendre que le corps du capitaine Grant avait été retrouvé sur une côte déserte, au fond d’un navire désemparé, cela valait mieux que ce doute incessant, cette torture éternelle de l’inconnu.
Elle dit tout à son frère; le jour même, ces deux enfants prirent le chemin de fer de Perth, et le soir ils arrivèrent à Malcolm- Castle, où Mary, après tant d’angoisses, se reprit à espérer.
Voilà cette douloureuse histoire que Mary Grant raconta à lady Glenarvan, d’une façon simple, et sans songer qu’en tout ceci, pendant ces longues années d’épreuves, elle s’était conduite en fille héroïque; mais lady Helena y songea pour elle, et à plusieurs reprises, sans cacher ses larmes, elle pressa dans ses bras les deux enfants du capitaine Grant.
Quant à Robert, il semblait qu’il entendît cette histoire pour la première fois, il ouvrait de grands yeux en écoutant sa soeur; il comprenait tout ce qu’elle avait fait, tout ce qu’elle avait souffert, et enfin, l’entourant de ses bras:
«Ah! Maman! Ma chère maman!» s’écria-t-il, sans pouvoir retenir ce cri parti du plus profond de son coeur.
Pendant cette conversation, la nuit était tout à fait venue. Lady Helena, tenant compte de la fatigue des deux enfants, ne voulut pas prolonger plus longtemps cet entretien. Mary Grant et Robert furent conduits dans leurs chambres, et s’endormirent en rêvant à un meilleur avenir. Après leur départ, lady Helena fit demander le major, et lui apprit tous les incidents de cette soirée.
«Une brave jeune fille que cette Mary Grant! dit Mac Nabbs, lorsqu’il eut entendu le récit de sa cousine.
— Fasse le ciel que mon mari réussisse dans son entreprise! répondit lady Helena, car la situation de ces deux enfants deviendrait affreuse.
— Il réussira, répliqua Mac Nabbs, ou les lords de l’amirauté auraient un coeur plus dur que la pierre de Portland.»
Malgré cette assurance du major, lady Helena passa la nuit dans les craintes les plus vives et ne put prendre un moment de repos.
Le lendemain, Mary Grant et son frère, levés dès l’aube, se promenaient dans la grande cour du château, quand un bruit de voiture se fit entendre.
Lord Glenarvan rentrait à Malcolm-Castle de toute la vitesse de ses chevaux. Presque aussitôt lady Helena, accompagnée du major, parut dans la cour, et vola au-devant de son mari. Celui-ci semblait triste, désappointé, furieux.
Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait.
«Eh bien, Edward, Edward? s’écria lady Helena.
— Eh bien, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan, ces gens-là n’ont pas de coeur!
— Ils ont refusé?…
— Oui! Ils m’ont refusé un navire! Ils ont parlé des millions vainement dépensés à la recherche de Franklin! Ils ont déclaré le document obscur, inintelligible! Ils ont dit que l’abandon de ces malheureux remontait à deux ans déjà, et qu’il y avait peu de chance de les retrouver! Ils ont soutenu que, prisonniers des indiens, ils avaient dû être entraînés dans l’intérieur des terres, qu’on ne pouvait fouiller toute la Patagonie pour retrouver trois hommes, — trois écossais! — que cette recherche serait vaine et périlleuse, qu’elle coûterait plus de victimes qu’elle n’en sauverait. Enfin, ils ont donné toutes les mauvaises raisons de gens qui veulent refuser. Ils se souvenaient des projets du capitaine, et le malheureux Grant est à jamais perdu!
— Mon père! mon pauvre père! s’écria Mary Grant en se précipitant aux genoux de lord Glenarvan.
— Votre père! quoi, miss… dit celui-ci, surpris de voir cette jeune fille à ses pieds.
— Oui, Edward, miss Mary et son frère, répondit lady Helena, les deux enfants du capitaine Grant, que l’amirauté vient de condamner à rester orphelins!
— Ah! Miss, reprit lord Glenarvan en relevant la jeune fille, si j’avais su votre présence…»
Il n’en dit pas davantage! Un silence pénible, entrecoupé de sanglots, régnait dans la cour.
Personne n’élevait la voix, ni lord Glenarvan, ni lady Helena, ni le major, ni les serviteurs du château, rangés silencieusement autour de leurs maîtres. Mais par leur attitude, tous ces écossais protestaient contre la conduite du gouvernement anglais.
Après quelques instants, le major prit la parole, et, s’adressant à lord Glenarvan, il lui dit:
«Ainsi, vous n’avez plus aucun espoir?
— Aucun.
— Eh bien, s’écria le jeune Robert, moi j’irai trouver ces gens- là, et nous verrons…»
Robert n’acheva pas sa menace, car sa soeur l’arrêta; mais son poing fermé indiquait des intentions peu pacifiques.
«Non, Robert, dit Mary Grant, non! Remercions ces braves seigneurs de ce qu’ils ont fait pour nous; gardons-leur une reconnaissance éternelle, et partons tous les deux.
— Mary! s’écria lady Helena.
— Miss, où voulez-vous aller? dit lord Glenarvan.
— Je vais aller me jeter aux pieds de la reine, répondit la jeune fille, et nous verrons si elle sera sourde aux prières de deux enfants qui demandent la vie de leur père.»
Lord Glenarvan secoua la tête, non qu’il doutât du coeur de sa gracieuse majesté, mais il savait que Mary Grant ne pourrait parvenir jusqu’à elle.
Les suppliants arrivent trop rarement aux marches d’un trône, et il semble que l’on ait écrit sur la porte des palais royaux ce que les anglais mettent sur la roue des gouvernails de leurs navires: Passengers are requested not to speak to the man at the wheel[6].
Lady Helena avait compris la pensée de son mari; elle savait que la jeune fille allait tenter une inutile démarche; elle voyait ces deux enfants menant désormais une existence désespérée. Ce fut alors qu’elle eut une idée grande et généreuse.
«Mary Grant, s’écria-t-elle, attendez, mon enfant, et écoutez ce que je vais dire.»
La jeune fille tenait son frère par la main et se disposait à partir. Elle s’arrêta.
Alors lady Helena, l’oeil humide, mais la voix ferme et les traits animés, s’avança vers son mari.
«Edward, lui dit-elle, en écrivant cette lettre et en la jetant à la mer, le capitaine Grant l’avait confiée aux soins de Dieu lui- même. Dieu nous l’a remise, à nous! Sans doute, Dieu a voulu nous charger du salut de ces malheureux.
— Que voulez-vous dire, Helena?» demanda lord Glenarvan.
Un silence profond régnait dans toute l’assemblée.
«Je veux dire, reprit lady Helena, qu’on doit s’estimer heureux de commencer la vie du mariage par une bonne action. Eh bien, vous, mon cher Edward, pour me plaire, vous avez projeté un voyage de plaisir! Mais quel plaisir sera plus vrai, plus utile, que de sauver des infortunés que leur pays abandonne?
— Helena! s’écria lord Glenarvan.
— Oui, vous me comprenez, Edward! Le Duncan est un brave et bon navire! Il peut affronter les mers du sud! Il peut faire le tour du monde, et il le fera, s’il le faut! Partons, Edward! Allons à la recherche du capitaine Grant!»
À ces hardies paroles, lord Glenarvan avait tendu les bras à sa jeune femme; il souriait, il la pressait sur son coeur, tandis que Mary et Robert lui baisaient les mains. Et, pendant cette scène touchante, les serviteurs du château, émus et enthousiasmés, laissaient échapper de leur coeur ce cri de reconnaissance:
«Hurrah pour la dame de Luss! Hurrah! Trois fois hurrah pour lord et lady Glenarvan!»
Chapitre V
Le départ du «Duncan».
Il a été dit que lady Helena avait une âme forte et généreuse. Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. Lord Glenarvan fut à bon droit fier de cette noble femme, capable de le comprendre et de le suivre. Cette idée de voler au secours du capitaine Grant s’était déjà emparée de lui, quand, à Londres, il vit sa demande repoussée; s’il n’avait pas devancé lady Helena, c’est qu’il ne pouvait se faire à la pensée de se séparer d’elle.
Mais puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. Les serviteurs du château avaient salué de leurs cris cette proposition; il s’agissait de sauver des frères, des écossais comme eux, et lord Glenarvan s’unit cordialement aux hurrahs qui acclamaient la dame de Luss.
Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. Le jour même, lord Glenarvan expédia à John Mangles l’ordre d’amener le Duncan à Glasgow, et de tout préparer pour un voyage dans les mers du sud qui pouvait devenir un voyage de circumnavigation. D’ailleurs, en formulant sa proposition, lady Helena n’avait pas trop préjugé des qualités du Duncan; construit dans des conditions remarquables de solidité et de vitesse, il pouvait impunément tenter un voyage au long cours.
C’était un yacht à vapeur du plus bel échantillon; il jaugeait deux cent dix tonneaux, et les premiers navires qui abordèrent au nouveau monde, ceux de Colomb, de Vespuce, de Pinçon, de Magellan, étaient de dimensions bien inférieures[7].
Le Duncan avait deux mâts: un mât de misaine avec misaine, goélette-misaine, petit hunier et petit perroquet, un grand mât portant brigantine et flèche; de plus, une trinquette, un grand foc, un petit foc et des voiles d’étai. Sa voilure était suffisante, et il pouvait profiter du vent comme un simple clipper; mais, avant tout, il comptait sur la puissance mécanique renfermée dans ses flancs.
Sa machine, d’une force effective de cent soixante chevaux, et construite d’après un nouveau système, possédait des appareils de surchauffe qui donnaient une tension plus grande à sa vapeur; elle était à haute pression et mettait en mouvement une hélice double. Le Duncan à toute vapeur pouvait acquérir une vitesse supérieure à toutes les vitesses obtenues jusqu’à ce jour. En effet, pendant ses essais dans le golfe de la Clyde, il avait fait, d’après le patent-log[8], jusqu’à dix-sept milles à l’heure[9]. Donc, tel il était, tel il pouvait partir et faire le tour du monde. John Mangles n’eut à se préoccuper que des aménagements intérieurs.
Son premier soin fut d’abord d’agrandir ses soutes, afin d’emporter la plus grande quantité possible de charbon, car il est difficile de renouveler en route les approvisionnements de combustible. Même précaution fut prise pour les cambuses, et John Mangles fit si bien qu’il emmagasina pour deux ans de vivres; l’argent ne lui manquait pas, et il en eut même assez pour acheter un canon à pivot qui fut établi sur le gaillard d’avant du yacht; on ne savait pas ce qui arriverait, et il est toujours bon de pouvoir lancer un boulet de huit à une distance de quatre milles.
John Mangles, il faut le dire, s’y entendait; bien qu’il ne commandât qu’un yacht de plaisance, il comptait parmi les meilleurs skippers de Glasgow; il avait trente ans, les traits un peu rudes, mais indiquant le courage et la bonté.
C’était un enfant du château, que la famille Glenarvan éleva et dont elle fit un excellent marin. John Mangles donna souvent des preuves d’habileté, d’énergie et de sang-froid dans quelques-uns de ses voyages au long cours. Lorsque lord Glenarvan lui offrit le commandement du Duncan, il l’accepta de grand coeur, car il aimait comme un frère le seigneur de Malcolm-Castle, et cherchait, sans l’avoir rencontrée jusqu’alors, l’occasion de se dévouer pour lui.
Le second, Tom Austin, était un vieux marin digne de toute confiance; vingt-cinq hommes, en comprenant le capitaine et le second composaient l’équipage duDuncan; tous appartenaient au comté de Dumbarton; tous, matelots éprouvés, étaient fils des tenanciers de la famille et formaient à bord un clan véritable de braves gens auxquels ne manquait même pas le piper-bag[10] traditionnel. Lord Glenarvan avait là une troupe de bons sujets, heureux de leur métier, dévoués, courageux, habiles dans le maniement des armes comme à la manoeuvre d’un navire, et capables de le suivre dans les plus hasardeuses expéditions. Quand l’équipage du Duncan apprit où on le conduisait, il ne put contenir sa joyeuse émotion, et les échos des rochers de Dumbarton se réveillèrent à ses enthousiastes hurrahs.
John Mangles, tout en s’occupant d’arrimer et d’approvisionner son navire, n’oublia pas d’aménager les appartements de lord et de lady Glenarvan pour un voyage de long cours. Il dut préparer également les cabines des enfants du capitaine Grant, car lady Helena n’avait pu refuser à Mary la permission de la suivre à bord du Duncan.
Quant au jeune Robert, il se fût caché dans la cale du yacht plutôt que de ne pas partir. Eût-il dû faire le métier de mousse, comme Nelson et Franklin, il se serait embarqué sur le Duncan. Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme!
On n’essaya pas. Il fallut même consentir «à lui refuser» la qualité de passager, car, mousse, novice ou matelot, il voulait servir. John Mangles fut chargé de lui apprendre le métier de marin.
«Bon, dit Robert, et qu’il ne m’épargne pas les coups de martinet, si je ne marche pas droit!
— Sois tranquille, mon garçon», répondit Glenarvan d’un air sérieux, et sans ajouter que l’usage du chat à neuf queues[11] était défendu, et, d’ailleurs, parfaitement inutile à bord du Duncan.
Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. Le major était un homme âgé de cinquante ans, d’une figure calme et régulière, qui allait où on lui disait d’aller, une excellente et parfaite nature, modeste, silencieux, paisible et doux; toujours d’accord sur n’importe quoi, avec n’importe qui, il ne discutait rien, il ne se disputait pas, il ne s’emportait point; il montait du même pas l’escalier de sa chambre à coucher ou le talus d’une courtine battue en brèche, ne s’émouvant de rien au monde, ne se dérangeant jamais, pas même pour un boulet de canon, et sans doute il mourra sans avoir trouvé l’occasion de se mettre en colère. Cet homme possédait au suprême degré non seulement le vulgaire courage des champs de bataille, cette bravoure physique uniquement due à l’énergie musculaire, mais mieux encore, le courage moral, c’est-à-dire la fermeté de l’âme.
S’il avait un défaut, c’était d’être absolument écossais de la tête aux pieds, un calédonien pur sang, un observateur entêté des vieilles coutumes de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir l’Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au 42e régiment des Highland-Black-Watch, garde noire, dont les compagnies étaient formées uniquement de gentilshommes écossais. Mac Nabbs, en sa qualité de cousin des Glenarvan, demeurait au château de Malcolm, et en sa qualité de major il trouva tout naturel de prendre passage sur le Duncan.
Tel était donc le personnel de ce yacht, appelé par des circonstances imprévues à accomplir un des plus surprenants voyages des temps modernes. Depuis son arrivée au steamboat-quay de Glasgow, il avait monopolisé à son profit la curiosité publique; une foule considérable venait chaque jour le visiter; on ne s’intéressait qu’à lui, on ne parlait que de lui, au grand déplaisir des autres capitaines du port, entre autres du capitaine Burton, commandant le Scotia, un magnifique steamer amarré auprès du Duncan, et en partance pour Calcutta.
Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de considérer le Duncan comme un simple fly-boat[12].
Cependant tout l’intérêt se concentrait sur le yacht de lord Glenarvan, et s’accroissait de jour en jour.
En effet, le moment du départ approchait, John Mangles s’était montré habile et expéditif. Un mois après ses essais dans le golfe de la Clyde, le Duncan, arrimé, approvisionné, aménagé, pouvait prendre la mer. Le départ fut fixé au 25 août, ce qui permettait au yacht d’arriver vers le commencement du printemps des latitudes australes.
Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu, n’avait pas été sans recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du voyage; mais il n’en tint aucun compte, et il se disposa à quitter Malcolm-Castle. D’ailleurs, beaucoup le blâmaient qui l’admiraient sincèrement. Puis, l’opinion publique se déclara franchement pour le lord écossais, et tous les journaux, à l’exception des «organes du gouvernement», blâmèrent unanimement la conduite des commissaires de l’amirauté dans cette affaire. Au surplus, lord Glenarvan fut insensible au blâme comme à l’éloge: il faisait son devoir, et se souciait peu du reste.
Le 24 août, Glenarvan, lady Helena, le major Mac Nabbs, Mary et Robert Grant, Mr Olbinett, le steward du yacht, et sa femme Mrs Olbinett, attachée au service de lady Glenarvan, quittèrent Malcolm-Castle, après avoir reçu les touchants adieux des serviteurs de la famille. Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. La population de Glasgow accueillit avec une sympathique admiration lady Helena, la jeune et courageuse femme qui renonçait aux tranquilles plaisirs d’une vie opulente et volait au secours des naufragés.
Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme occupaient dans la dunette tout l’arrière du Duncan; ils se composaient de deux chambres à coucher, d’un salon et de deux cabinets de toilette; puis il y avait un carré commun, entouré de six cabines, dont cinq étaient occupées par Mary et Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett, et le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John Mangles et de Tom Austin, elles se trouvaient situées en retour et s’ouvraient sur le tillac.
L’équipage était logé dans l’entrepont, et fort à son aise, car le yacht n’emportait d’autre cargaison que son charbon, ses vivres et des armes. La place n’avait donc pas manqué à John Mangles pour les aménagements intérieurs, et il en avait habilement profité.
Le Duncan devait partir dans la nuit du 24 au 25 août, à la marée descendante de trois heures du matin. Mais, auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. À huit heures du soir, lord Glenarvan et ses hôtes, l’équipage entier, depuis les chauffeurs jusqu’au capitaine, tous ceux qui devaient prendre part à ce voyage de dévouement, abandonnèrent le yacht et se rendirent à Saint-Mungo, la vieille cathédrale de Glasgow.
Cette antique église restée intacte au milieu des ruines causées par la réforme et si merveilleusement décrite par Walter Scott, reçut sous ses voûtes massives les passagers et les marins du Duncan.
Une foule immense les accompagnait. Là, dans la grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le révérend Morton implora les bénédictions du ciel et mit l’expédition sous la garde de la providence. Il y eut un moment où la voix de Mary Grant s’éleva dans la vieille église. La jeune fille priait pour ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la reconnaissance. Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. À onze heures, chacun était rentré à bord. John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs.
À minuit, les feux furent allumés; le capitaine donna l’ordre de les pousser activement, et bientôt des torrents de fumée noire se mêlèrent aux brumes de la nuit. Les voiles du Duncan avaient été soigneusement renfermées dans l’étui de toile qui servait à les garantir des souillures du charbon, car le vent soufflait du sud- ouest et ne pouvait favoriser la marche du navire.
À deux heures, le Duncan commença à frémir sous la trépidation de ses chaudières; le manomètre marqua une pression de quatre atmosphères; la vapeur réchauffée siffla par les soupapes; la marée était étale; le jour permettait déjà de reconnaître les passes de la Clyde entre les balises et les biggings[13] dont les fanaux s’effaçaient peu à peu devant l’aube naissante. Il n’y avait plus qu’à partir.
John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont.
Bientôt le jusant se fit sentir; le Duncan lança dans les airs de vigoureux coups de sifflet, largua ses amarres, et se dégagea des navires environnants; l’hélice fut mise en mouvement et poussa le yacht dans le chenal de la rivière.
John n’avait pas pris de pilote; il connaissait admirablement les passes de la Clyde, et nul pratique n’eût mieux manoeuvré à son bord. Le yacht évoluait sur un signe de lui: de la main droite il commandait à la machine; de la main gauche, au gouvernail, silencieusement et sûrement. Bientôt les dernières usines firent place aux villas élevées çà et là sur les collines riveraines, et les bruits de la ville s’éteignirent dans l’éloignement.
Une heure après le Duncan rasa les rochers de Dumbarton; deux heures plus tard, il était dans le golfe de la Clyde; à six heures du matin, il doublait le mull de Cantyre, sortait du canal du nord, et voguait en plein océan.
Chapitre VI
Le passager de la cabine numéro six.
Pendant cette première journée de navigation, la mer fut assez houleuse, et le vent fraîchit vers le soir; le Duncan était fort secoué; aussi les dames ne parurent-elles pas sur la dunette; elles restèrent couchées dans leurs cabines, et firent bien.
Mais le lendemain le vent tourna d’un point; le capitaine John établit la misaine, la brigantine et le petit hunier; le Duncan, mieux appuyé sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant purent dès l’aube rejoindre sur le pont lord Glenarvan, le major et le capitaine. Le lever du soleil fut magnifique. L’astre du jour, semblable à un disque de métal doré par les procédés Ruolz, sortait de l’océan comme d’un immense bain voltaïque.
Le Duncan glissait au milieu d’une irradiation splendide, et l’on eût vraiment dit que ses voiles se tendaient sous l’effort des rayons du soleil.
Les hôtes du yacht assistaient dans une silencieuse contemplation à cette apparition de l’astre radieux.
«Quel admirable spectacle! dit enfin lady Helena. Voilà le début d’une belle journée. Puisse le vent ne point se montrer contraire et favoriser la marche duDuncan.
— Il serait impossible d’en désirer un meilleur, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan, et nous n’avons pas à nous plaindre de ce commencement de voyage.
— La traversée sera-t-elle longue, mon cher Edward?
— C’est au capitaine John de nous répondre, dit Glenarvan. Marchons-nous bien? Êtes-vous satisfait de votre navire, John?
— Très satisfait, votre honneur, répliqua John; c’est un merveilleux bâtiment, et un marin aime à le sentir sous ses pieds. Jamais coque et machine ne furent mieux en rapport; aussi, vous voyez comme le sillage du yacht est plat, et combien il se dérobe aisément à la vague. Nous marchons à raison de dix-sept milles à l’heure. Si cette rapidité se soutient, nous couperons la ligne dans dix jours, et avant cinq semaines nous aurons doublé le cap Horn.
— Vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant cinq semaines!
— Oui, madame, répondit la jeune fille, j’entends, et mon coeur a battu bien fort aux paroles du capitaine.
— Et cette navigation, miss Mary, demanda lord Glenarvan, comment la supportez-vous?
— Assez bien, mylord, et sans éprouver trop de désagréments. D’ailleurs, je m’y ferai vite.
— Et notre jeune Robert?
— Oh! Robert, répondit John Mangles, quand il n’est pas fourré dans la machine, il est juché à la pomme des mâts. Je vous le donne pour un garçon qui se moque du mal de mer. Et tenez! Le voyez-vous?»
Sur un geste du capitaine, tous les regards se portèrent vers le mât de misaine, et chacun put apercevoir Robert suspendu aux balancines du petit perroquet à cent pieds en l’air. Mary ne put retenir un mouvement.
«Oh! Rassurez-vous, miss, dit John Mangles, je réponds de lui, et je vous promets de présenter avant peu un fameux luron au capitaine Grant, car nous le retrouverons, ce digne capitaine!
— Le ciel vous entende, Monsieur John, répondit la jeune fille.
— Ma chère enfant, reprit lord Glenarvan, il y a dans tout ceci quelque chose de providentiel qui doit nous donner bon espoir. Nous n’allons pas, on nous mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit. Et puis, voyez tous ces braves gens enrôlés au service d’une si belle cause. Non seulement nous réussirons dans notre entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultés. J’ai promis à lady Helena un voyage d’agrément, et je me trompe fort, ou je tiendrai ma parole.
— Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur des hommes.
— Non point, mais j’ai le meilleur des équipages sur le meilleur des navires. Est-ce que vous ne l’admirez pas notre Duncan, miss Mary?
— Au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je l’admire et en véritable connaisseuse.
— Ah! vraiment!
— J’ai joué tout enfant sur les navires de mon père; il aurait dû faire de moi un marin, et s’il le fallait, je ne serais peut-être pas embarrassée de prendre un ris ou de tresser une garcette.
— Eh! Miss, que dites-vous là? s’écria John Mangles.
— Si vous parlez ainsi, reprit lord Glenarvan, vous allez vous faire un grand ami du capitaine John, car il ne conçoit rien au monde qui vaille l’état de marin! Il n’en voit pas d’autre, même pour une femme! N’est-il pas vrai, John?
— Sans doute, votre honneur, répondit le jeune capitaine, et j’avoue cependant que miss Grant est mieux à sa place sur la dunette qu’à serrer une voile de perroquet; mais je n’en suis pas moins flatté de l’entendre parler ainsi.
— Et surtout quand elle admire le Duncan, répliqua Glenarvan.
— Qui le mérite bien, répondit John.
— Ma foi, dit lady Helena, puisque vous êtes si fier de votre yacht, vous me donnez envie de le visiter jusqu’à fond de cale, et de voir comment nos braves matelots sont installés dans l’entrepont.
— Admirablement, répondit John; ils sont là comme chez eux.
— Et ils sont véritablement chez eux, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan. Ce yacht est une portion de notre vieille Calédonie! C’est un morceau détaché du comté de Dumbarton qui vogue par grâce spéciale, de telle sorte que nous n’avons pas quitté notre pays! Le Duncan, c’est le château de Malcolm, et l’océan, c’est le lac Lomond.
— Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du château, répondit lady Helena.
— À vos ordres, madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez- moi prévenir Olbinett.»
Le steward du yacht était un excellent maître d’hôtel, un écossais qui aurait mérité d’être français pour son importance; d’ailleurs, remplissant ses fonctions avec zèle et intelligence.
Il se rendit aux ordres de son maître.
«Olbinett, nous allons faire un tour avant déjeuner, dit Glenarvan, comme s’il se fût agi d’une promenade à Tarbet ou au lac Katrine; j’espère que nous trouverons la table servie à notre retour.»
Olbinett s’inclina gravement.
«Nous accompagnez-vous, major? dit lady Helena.
— Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs.
— Oh! fit lord Glenarvan, le major est absorbé dans les fumées de son cigare; il ne faut pas l’en arracher; car je vous le donne pour un intrépide fumeur, miss Mary. Il fume toujours, même en dormant.»
Le major fit un signe d’assentiment, et les hôtes de lord Glenarvan descendirent dans l’entrepont.
Mac Nabbs, demeuré seul, et causant avec lui-même, selon son habitude, mais sans jamais se contrarier, s’enveloppa de nuages plus épais; il restait immobile, et regardait à l’arrière le sillage du yacht. Après quelques minutes, d’une muette contemplation, il se retourna et se vit en face d’un nouveau personnage. Si quelque chose avait pu le surprendre, le major eût été surpris de cette rencontre, car ce passager lui était absolument inconnu.
Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir quarante ans; il ressemblait à un long clou à grosse tête; sa tête, en effet, était large et forte, son front haut, son nez allongé, sa bouche grande, son menton fortement busqué. Quant à ses yeux, ils se dissimulaient derrière d’énormes lunettes rondes et son regard semblait avoir cette indécision particulière aux nyctalopes[14]. Sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai; il n’avait pas l’air rébarbatif de ces graves personnages qui ne rient jamais, par principe, et dont la nullité se couvre d’un masque sérieux. Loin de là. Le laisser-aller, le sans-façon aimable de cet inconnu démontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les choses par leur bon côté. Mais sans qu’il eût encore parlé, on le sentait parleur, et distrait surtout, à la façon des gens qui ne voient pas ce qu’ils regardent, et qui n’entendent pas ce qu’ils écoutent. Il était coiffé d’une casquette de voyage, chaussé de fortes bottines jaunes et de guêtres de cuir, vêtu d’un pantalon de velours marron et d’une jaquette de même étoffe, dont les poches innombrables semblaient bourrées de calepins, d’agendas, de carnets, de portefeuilles, et de mille objets aussi embarrassants qu’inutiles, sans parler d’une longue-vue qu’il portait en bandoulière.
L’agitation de cet inconnu contrastait singulièrement avec la placidité du major; il tournait autour de mac Nabbs, il le regardait, il l’interrogeait des yeux, sans que celui-ci s’inquiétât de savoir d’où il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à bord du Duncan.
Quand cet énigmatique personnage vit ses tentatives déjouées par l’indifférence du major, il saisit sa longue-vue, qui dans son plus grand développement mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les jambes écartées, semblable au poteau d’une grande route, il braqua son instrument sur cette ligne où le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon; après cinq minutes d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il s’appuya dessus comme il eût fait d’une canne; mais aussitôt les compartiments de la lunette glissèrent l’un sur l’autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau passager, auquel le point d’appui manqua subitement, faillit s’étaler au pied du grand mât.
Tout autre eût au moins souri à la place du major.
Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.
«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger.
Et il attendit. Personne ne parut.
«Steward!» répéta-t-il d’une voix plus forte.
Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la cuisine située sous le gaillard d’avant. Quel fut son étonnement de s’entendre ainsi interpellé par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?
«D’où vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan? C’est impossible.»
Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’étranger.
«Vous êtes le steward du bâtiment? lui demanda celui-ci.
— Oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur…
— Je suis le passager de la cabine numéro six.
— Numéro six? répéta le steward.
— Sans doute. Et vous vous nommez?…
— Olbinett.
— Eh bien! Olbinett, mon ami, répondit l’étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente- six heures que je n’ai mangé, ou plutôt trente-six heures que je n’ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d’une traite de Paris à Glasgow. À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît?
— À neuf heures», répondit machinalement Olbinett.
L’étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de prendre un temps long, car il ne la trouva qu’à sa neuvième poche.
«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je tombe d’inanition.»
Olbinett écoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait toujours et passait d’un sujet à un autre avec une extrême volubilité.
«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore levé! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul.»
Précisément, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut à l’escalier de la dunette.
«Voici le capitaine, dit Olbinett.
— Ah! Enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance!»
Si quelqu’un fut stupéfait, ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet étranger à son bord.
L’autre continuait de plus belle:
«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un départ il ne faut gêner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»
John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.
«Maintenant, reprit celui-ci, la présentation est faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia?
— Qu’entendez-vous par le Scotia? dit enfin John Mangles.
— Mais le Scotia qui nous porte, un bon navire dont on m’a vanté les qualités physiques non moins que les qualités morales de son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes compliments, alors!
— Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis même pas le capitaine Burton.
— Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du Scotia, Mr Burdness, que je m’adresse en ce moment?
— Mr Burdness?» répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité.
Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi? Cela faisait question dans son esprit, et il allait s’expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.
L’étranger les aperçut, et s’écria:
«Ah! Des passagers! Des passagères! Parfait. J’espère, Monsieur Burdness, que vous allez me présenter…»
Et s’avançant avec une parfaite aisance, sans attendre l’intervention de John Mangles:
«Madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady Helena, monsieur… Ajouta-t-il en s’adressant à lord Glenarvan.
— Lord Glenarvan, dit John Mangles.
— Mylord, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me présenter moi-même; mais, à la mer, il faut bien se relâcher un peu de l’étiquette; j’espère que nous ferons rapidement connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversée du Scotia nous paraîtra aussi courte qu’agréable.»
Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la présence de cet intrus sur la dunette du Duncan.
«Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler?
— À Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales, qui, après avoir passé vingt ans de sa vie à faire de la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les travaux des grands voyageurs.»
Chapitre VII
D’où vient et où va Jacques Paganel.
Le secrétaire de la société de géographie devait être un aimable personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement à qui il avait affaire; le nom et le mérite de Jacques Paganel lui étaient parfaitement connus; ses travaux géographiques, ses rapports sur les découvertes modernes insérés aux bulletins de la société, sa correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants les plus distingués de la France. Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu.
«Et maintenant que nos présentations sont faites, ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une question?
— Vingt questions, mylord, répondit Jacques Paganel; ce sera toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.
— C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire?
— Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J’ai sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab dans le Scotia, où j’avais fait retenir de Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre. Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué par trente heures de route, et sachant que pour éviter le mal de mer c’est une précaution bonne à prendre de se coucher en arrivant et de ne pas bouger de son cadre pendant les premiers jours de la traversée, je me suis mis au lit incontinent, et j’ai consciencieusement dormi pendant trente-six heures, je vous prie de le croire.»
Les auditeurs de Jacques Paganel savaient désormais à quoi s’en tenir sur sa présence à bord.
Le voyageur français, se trompant de navire, s’était embarqué pendant que l’équipage du Duncan assistait à la cérémonie de Saint-Mungo. Tout s’expliquait. Mais qu’allait dire le savant géographe, lorsqu’il apprendrait le nom et la destination du navire sur lequel il avait pris passage?
«Ainsi, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, c’est Calcutta que vous avez choisi pour point de départ de vos voyages?
— Oui, mylord. Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. C’est mon plus beau rêve qui va se réaliser enfin dans la patrie des éléphants et des taugs.
— Alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays?
— Non, mylord, cela me serait désagréable, car j’ai des recommandations pour lord Sommerset, le gouverneur général des indes, et une mission de la société de géographie que je tiens à remplir.
— Ah! vous avez une mission?
— Oui, un utile et curieux voyage à tenter, et dont le programme a été rédigé par mon savant ami et collègue M Vivien De Saint- Martin. Il s’agit, en effet, de s’élancer sur les traces des frères Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb, d’Hodgson, des missionnaires Huc et Gabet, de Moorcroft, de M Jules Remy, et de tant d’autres voyageurs célèbres. Je veux réussir là où le missionnaire Krick a malheureusement échoué en 1846; en un mot, reconnaître le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet pendant un espace de quinze cents kilomètres, en longeant la base septentrionale de l’Himalaya, et savoir enfin si cette rivière ne se joint pas au Brahmapoutre dans le nord-est de l’Assam. La médaille d’or, mylord, est assurée au voyageur qui parviendra à réaliser ainsi l’un des plus vifs desiderata de la géographie des Indes.»
Paganel était magnifique. Il parlait avec une animation superbe. Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. Il eût été aussi impossible de l’arrêter que le Rhin aux chutes de Schaffouse.
«Monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan, après un instant de silence, c’est là certainement un beau voyage et dont la science vous sera fort reconnaissante; mais je ne veux pas prolonger plus longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins, vous devez renoncer au plaisir de visiter les Indes.
— Y renoncer! Et pourquoi?
— Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne.
— Comment! Le capitaine Burton…
— Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles.
— Mais le Scotia?
— Mais ce navire n’est pas le Scotia!»
L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre.
Il regarda tour à tour lord Glenarvan, toujours sérieux, lady Helena et Mary Grant, dont les traits exprimaient un sympathique chagrin, John Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait pas; puis, levant les épaules et ramenant ses lunettes de son front à ses yeux:
«Quelle plaisanterie!» s’écria-t-il.
Mais en ce moment ses yeux rencontrèrent la roue du gouvernail qui portait ces deux mots en exergue:
DUNCAN
GLASGOW
«Le Duncan! le Duncan!» fit-il en poussant un véritable cri de désespoir!
Puis, dégringolant l’escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine.
Dès que l’infortuné savant eut disparu, personne à bord, sauf le major, ne put garder son sérieux, et le rire gagna jusqu’aux matelots. Se tromper de railway! Bon! Prendre le train d’Édimbourg pour celui de Dumbarton. Passe encore! Mais se tromper de navire, et voguer vers le Chili quand on veut aller aux Indes, c’est là le fait d’une haute distraction.
«Au surplus, cela ne m’étonne pas de la part de Jacques Paganel, dit Glenarvan; il est fort cité pour de pareilles mésaventures. Un jour, il a publié une célèbre carte d’Amérique, dans laquelle il avait mis le Japon. Cela ne l’empêche pas d’être un savant distingué, et l’un des meilleurs géographes de France.
— Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre monsieur? dit lady Helena. Nous ne pouvons l’emmener en Patagonie.
— Pourquoi non? répondit gravement Mac Nabbs; nous ne sommes pas responsables de ses distractions. Supposez qu’il soit dans un train de chemin de fer, le ferait-il arrêter?
— Non, mais il descendrait à la station prochaine, reprit lady Helena.
— Eh bien, dit Glenarvan, c’est ce qu’il pourra faire, si cela lui plaît, à notre prochaine relâche.»
En ce moment, Paganel, piteux et honteux, remontait sur la dunette, après s’être assuré de la présence de ses bagages à bord. Il répétait incessamment ces mots malencontreux; le Duncan! le Duncan!
Il n’en eût pas trouvé d’autres dans son vocabulaire. Il allait et venait, examinant la mâture du yacht, et interrogeant le muet horizon de la pleine mer. Enfin, il revint vers lord Glenarvan:
«Et ce Duncan va?… Dit-il.
— En Amérique, Monsieur Paganel.
— Et plus spécialement?…
— À Concepcion.
— Au Chili! Au Chili! s’écria l’infortuné géographe. Et ma mission des Indes! Mais que vont dire M De Quatrefages, le président de la commission centrale! Et M D’Avezac! Et M Cortambert! Et M Vivien De Saint-Martin! Comment me représenter aux séances de la société!
— Voyons, Monsieur Paganel, répondit Glenarvan, ne vous désespérez pas. Tout peut s’arranger, et vous n’aurez subi qu’un retard relativement de peu d’importance. Le Yarou-Dzangbo-Tchou vous attendra toujours dans les montagnes du Tibet. Nous relâcherons bientôt à Madère, et là vous trouverez un navire qui vous ramènera en Europe.
— Je vous remercie, mylord, il faudra bien se résigner. Mais, on peut le dire, voilà une aventure extraordinaire, et il n’y a qu’à moi que ces choses arrivent. Et ma cabine qui est retenue à bord du Scotia!
— Ah! Quant au Scotia, je vous engage à y renoncer provisoirement.
— Mais, dit Paganel, après avoir examiné de nouveau le navire, le Duncan est un yacht de plaisance?
— Oui, monsieur, répondit John Mangles, et il appartient à son honneur lord Glenarvan.
— Qui vous prie d’user largement de son hospitalité, dit Glenarvan.
— Mille grâces, mylord, répondit Paganel; je suis vraiment sensible à votre courtoisie; mais permettez-moi une simple observation: c’est un beau pays que l’Inde; il offre aux voyageurs des surprises merveilleuses; les dames ne le connaissent pas sans doute… Eh bien, l’homme de la barre n’aurait qu’à donner un tour de roue, et le yacht le Duncan voguerait aussi facilement vers Calcutta que vers Concepcion; or, puisqu’il fait un voyage d’agrément…»
Les hochements de tête qui accueillirent la proposition de Paganel ne lui permirent pas d’en continuer le développement. Il s’arrêta court.
«Monsieur Paganel, dit alors lady Helena, s’il ne s’agissait que d’un voyage d’agrément, je vous répondrais: Allons tous ensemble aux grandes-Indes, et lord Glenarvan ne me désapprouverait pas. Mais le Duncan va rapatrier des naufragés abandonnés sur la côte de la Patagonie, et il ne peut changer une si humaine destination…»
En quelques minutes, le voyageur français fut mis au courant de la situation; il apprit, non sans émotion, la providentielle rencontre des documents, l’histoire du capitaine Grant, la généreuse proposition de lady Helena.
«Madame, dit-il, permettez-moi d’admirer votre conduite en tout ceci, et de l’admirer sans réserve. Que votre yacht continue sa route, je me reprocherais de le retarder d’un seul jour.
— Voulez-vous donc vous associer à nos recherches? demanda lady Helena.
— C’est impossible, madame, il faut que je remplisse ma mission. Je débarquerai à votre prochaine relâche…
— À Madère alors, dit John Mangles.
— À Madère, soit. Je ne serai qu’à cent quatre-vingts lieues de Lisbonne, et j’attendrai là des moyens de transport.
— Eh bien, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, il sera fait suivant votre désir, et pour mon compte, je suis heureux de pouvoir vous offrir pendant quelques jours l’hospitalité à mon bord. Puissiez- vous ne pas trop vous ennuyer dans notre compagnie!
— Oh! Mylord, s’écria le savant, je suis encore trop heureux de m’être trompé d’une si agréable façon! Néanmoins, c’est une situation fort ridicule que celle d’un homme qui s’embarque pour les Indes et fait voile pour l’Amérique!»
Malgré cette réflexion mélancolique, Paganel prit son parti d’un retard qu’il ne pouvait empêcher.
Il se montra aimable, gai et même distrait; il enchanta les dames par sa bonne humeur; avant la fin de la journée, il était l’ami de tout le monde. Sur sa demande, le fameux document lui fut communiqué. Il l’étudia avec soin, longuement, minutieusement. Aucune autre interprétation ne lui parut possible. Mary Grant et son frère lui inspirèrent le plus vif intérêt.
Il leur donna bon espoir. Sa façon d’entrevoir les événements et le succès indiscutable qu’il prédit au Duncan arrachèrent un sourire à la jeune fille. Vraiment, sans sa mission, il se serait lancé à la recherche du capitaine Grant!
En ce qui concerne lady Helena, quand il apprit qu’elle était fille de William Tuffnel, ce fut une explosion d’interjections admiratives. Il avait connu son père. Quel savant audacieux! Que de lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant de la société! C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec M Malte-Brun! Quelle rencontre, et quel plaisir de voyager avec la fille de William Tuffnel!
Finalement, il demanda à lady Helena la permission de l’embrasser. À quoi consentit lady Glenarvan quoique de fût peut-être un peu «improper.»
Chapitre VIII
Un brave homme de plus à bord du «Duncan».
Cependant le yacht, favorisé par les courants du nord de l’Afrique, marchait rapidement vers l’équateur. Le 30 août, on eut connaissance du groupe de Madère. Glenarvan, fidèle à sa promesse, offrit à son nouvel hôte de relâcher pour le mettre à terre.
«Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère?
— Non, dit Glenarvan.
— Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. Madère est une île trop connue. Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. On a tout dit, tout écrit sur ce groupe, qui est, d’ailleurs, en pleine décadence au point de vue de la viticulture. Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère! La récolte de vin qui, en 1813, s’élevait à vingt-deux mille pipes[15], est tombée, en 1845, à deux mille six cent soixante-neuf. Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents! C’est un affligeant spectacle. Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries?…
— Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. Cela ne nous écarte pas de notre route.
— Je le sais, mon cher lord. Aux Canaries, voyez-vous, il y a trois groupes à étudier, sans parler du pic de Ténériffe, que j’ai toujours désiré voir. C’est une occasion. J’en profite, et, en attendant le passage d’un navire qui me ramène en Europe, je ferai l’ascension de cette montagne célèbre.
— Comme il vous plaira, mon cher Paganel», répondit lord Glenarvan, qui ne put s’empêcher de sourire.
Et il avait raison de sourire.
Les Canaries sont peu éloignées de Madère. Deux cent cinquante milles[16] à peine séparent les deux groupes, distance insignifiante pour un aussi bon marcheur que le Duncan.
Le 31 août, à deux heures du soir, John Mangles et Paganel se promenaient sur la dunette. Le français pressait son compagnon de vives questions sur le Chili; tout à coup le capitaine l’interrompit, et montrant dans le sud un point de l’horizon:
«Monsieur Paganel? dit-il.
— Mon cher capitaine, répondit le savant.
— Veuillez porter vos regards de ce côté. Ne voyez-vous rien?
— Rien.
— Vous ne regardez pas où il faut. Ce n’est pas à l’horizon, mais au-dessus, dans les nuages.
— Dans les nuages? J’ai beau chercher…
— Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré.
— Je ne vois rien.
— C’est que vous ne voulez pas voir. Quoi qu’il en soit, et bien que nous en soyons à quarante milles, vous m’entendez, le pic de Ténériffe est parfaitement visible au-dessus de l’horizon.»
Que Paganel voulût voir ou non, il dut se rendre à l’évidence quelques heures plus tard, à moins de s’avouer aveugle.
«Vous l’apercevez enfin? lui dit John Mangles.
— Oui, oui, parfaitement, répondit Paganel; et c’est là, ajouta- t-il d’un ton dédaigneux, c’est là ce qu’on appelle le pic de Ténériffe?
— Lui-même.
— Il paraît avoir une hauteur assez médiocre.
— Cependant il est élevé de onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
— Cela ne vaut pas le Mont Blanc.
— C’est possible, mais quand il s’agira de le gravir, vous le trouverez peut-être suffisamment élevé.
— Oh! le gravir! Le gravir, mon cher capitaine, à quoi bon, je vous prie, après MM De Humboldt et Bonplan? Un grand génie, ce Humboldt! Il a fait l’ascension de cette montagne; il en a donné une description qui ne laisse rien à désirer; il en a reconnu les cinq zones: la zone des vins, la zone des lauriers, la zone des pins, la zone des bruyères alpines, et enfin la zone de la stérilité. C’est au sommet du piton même qu’il a posé le pied, et là, il n’avait même pas la place de s’asseoir. Du haut de la montagne, sa vue embrassait un espace égal au quart de l’Espagne. Puis il a visité le volcan jusque dans ses entrailles, et il a atteint le fond de son cratère éteint. Que voulez-vous que je fasse après ce grand homme, je vous le demande?
— En effet, répondit John Mangles, il ne reste plus rien à glaner. C’est fâcheux, car vous vous ennuierez fort à attendre un navire dans le port de Ténériffe. Il n’y a pas là beaucoup de distractions à espérer.
— Excepté les miennes, dit Paganel en riant. Mais, mon cher Mangles, est-ce que les îles du Cap-Vert n’offrent pas des points de relâche importants?
— Si vraiment. Rien de plus facile que de s’embarquer à Villa- Praïa.
— Sans parler d’un avantage qui n’est point à dédaigner, répliqua Paganel, c’est que les îles du Cap-Vert sont peu éloignées du Sénégal, où je trouverai des compatriotes. Je sais bien que l’on dit ce groupe médiocrement intéressant, sauvage, malsain; mais tout est curieux à l’oeil du géographe. Voir est une science. Il y a des gens qui ne savent pas voir, et qui voyagent avec autant d’intelligence qu’un crustacé. Croyez bien que je ne suis pas de leur école.
— À votre aise, monsieur Paganel, répondit John Mangles; je suis certain que la science géographique gagnera à votre séjour dans les îles du Cap-Vert. Nous devons précisément y relâcher pour faire du charbon. Votre débarquement ne nous causera donc aucun retard.»
Cela dit, le capitaine donna la route de manière à passer dans l’ouest des Canaries; le célèbre pic fut laissé sur bâbord, et le Duncan, continuant sa marche rapide, coupa le tropique du Cancer le 2 septembre, à cinq heures du matin.
Le temps vint alors à changer. C’était l’atmosphère humide et pesante de la saison des pluies, «le tempo das aguas», suivant l’expression espagnole, saison pénible aux voyageurs, mais utile aux habitants des îles africaines, qui manquent d’arbres, et conséquemment qui manquent d’eau. La mer, très houleuse, empêcha les passagers de se tenir sur le pont; mais les conversations du carré n’en furent pas moins fort animées.
Le 3 septembre, Paganel se mit à rassembler ses bagages pour son prochain débarquement. Le Duncan évoluait entre les îles du Cap- Vert; il passa devant l’île du sel, véritable tombe de sable, infertile et désolée; après avoir longé de vastes bancs de corail, il laissa par le travers l’île Saint-Jacques, traversée du nord au midi par une chaîne de montagnes basaltiques que terminent deux mornes élevés. Puis John Mangles embouqua la baie de Villa-Praïa, et mouilla bientôt devant la ville par huit brasses de fond. Le temps était affreux et le ressac excessivement violent, bien que la baie fût abritée contre les vents du large. La pluie tombait à torrents et permettait à peine de voir la ville, élevée sur une plaine en forme de terrasse qui s’appuyait à des contreforts de roches volcaniques hauts de trois cents pieds. L’aspect de l’île à travers cet épais rideau de pluie était navrant.
Lady Helena ne put donner suite à son projet de visiter la ville; l’embarquement du charbon ne se faisait pas sans de grandes difficultés. Les passagers duDuncan se virent donc consignés sous la dunette, pendant que la mer et le ciel mêlaient leurs eaux dans une inexprimable confusion. La question du temps fut naturellement à l’ordre du jour dans les conversations du bord. Chacun dit son mot, sauf le major, qui eût assisté au déluge universel avec une indifférence complète. Paganel allait et venait en hochant la tête.
«C’est un fait exprès, disait-il.
— Il est certain, répondit Glenarvan, que les éléments se déclarent contre vous.
— J’en aurai pourtant raison.
— Vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit lady Helena.
— Moi, madame, parfaitement. Je ne la crains que pour mes bagages et mes instruments. Tout sera perdu.
— Il n’y a que le débarquement à redouter, reprit Glenarvan. Une fois à Villa-Praïa, vous ne serez pas trop mal logé; peu proprement, par exemple: En compagnie de singes et de porcs dont les relations ne sont pas toujours agréables. Mais un voyageur n’y regarde pas de si près. D’abord il faut espérer que dans sept ou huit mois vous pourrez vous embarquer pour l’Europe.
— Sept ou huit mois! s’écria Paganel.
— Au moins. Les îles du Cap-Vert ne sont pas très fréquentées des navires pendant la saison des pluies. Mais vous pourrez employer votre temps d’une façon utile. Cet archipel est encore peu connu; en topographie, en climatologie, en ethnographie, en hypsométrie, il y a beaucoup à faire.
— Vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady Helena.
— Il n’y en a pas, madame, répondit Paganel.
— Eh bien, des rivières?
— Il n’y en a pas non plus.
— Des cours d’eau alors?
— Pas davantage.
— Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forêts.
— Pour faire des forêts, il faut des arbres; or, il n’y a pas d’arbres.
— Un joli pays! répliqua le major.
— Consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors Glenarvan, vous aurez du moins des montagnes.
— Oh! peu élevées et peu intéressantes, mylord. D’ailleurs, ce travail a été fait.
— Fait! dit Glenarvan.
— Oui, voilà bien ma chance habituelle. Si, aux Canaries, je me voyais en présence des travaux de Humboldt, ici, je me trouve devancé par un géologue, M Charles Sainte-Claire Deville!
— Pas possible?
— Sans doute, répondit Paganel d’un ton piteux. Ce savant se trouvait à bord de la corvette de l’état la décidée, pendant sa relâche aux îles du Cap-Vert, et il a visité le sommet le plus intéressant du groupe, le volcan de l’île Fogo. Que voulez-vous que je fasse après lui?
— Voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady Helena. Qu’allez-vous devenir, Monsieur Paganel?»
Paganel garda le silence pendant quelques instants.
«Décidément, reprit Glenarvan, vous auriez mieux fait de débarquer à Madère, quoiqu’il n’y ait plus de vin!»
Nouveau silence du savant secrétaire de la société de géographie.
«Moi, j’attendrais», dit le major, exactement comme s’il avait dit: je n’attendrais pas.
«Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où comptez-vous relâcher désormais?
— Oh! Pas avant Concepcion.
— Diable! Cela m’écarte singulièrement des Indes.
— Mais non, du moment que vous avez passé le cap Horn, vous vous en rapprochez.
— Je m’en doute bien.
— D’ailleurs, reprit Glenarvan avec le plus grand sérieux, quand on va aux Indes, qu’elles soient orientales ou occidentales, peu importe.
— Comment, peu importe!
— Sans compter que les habitants des pampas de la Patagonie sont aussi bien des indiens que les indigènes du Pendjaub.
— Ah! parbleu, mylord, s’écria Paganel, voilà une raison que je n’aurais jamais imaginée!
— Et puis, mon cher Paganel, on peut gagner la médaille d’or en quelque lieu que ce soit; il y a partout à faire, à chercher, à découvrir, dans les chaînes des Cordillères comme dans les montagnes du Tibet.
— Mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou?
— Bon! vous le remplacerez par le Rio-Colorado! Voilà un fleuve peu connu, et qui sur les cartes coule un peu trop à la fantaisie des géographes.
— Je le sais, mon cher lord, il y a là des erreurs de plusieurs degrés. Oh! je ne doute pas que sur ma demande la société de Géographie ne m’eût envoyé dans la Patagonie aussi bien qu’aux Indes. Mais je n’y ai pas songé.
— Effet de vos distractions habituelles.
— Voyons, Monsieur Paganel, nous accompagnez-vous? dit lady Helena de sa voix la plus engageante.
— Madame, et ma mission?
— Je vous préviens que nous passerons par le détroit de Magellan, reprit Glenarvan.
— Mylord, vous êtes un tentateur.
— J’ajoute que nous visiterons le Port-Famine!
— Le Port-Famine, s’écria le français, assailli de toutes parts, ce port célèbre dans les fastes géographiques!
— Considérez aussi, Monsieur Paganel, reprit lady Helena, que, dans cette entreprise, vous aurez le droit d’associer le nom de la France à celui de l’écosse.
— Oui, sans doute!
— Un géographe peut servir utilement notre expédition, et quoi de plus beau que de mettre la science au service de l’humanité?
— Voilà qui est bien dit, madame!
— Croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou plutôt la providence. Imitez-nous. Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis. Elle vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus.
— Voulez-vous que je vous le dise, mes braves amis? reprit alors Paganel; eh bien, vous avez grande envie que je reste!
— Et vous, Paganel, vous mourez d’envie de rester, repartit Glenarvan.
— Parbleu! s’écria le savant géographe, mais je craignais d’être indiscret!»
Chapitre IX
Le détroit de Magellan.
La joie fut générale à bord, quand on connut la résolution de Paganel. Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. Le digne secrétaire faillit tomber à la renverse.
«Un rude petit bonhomme, dit-il, je lui apprendrai la géographie.»
Or, comme John Mangles se chargeait d’en faire un marin, Glenarvan un homme de coeur, le major un garçon de sang-froid, lady Helena un être bon et généreux, Mary Grant un élève reconnaissant envers de pareils maîtres, Robert devait évidemment devenir un jour un gentleman accompli.
Le Duncan termina rapidement son chargement de charbon, puis, quittant ces tristes parages, il gagna vers l’ouest le courant de la côte du Brésil, et, le 7 septembre, après avoir franchi l’équateur sous une belle brise du nord, il entra dans l’hémisphère austral.
La traversée se faisait donc sans peine. Chacun avait bon espoir. Dans cette expédition à la recherche du capitaine Grant, la somme des probabilités semblait s’accroître chaque jour.
L’un des plus confiants du bord, c’était le capitaine. Mais sa confiance venait surtout du désir qui le tenait si fort au coeur de voir miss Mary heureuse et consolée. Il s’était pris d’un intérêt tout particulier pour cette jeune fille; et ce sentiment, il le cacha si bien, que, sauf Mary Grant et lui, tout le monde s’en aperçut à bord duDuncan.
Quant au savant géographe, c’était probablement l’homme le plus heureux de l’hémisphère austral; il passait ses journées à étudier les cartes dont il couvrait la table du carré; de là des discussions quotidiennes avec Mr Olbinett, qui ne pouvait mettre le couvert. Mais Paganel avait pour lui tous les hôtes de la dunette, sauf le major, que les questions géographiques laissaient fort indifférent, surtout à l’heure du dîner. De plus, ayant découvert toute une cargaison de livres fort dépareillés dans les coffres du second, et parmi eux un certain nombre d’ouvrages espagnols, Paganel résolut d’apprendre la langue de Cervantes, que personne ne savait à bord. Cela devait faciliter ses recherches sur le littoral chilien. Grâce à ses dispositions au polyglottisme, il ne désespérait pas de parler couramment ce nouvel idiome en arrivant à Concepcion. Aussi étudiait-il avec acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes.
Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner une instruction pratique au jeune Robert, et il lui apprenait l’histoire de ces côtes dont le Duncan s’approchait si rapidement.
On se trouvait alors, le 10 septembre, par 57°3’ de latitude et 31°15’ de longitude, et ce jour-là Glenarvan apprit une chose que de plus instruits ignorent probablement. Paganel racontait l’histoire de l’Amérique, et pour arriver aux grands navigateurs, dont le yacht suivait alors la route, il remonta à Christophe Colomb; puis il finit en disant que le célèbre génois était mort sans savoir qu’il avait découvert un nouveau monde. Tout l’auditoire se récria. Paganel persista dans son affirmation.
«Rien n’est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est acquis. À la fin du quinzième siècle, les esprits n’avaient qu’une préoccupation: faciliter les communications avec l’Asie, et chercher l’orient par les routes de l’occident; en un mot, aller par le plus court «au pays des épices». C’est ce que tenta Colomb. Il fit quatre voyages; il toucha l’Amérique aux côtes de Cumana, de Honduras, de Mosquitos, de Nicaragua, de Veragua, de Costa-Rica, de Panama, qu’il prit pour les terres du Japon et de la Chine, et mourut sans s’être rendu compte de l’existence du grand continent auquel il ne devait pas même léguer son nom!
— Je veux vous croire, mon cher Paganel, répondit Glenarvan; cependant vous me permettrez d’être surpris, et de vous demander quels sont les navigateurs qui ont reconnu la vérité sur les découvertes de Colomb?
— Ses successeurs, Ojeda, qui l’avait déjà accompagné dans ses voyages, ainsi que Vincent Pinzon, Vespuce, Mendoza, Bastidas, Cabral, Solis, Balboa. Ces navigateurs longèrent les côtes orientales de l’Amérique; ils les délimitèrent en descendant vers le sud, emportés, eux aussi, trois cent soixante ans avant nous, par ce courant qui nous entraîne! Voyez, mes amis, nous avons coupé l’équateur à l’endroit même où Pinzon le passa dans la dernière année du quinzième siècle, et nous approchons de ce huitième degré de latitude australe sous lequel il accosta les terres du Brésil. Un an après, le portugais Cabral descendit jusqu’au port Séguro. Puis Vespuce, dans sa troisième expédition en 1502, alla plus loin encore dans le sud. En 1508, Vincent Pinzon et Solis s’associèrent pour la reconnaissance des rivages américains, et en 1514, Solis découvrit l’embouchure du rio de la Plata, où il fut dévoré par les indigènes, laissant à Magellan la gloire de contourner le continent. Ce grand navigateur, en 1519, partit avec cinq bâtiments, suivit les côtes de la Patagonie, découvrit le port Désiré, le port San-Julian, où il fit de longues relâches, trouva par cinquante-deux degrés de latitude ce détroit des Onze-mille-vierges qui devait porter son nom, et, le 28 novembre 1520, il déboucha dans l’océan Pacifique. Ah! Quelle joie il dut éprouver, et quelle émotion fit battre son coeur, lorsqu’il vit une mer nouvelle étinceler à l’horizon sous les rayons du soleil!
— Oui, M Paganel, s’écria Robert Grant, enthousiasmé par les paroles du géographe, j’aurais voulu être là!
— Moi aussi, mon garçon, et je n’aurais pas manqué une occasion pareille, si le ciel m’eût fait naître trois cents ans plus tôt!
— Ce qui eût été fâcheux pour nous, Monsieur Paganel, répondit lady Helena, car vous ne seriez pas maintenant sur la dunette du Duncan à nous raconter cette histoire.
— Un autre l’eût dite à ma place, madame, et il aurait ajouté que la reconnaissance de la côte occidentale est due aux frères Pizarre. Ces hardis aventuriers furent de grands fondateurs de villes. Cusco, Quito, Lima, Santiago, Villarica, Valparaiso et Concepcion, où le Duncan nous mène, sont leur ouvrage. À cette époque, les découvertes de Pizarre se relièrent à celles de Magellan, et le développement des côtes américaines figura sur les cartes, à la grande satisfaction des savants du vieux monde.
— Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore été satisfait.
— Pourquoi donc? répondit Mary, en considérant son jeune frère qui se passionnait à l’histoire de ces découvertes.
— Oui, mon garçon, pourquoi? demanda lord Glenarvan avec le plus encourageant sourire.
— Parce que j’aurais voulu savoir ce qu’il y avait au delà du détroit de Magellan.
— Bravo, mon ami, répondit Paganel, et moi aussi, j’aurais voulu savoir si le continent se prolongeait jusqu’au pôle, ou s’il existait une mer libre, comme le supposait Drake, un de vos compatriotes, mylord. Il est donc évident que si Robert Grant et Jacques Paganel eussent vécu au XVIIe siècle, ils se seraient embarqués à la suite de Shouten et de Lemaire, deux hollandais fort curieux de connaître le dernier mot de cette énigme géographique.
— Étaient-ce des savants? demanda lady Helena.
— Non, mais d’audacieux commerçants, que le côté scientifique des découvertes inquiétait assez peu. Il existait alors une compagnie hollandaise des Indes orientales, qui avait un droit absolu sur tout le commerce fait par le détroit de Magellan. Or, comme à cette époque on ne connaissait pas d’autre passage pour se rendre en Asie par les routes de l’occident, ce privilège constituait un accaparement véritable. Quelques négociants voulurent donc lutter contre ce monopole, en découvrant un autre détroit, et de ce nombre fut un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et instruit. Il fit les frais d’une expédition commandée par son neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon marin, originaire de Horn. Ces hardis navigateurs partirent au mois de juin 1615, près d’un siècle après Magellan; ils découvrirent le détroit de Lemaire, entre la Terre de Feu et la terre des états, et, le 12 février 1616, ils doublèrent ce fameux cap Horn, qui, mieux que son frère, le cap de Bonne-Espérance, eût mérité de s’appeler le cap des tempêtes!
— Oui, certes, j’aurais voulu être là! s’écria Robert.
— Et tu aurais puisé à la source des émotions les plus vives, mon garçon, reprit Paganel en s’animant. Est-il, en effet, une satisfaction plus vraie, un plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord? Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, émerger du sein des flots! D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues! Ici un cap solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe perdu dans l’espace. Puis les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait; les baies échancrent des côtes déterminées, les caps s’appuient sur des rivages certains; enfin le nouveau continent, avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves, ses montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages, ses villes et ses capitales, se déploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifique! Ah! Mes amis, un découvreur de terres est un véritable inventeur! Il en a les émotions et les surprises! Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée! on a tout vu, tout reconnu, tout inventé en fait de continents ou de nouveaux mondes, et nous autres, derniers venus dans la science géographique, nous n’avons plus rien à faire?
— Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan.
— Et quoi donc?
— Ce que nous faisons!»
Cependant le Duncan filait sur cette route des Vespuce et des Magellan avec une rapidité merveilleuse. Le 15 septembre, il coupa le tropique du Capricorne, et le cap fut dirigé vers l’entrée du célèbre détroit. Plusieurs fois les côtes basses de la Patagonie furent aperçues, mais comme une ligne à peine visible à l’horizon; on les rangeait à plus de dix milles, et la fameuse longue-vue de Paganel ne lui donna qu’une vague idée de ces rivages américains.
Le 25 septembre, le Duncan se trouvait à la hauteur du détroit de Magellan. Il s’y engagea sans hésiter. Cette voie est généralement préférée par les navires à vapeur qui se rendent dans l’océan Pacifique. Sa longueur exacte n’est que de trois cent soixante-seize milles[17]; les bâtiments du plus fort tonnage y trouvent partout une eau profonde, même au ras de ses rivages, un fond d’une excellente tenue, de nombreuses aiguades, des rivières abondantes en poissons, des forêts riches en gibier, en vingt endroits des relâches sûres et faciles, enfin mille ressources qui manquent au détroit de Lemaire et aux terribles rochers du cap Horn, incessamment visités par les ouragans et les tempêtes.
Pendant les premières heures de navigation, c’est-à-dire sur un espace de soixante à quatre-vingts milles, jusqu’au cap Gregory, les côtes sont basses et sablonneuses. Jacques Paganel ne voulait perdre ni un point de vue, ni un détail du détroit. La traversée devait durer trente-six heures à peine, et ce panorama mouvant des deux rives valait bien la peine que le savant s’imposât de l’admirer sous les splendides clartés du soleil austral. Nul habitant ne se montra sur les terres du nord; quelques misérables Fuegiens seulement erraient sur les rocs décharnés de la Terre de Feu. Paganel eut donc à regretter de ne pas voir de patagons, ce qui le fâcha fort, au grand amusement de ses compagnons de route.
«Une Patagonie sans patagons, disait-il, ce n’est plus une Patagonie.
— Patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan, nous verrons des patagons.
— Je n’en suis pas certain.
— Mais il en existe, dit lady Helena.
— J’en doute fort, madame, puisque je n’en vois pas.
— Enfin, ce nom de patagons, qui signifie «grands pieds» en espagnol, n’a pas été donné à des êtres imaginaires.
— Oh! le nom n’y fait rien, répondit Paganel, qui s’entêtait dans son idée pour animer la discussion, et d’ailleurs, à vrai dire, on ignore comment ils se nomment!
— Par exemple! s’écria Glenarvan. Saviez-vous cela, major?
— Non, répondit Mac Nabbs, et je ne donnerais pas une livre d’écosse pour le savoir.
— Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indifférent! Si Magellan a nommé Patagons les indigènes de ces contrées, les Fuegiens les appellent Tiremenen, les Chiliens Caucalhues, les colons du Carmen Tehuelches, les Araucans Huiliches; Bougainville leur donne le nom de Chaouha, Falkner celui de Tehuelhets! Eux- mêmes ils se désignent sous la dénomination générale d’Inaken! Je vous demande comment vous voulez que l’on s’y reconnaisse, et si un peuple qui a tant de noms peut exister!
— Voilà un argument! répondit lady Helena.
— Admettons-le, reprit Glenarvan; mais notre ami Paganel avouera, je pense, que s’il y a doute sur le nom des patagons, il y a au moins certitude sur leur taille!
— Jamais je n’avouerai une pareille énormité, répondit Paganel.
— Ils sont grands, dit Glenarvan.
— Je l’ignore.
— Petits? demanda lady Helena.
— Personne ne peut l’affirmer.
— Moyens, alors? dit Mac Nabbs pour tout concilier.
— Je ne le sais pas davantage.
— Cela est un peu fort, s’écria Glenarvan; les voyageurs qui les ont vus…
— Les voyageurs qui les ont vus, répondit le géographe, ne s’entendent en aucune façon. Magellan dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture!
— Eh bien!
— Oui, mais Drake prétend que les anglais sont plus grands que le plus grand patagon!
— Oh! des anglais, c’est possible, répliqua dédaigneusement le major; mais s’il s’agissait d’écossais!
— Cavendish assure qu’ils sont grands et robustes, reprit Paganel. Hawkins en fait des géants. Lemaire et Shouten leur donnent onze pieds de haut.
— Bon, voilà des gens dignes de foi, dit Glenarvan.
— Oui, tout autant que Wood, Narborough et Falkner, qui leur ont trouvé une taille moyenne. Il est vrai que Byron, la Giraudais, Bougainville, Wallis et Carteret affirment que les patagons ont six pieds six pouces, tandis que M D’Orbigny, le savant qui connaît le mieux ces contrées, leur attribue une taille moyenne de cinq pieds quatre pouces.
— Mais alors, dit lady Helena, quelle est la vérité au milieu de tant de contradictions?
— La vérité, madame, répondit Paganel, la voici: C’est que les patagons ont les jambes courtes et le buste développé. On peut donc formuler son opinion d’une manière plaisante, en disant que ces gens-là ont six pieds quand ils sont assis, et cinq seulement quand ils sont debout.
— Bravo! Mon cher savant, répondit Glenarvan. Voilà qui est dit.
— À moins, reprit Paganel, qu’ils n’existent pas, ce qui mettrait tout le monde d’accord. Mais pour finir, mes amis, j’ajouterai cette remarque consolante: c’est que le détroit de Magellan est magnifique, même sans patagons!»
En ce moment, le Duncan contournait la presqu’île de Brunswick, entre deux panoramas splendides. Soixante-dix milles après avoir doublé le cap Gregory, il laissa sur tribord le pénitencier de Punta Arena. Le pavillon chilien et le clocher de l’église apparurent un instant entre les arbres.
Alors le détroit courait entre des masses granitiques d’un effet imposant; les montagnes cachaient leur pied au sein de forêts immenses, et perdaient dans les nuages leur tête poudrée d’une neige éternelle; vers le sud-ouest, le mont Tarn se dressait à six mille cinq cents pieds dans les airs; la nuit vint, précédée d’un long crépuscule; la lumière se fondit insensiblement en nuances douces; le ciel se constella d’étoiles brillantes, et la croix du sud vint marquer aux yeux des navigateurs la route du pôle austral. Au milieu de cette obscurité lumineuse, à la clarté de ces astres qui remplacent les phares des côtes civilisées, le yacht continua audacieusement sa route sans jeter l’ancre dans ces baies faciles dont le rivage abonde; souvent l’extrémité de ses vergues frôla les branches des hêtres antarctiques qui se penchaient sur les flots; souvent aussi son hélice battit les eaux des grandes rivières, en réveillant les oies, les canards, les bécassines, les sarcelles, et tout ce monde emplumé des humides parages.
Bientôt des ruines apparurent, et quelques écroulements auxquels la nuit prêtait un aspect grandiose, triste reste d’une colonie abandonnée, dont le nom protestera éternellement contre la fertilité de ces côtes et la richesse de ces forêts giboyeuses. Le Duncan passait devant le Port-Famine.
Ce fut à cet endroit même que l’espagnol Sarmiento, en 1581, vint s’établir avec quatre cents émigrants.
Il y fonda la ville de Saint-Philippe; des froids extrêmement rigoureux décimèrent la colonie, la disette acheva ceux que l’hiver avait épargnés, et, en 1587, le corsaire Cavendish trouva le dernier de ces quatre cents malheureux qui mourait de faim sur les ruines d’une ville vieille de six siècles après six ans d’existence.
Le Duncan longea ces rivages déserts; au lever du jour, il naviguait au milieu des passes rétrécies, entre des forêts de hêtres, de frênes et de bouleaux, du sein desquelles émergeaient des dômes verdoyants, des mamelons tapissés d’un houx vigoureux et des pics aigus, parmi lesquels l’obélisque de Buckland se dressait à une grande hauteur. Il passa à l’ouvert de la baie Saint- Nicolas, autrefois la baie des français, ainsi nommée par Bougainville; au loin, se jouaient des troupeaux de phoques et de baleines d’une grande taille, à en juger par leurs jets, qui étaient visibles à une distance de quatre milles.
Enfin, il doubla le cap Froward, tout hérissé encore des dernières glaces de l’hiver. De l’autre côté du détroit, sur la Terre de Feu, s’élevait à six milles pieds le mont Sarmiento, énorme agrégation de roches séparées par des bandes de nuages, et qui formaient dans le ciel comme un archipel aérien.
C’est au cap Froward que finit véritablement le continent américain, car le cap Horn n’est qu’un rocher perdu en mer sous le cinquante-sixième degré de latitude.
Ce point dépassé, le détroit se rétrécit entre la presqu’île de Brunswick et la terre de la désolation, longue île allongée entre mille îlots, comme un énorme cétacé échoué au milieu des galets.
Quelle différence entre cette extrémité si déchiquetée de l’Amérique et les pointes franches et nettes de l’Afrique, de l’Australie ou des Indes! Quel cataclysme inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire jeté entre deux océans?
Alors, aux rivages fertiles succédait une suite de côtes dénudées, à l’aspect sauvage, échancrées par les mille pertuis de cet inextricable labyrinthe.
Le Duncan, sans une erreur, sans une hésitation, suivait de capricieuses sinuosités en mêlant les tourbillons de sa fumée aux brumes déchirées par les rocs. Il passa, sans ralentir sa marche, devant quelques factoreries espagnoles établies sur ces rives abandonnées. Au cap Tamar, le détroit s’élargit; le yacht put prendre du champ pour tourner la côte accore des îles
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Tag der Veröffentlichung: 07.09.2014
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