I
Cédric ne connaissait rien de son histoire. Quoiqu’il habitât New-York, il savait, parce que sa mère le lui avait dit, que son père était Anglais ; mais quand le capitaine Errol était mort, Cédric était encore si petit qu’il ne se rappelait rien de lui, si ce n’est qu’il était grand, qu’il avait des yeux bleus, de longues moustaches, et qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur au monde pour lui, petit garçon de quatre ou cinq ans, que de faire le tour de la chambre sur son épaule. Pendant la maladie de son père, on avait emmené Cédric, et quand il revint, tout était fini. Mme Errol, qui avait été très malade aussi, commençait seulement à s’asseoir, vêtue de noir, dans son fauteuil près de la fenêtre. Elle était pâle, et toutes les fossettes avaient disparu de sa jolie figure. Ses grands yeux bruns se fixaient tristement dans le vide.
« Chérie, dit Cédric, — son père l’avait toujours appelée ainsi, et l’enfant faisait de même, — Chérie, papa va-t-il mieux ? »
Il sentit les bras de sa mère trembler autour de son cou. Alors il tourna vers elle sa tête bouclée, et, la regardant en face, il se sentit prêt à pleurer.
« Chérie, répéta-t-il, comment va papa ? »
Puis, tout à coup, son tendre petit cœur lui dit que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de grimper sur les genoux de sa maman, de lui jeter les bras autour du cou et de la baiser et baiser encore, et d’appuyer sa petite joue contre la sienne. Alors sa mère cacha sa figure dans la chevelure de son petit garçon et pleura amèrement en le tenant serré contre elle. Il semblait qu’elle ne pourrait jamais s’en séparer.
« Il est bien maintenant, sanglota-t-elle enfin ; il est bien, tout à fait bien ; mais nous, nous n’avons plus que nous au monde ; nous sommes tout l’un pour l’autre. »
Alors, tout petit qu’il était, Cédric comprit que son papa, si grand, si beau, si fort, était parti pour toujours, qu’il ne le reverrait plus jamais, qu’il était mort, comme il avait entendu dire que d’autres personnes l’étaient, quoiqu’il ne pût comprendre exactement ce que ce mot voulait dire. Voyant que sa mère pleurait toujours quand il prononçait son nom, il prit secrètement la résolution de ne plus en parler si souvent. Il se dit aussi qu’il valait mieux ne pas la laisser s’asseoir, muette et immobile, devant le feu ou à la fenêtre, et que ce silence et cette immobilité ne lui valaient rien.
Sa mère et lui connaissaient très peu de monde et menaient une vie très retirée : Mme Errol était orpheline et n’avait pas un seul parent quand le capitaine l’avait épousée. Le père de celui-ci, le comte de Dorincourt, était un vieux gentilhomme anglais, très riche et d’un caractère dur, qui détestait l’Amérique et les Américains.
Il avait deux fils plus âgés que le capitaine, et, d’après la loi anglaise, l’aîné seul devait hériter de ses titres et de ses propriétés, qui étaient considérables. Si le fils aîné venait à mourir, le second devait prendre sa place et récolter tout l’héritage, si bien que, quoique membre d’une riche et puissante famille, il y avait peu de chances pour le capitaine Errol de devenir riche et puissant lui-même.
Mais il arriva que la nature, qui ne tient pas compte des distinctions sociales, avait accordé au plus jeune fils des dons qu’elle avait refusés aux autres. Il était grand, beau, brave, intelligent et généreux. Il possédait le meilleur cœur du monde et semblait doué du pouvoir de se faire aimer de tous, tandis que ses frères aînés n’étaient l’un et l’autre ni beaux, ni aimables, ni intelligents. Pendant leur vie d’écoliers et d’étudiants, à Éton ou ailleurs, ils n’avaient su s’attirer ni l’affection de leurs camarades ni l’estime de leurs maîtres. Le comte de Dorincourt était sans cesse humilié à leur sujet. Son héritier, il le voyait avec dépit, ne ferait pas honneur à son noble nom et ne serait autre chose qu’un être égoïste et insignifiant. C’était une pensée très amère pour le vieux lord. Quelquefois il semblait en vouloir à son troisième fils de ce qu’il eût reçu tous les dons et qu’il possédât les qualités s’assortissant si bien à la haute position qui attendait l’aîné. Cependant, dans les profondeurs de son cœur, il ne pouvait, sans le lui témoigner toutefois, s’empêcher de se sentir porté vers ce fils qui flattait son orgueil. C’est dans un accès de colère causé par ces sentiments opposés qu’il l’avait envoyé en Amérique, de manière à n’avoir pas sans cesse sous les yeux le contraste que formait son jeune fils avec ses deux aînés, dont la conduite lui donnait de plus en plus de soucis et de chagrin.
Mais au bout de six mois, commençant à se sentir isolé et désireux en secret de le revoir, il lui ordonna de revenir. Sa lettre se croisa avec celle où le capitaine lui annonçait son désir de se marier. Quand le Comte reçut cette lettre, il entra dans une furieuse colère. Il écrivit de nouveau à son fils, lui défendant de reparaître jamais en sa présence, et même de jamais lui écrire, à lui ou à ses frères. Il ajouta qu’il le regardait désormais comme retranché de la famille et qu’il n’avait rien à attendre de lui.
Le capitaine fut très affligé à la réception de cette lettre. Il aimait l’Angleterre et la vieille maison où il était né, surtout son père, quelque rude qu’il se fût montré à son égard ; la pensée de ne jamais les revoir lui causait un profond chagrin. Cependant il connaissait assez le vieux lord pour savoir que sa résolution était irrévocable. Au bout de quelque temps, il parvint à trouver un emploi, se maria et s’établit dans un quartier tranquille et retiré de la ville. C’est là que Cédric vint au monde. Quoique leur intérieur fût très modeste, Mme Errol était si douce si gaie et si aimable que le jeune homme se sentait heureux en dépit des événements.
Jamais enfant ne fut mieux doué que Cédric. Comme sa mère, il avait de grands yeux bruns, bordés de longs cils, et ses cheveux blonds tombaient en boucles naturelles sur ses épaules. Il avait de plus des manières si gracieuses, une taille si souple et si élégante, il envoyait à tous ceux qui lui parlaient un si doux regard, accompagné d’un si aimable sourire, qu’il était impossible de le voir sans être séduit. Aussi n’y avait-il personne dans le quartier qu’ils habitaient, pas même M. Hobbes, l’épicier du coin de la rue, l’être le plus grincheux du monde, qui ne fût heureux de le voir et de lui parler. Son charme principal venait de son air ouvert et confiant. On sentait que son bon petit cœur sympathisait avec chacun et croyait qu’il en était de même des autres. Peut-être ces aimables dispositions naturelles se trouvaient-elles augmentées par la vie qu’il menait. Il avait toujours été choyé et traité avec tendresse ; jamais il n’avait entendu un mot dur ou même impoli. Son père usait toujours avec sa femme d’appellations affectueuses, et l’enfant l’imitait. Le capitaine veillait sur elle avec une tendre sollicitude, et Cédric s’efforçait de faire de même.
Aussi, quand il comprit que son cher papa ne reviendrait plus et qu’il vit combien sa maman était triste, il se dit, dans sa bonne petite âme, que, puisqu’elle n’avait plus que lui au monde, il devait faire tout ce qu’il pouvait pour la rendre heureuse. Cette pensée était dans son esprit d’enfant le jour où il revint chez sa mère, qu’il grimpa sur ses genoux, qu’il l’embrassa et qu’il mit sa tête bouclée sur sa poitrine ; elle y était quand il apporta ses jouets et ses livres d’images pour les lui montrer, et quand il se pelotonna à côté d’elle, sur le sofa où elle avait coutume de se reposer. Il n’était pas assez grand pour imaginer autre chose ; mais c’était plus pour le confort et la consolation de sa mère qu’il ne pouvait le savoir.
« Oh ! Mary, disait Mme Errol à la vieille bonne qui les servait depuis longtemps, je suis sûre que, tout petit qu’il est, il me comprend, qu’il devine tout ce que je souffre et qu’il veut me soulager. Il a un si brave petit cœur ! si tendre et si courageux ! »
Et en effet, Cédric continua à être le petit compagnon de sa mère, sortant, causant, jouant avec elle. Quand il sut lire, il lui lut tous les livres qui formaient sa bibliothèque enfantine, et de plus des livres sérieux ou les journaux. Peu à peu, les couleurs reparurent sur les joues de Mme Errol, et de temps en temps Mary, de sa cuisine, l’entendit rire des remarques et des raisonnements de Cédric.
« C’est qu’aussi, disait de son côté Mary à M. Hobbes, il a de si drôles de petites manières et il vous tient des discours si sérieux ! N’est-il pas venu dans ma cuisine, le jour où le président fut nommé, pour parler politique avec moi ! Il s’arrêta devant le feu, les mains dans ses petites poches, et, son innocente petite figure aussi grave que celle d’un juge, il me dit : « Mary, je m’intéresse beaucoup à l’élection : je suis un républicain ; Chérie aussi. Et vous, Mary, êtes-vous républicaine ? » Depuis ce moment il n’a jamais été sans me parler des affaires du gouvernement, et toujours de son air de petit homme. »
La vieille bonne était fort attachée à l’enfant dont elle était très fière. Elle était fière de sa gracieuse petite personne, de ses jolies manières, fière surtout des boucles dorées et brillantes qui tombaient autour de son aimable visage.
« Il n’y a pas un enfant dans la Cinquième Avenue, disait-elle (la Cinquième Avenue est le quartier aristocratique de New-York), non, il n’y en a pas un qui soit moitié aussi beau que lui. Tout le monde le regarde quand il a son habit de velours noir, taillé dans la vieille robe de madame. Avec ses cheveux bouclés, il a l’air d’un jeune lord. »
Cédric ne se demandait pas s’il ressemblait à un jeune lord ; d’abord il ne savait pas ce que c’était qu’un lord. Son plus grand ami était l’épicier du coin, le revêche épicier, qui n’était pas du tout revêche pour lui. Cédric le respectait et l’admirait beaucoup ; il le regardait comme un très riche et très puissant personnage. Il s’entassait tant de choses dans sa boutique : des pruneaux, des figues, des oranges, des biscuits ! De plus, il avait un cheval et une voiture pour porter ses marchandises. Cédric aimait bien aussi la laitière et le boulanger, ainsi que la marchande de pommes ; mais M. Hobbes l’emportait sur eux. Cédric et lui étaient dans de tels termes d’intimité que le petit garçon allait voir l’épicier tous les jours et restait longtemps assis dans la boutique, discutant la question du moment. M. Hobbes lisait les journaux avec assiduité et tenait Cédric au « courant des affaires ». Il lui disait si le Président « faisait son devoir ou non ».
C’est peu de temps après une élection qui les avait fort occupés, qu’un événement tout à fait inattendu apporta un changement extraordinaire dans la vie de Cédric, alors âgé d’un peu plus de huit ans.
Une chose à observer encore, c’est que cet événement arriva le jour même où M. Hobbes, parlant de l’Angleterre et de la reine, avait dit des choses très sévères sur l’aristocratie, s’élevant principalement contre les comtes et les marquis.
Il faisait très chaud, et, après avoir joué au soldat avec ses amis, Cédric était entré dans la boutique pour se reposer. Il avait trouvé M. Hobbes examinant d’un air farouche un numéro d’un journal illustré de Londres, contenant un dessin représentant une cérémonie de la cour.
« Ah ! dit-il rudement, voilà comme ils y vont ! On verra ce qui arrivera un de ces jours chez eux ! Tous sauteront, tous : comtes, marquis et le reste ! »
Cédric s’était perché, comme de coutume, sur une grande boîte de conserves et avait ôté son chapeau.
« Avez-vous connu beaucoup de marquis, monsieur Hobbes, demanda-t-il de son grand air sérieux, ou bien des comtes ?
— Non, répliqua M. Hobbes avec indignation ; il n’y a pas de danger ! Je ne me soucie pas d’en voir un dans ma boutique, assis sur mes barils de biscuits. » Et M. Hobbes était tellement satisfait du sentiment qu’il exprimait qu’il promena un regard orgueilleux autour de lui en essuyant son front.
« Peut-être ils ne voudraient pas être comtes s’ils pouvaient être autre chose, dit Cédric, se sentant quelque vague sympathie pour la malheureuse condition de ceux dont on parlait.
— Ils ne voudraient pas ! s’écria M. Hobbes ; ils ne voudraient pas ! Ils s’en glorifient au contraire. Ah ! bien oui, ils ne voudraient pas ! »
Cédric et son ami l’épicier parlèrent encore de cent autres choses. C’est surprenant tout ce que M. Hobbes trouvait à dire sur le Quatre Juillet, par exemple.
Le Quatre Juillet est l’anniversaire de l’Indépendance des États-Unis, c’est-à-dire du jour où les habitants de l’Amérique, jusque-là soumis à l’Angleterre, s’en séparèrent et se déclarèrent nation libre. On le célèbre toujours avec une grande solennité.
Quand l’épicier commençait à parler sur ce sujet, il semblait que cela ne dût pas avoir de fin. M. Hobbes aimait à raconter tout au long l’histoire de cette époque, à rappeler les faits de bravoure accomplis par les héros républicains et les actes de vilenie de ceux qui appartenaient à la mère patrie, comme on appelait alors l’Angleterre. Dans ces occasions, Cédric était si animé que ses yeux brillaient d’émotion, tandis que ses boucles s’agitaient autour de sa tête, et il attendait avec impatience le moment du dîner pour raconter à Chérie tout ce qu’il avait entendu.
Au moment de l’élection dont nous avons parlé plus haut, Cédric fut si vivement impressionné par tout ce qu’il entendit dire à son vieil ami, qu’il demeura persuadé que, si M. Hobbes et même lui, Cédric, ne s’en étaient mêlés, le pays aurait pu faire naufrage. L’épicier le mena, le soir, voir une grande marche aux flambeaux, et plusieurs de ceux qui portaient les lanternes remarquèrent, près d’un bec de gaz, un gros homme sur l’épaule duquel était juché un petit garçon qui criait et gesticulait en agitant son chapeau en l’air.
La conversation sur les comtes, les lords et la politique en général était au point le plus intéressant quand la vieille Mary apparut. Cédric pensa qu’elle venait pour acheter du sucre ou toute autre denrée ; il n’en était rien. Elle semblait éprouver une vive émotion.
« Venez, mon mignon, dit-elle à l’enfant ; votre mère vous demande.
— A-t-elle besoin de moi pour sortir ? » demanda-t-il.
Mais Mary le regarda sans lui répondre, et l’enfant lui trouva un air tout singulier.
« Qu’est-ce qu’il y a, Mary ? demanda-t-il.
— Il arrive d’étranges choses chez nous, dit la vieille bonne.
— Chérie a-t-elle eu froid ? est-elle malade ? interrogea Cédric anxieusement, tout en suivant la vieille femme.
— Non, il n’y a rien de ce genre ; mais c’est singulier, bien singulier ! »
Quand ils atteignirent la maison, un coupé stationnait devant la porte, et Maman causait avec quelqu’un dans le parloir. Mary fit monter l’enfant à sa chambre, et lui mit son costume de flanelle crème, avec son écharpe rouge, car il y avait trois ans qu’il avait perdu son père, et il ne portait plus le deuil. Elle arrangea aussi ses cheveux.
« Seigneur ! disait-elle, tout en se livrant à ces occupations, un grand seigneur ! un lord ! un comte ! qui s’en serait jamais douté ? »
Cédric ne comprit pas ce que signifiaient ces paroles, mais il pensa que sa mère le lui dirait pour sûr ; aussi laissa-t-il Mary pousser ses exclamations sans lui demander d’éclaircissements.
Quand il fut habillé, il descendit en courant au parloir. Un vieux monsieur, grand, maigre, à figure anguleuse, était assis dans un fauteuil en face de sa mère. Mme Errol semblait fort agitée, et l’enfant vit des larmes dans ses yeux.
« Oh ! Cédric, mon chéri, s’écria-t-elle, en courant au-devant de lui et en le serrant avec transport dans ses bras ; oh ! Cédric, mon cher garçon ! »
Le vieux monsieur se leva de son siège ; il regarda attentivement l’enfant en se caressant le menton de sa main osseuse.
« Ainsi, dit-il à la fin, c’est le petit lord Fautleroy ? »
II
Il n’y eut jamais un garçon plus étonné que Cédric pendant la semaine qui suivit. Ce fut une semaine étrange ! D’abord l’histoire que lui dit sa maman était des plus curieuses. Il lui fallut l’entendre deux ou trois fois avant de la pouvoir comprendre, et il se demandait ce que M. Hobbes en penserait. Cette histoire parlait de lords, de comtes ; son grand-papa, qu’il n’avait jamais vu, était un comte, et l’aîné de ses oncles, car il paraît qu’il en avait eu deux, aurait été comte, s’il n’avait pas été tué d’une chute de cheval. Après sa mort, son autre oncle aurait été comte à son tour, si, lui aussi, n’était mort subitement, à Rome, de la fièvre. Et à cause de ces deux événements-là, son papa à lui, Cédric, s’il avait vécu, aurait été comte ; mais tous étant morts, et Cédric seul étant resté, il paraît que c’est lui qui devait être comte après la mort de son grand-père, — comte de Dorincourt. — Pour le présent, il était lord, — lord Fautleroy.
M. Havisam, l’homme de loi du vieux comte, que celui-ci avait envoyé en Amérique, était chargé par lui de lui ramener son petit-fils. M. Havisam était complètement au courant des affaires de la famille. Son patron ne lui avait caché ni les chagrins et les inquiétudes que lui avaient causés ses fils aînés, ni la colère qu’il avait éprouvée en apprenant le mariage du troisième, ni la haine qu’il ressentait pour la jeune veuve, dont il parlait comme d’une femme appartenant à la dernière classe de la société : Une intrigante, disait-il, qui s’était fait épouser par le capitaine, sachant qu’il était fils d’un comte. Le vieil homme de loi partageait cette opinion, de même que les autres idées de son maître sur l’Amérique et les Américains en général. En outre, sa profession lui avait fait voir tant d’égoïsme et de calcul chez tous ceux avec qui il avait été en rapport, qu’il ne pouvait croire au désintéressement de personne, et encore moins à celui de la jeune Mme Errol. Ce n’est donc qu’avec répugnance qu’il accomplissait sa mission ; il lui était désagréable d’avoir à entrer en arrangement avec une femme qu’il jugeait vulgaire et cupide, et qui n’aurait sans doute aucun égard pour la mémoire de son mari ni pour la dignité de son nom. Quand il vit son coupé enfiler une petite rue étroite et s’arrêter devant une modeste petite maison, il se sentit impressionné désagréablement. Est-ce donc dans une semblable bicoque que le futur propriétaire des domaines de Dorincourt, de Wyndham, de Cholworth et de nombre d’autres était né et avait été élevé ? Cet enfant n’allait-il pas faire tache dans la noble famille dont M. Havisam conduisait les affaires depuis si longtemps et pour laquelle il avait un si profond respect ?
Lorsque Mary l’introduisit dans le petit parloir, il regarda autour de lui avec la pensée qu’il allait trouver beaucoup à critiquer. La pièce était simplement meublée ; cependant elle avait un air intime qui plaisait tout d’abord. On n’y voyait pas d’ornements communs ou de mauvais goût, mais seulement quelques petits objets qui ne pouvaient sortir que de la main d’une femme.
« Ce n’est pas déjà si mal ici, se dit-il ; sans doute le goût du capitaine a prévalu. »
Mais quand Mme Errol entra dans la chambre, il commença à penser qu’elle pouvait y être aussi pour quelque chose. S’il n’avait pas été un gentleman si raide et si parfaitement maître de lui, il n’aurait pu se défendre de laisser paraître une certaine émotion en l’apercevant. Dans sa simple robe noire, sans ornement, elle avait plus l’air d’une jeune fille que de la mère d’un garçon de sept ans. Il fut frappé de l’expression triste et douce de ses traits, une expression qui ne l’avait pas quittée depuis la mort de son mari, excepté quand elle causait ou jouait avec son fils. La vieille expérience de l’homme de loi lui avait appris à lire clairement sur les visages, et aussitôt qu’il eut jeté un regard sur celui de la mère de Cédric, il reconnut que le comte s’était complètement trompé en la supposant une femme mercenaire. Il vit tout de suite aussi qu’il n’aurait pas avec elle les difficultés qu’il redoutait, et il commença à se dire qu’après tout le petit lord Fautleroy ne serait peut-être pas une honte pour sa famille, comme il avait été tenté de le croire. Le père avait été un noble jeune homme, la mère était une femme belle et distinguée ; il n’y avait pas de raison pour que l’enfant ne leur ressemblât pas quelque peu.
Quant il annonça à Mme Errol ce qui l’amenait, celle-ci devint pâle.
« Oh ! s’écria-t-elle, va-t-il donc m’être enlevé, le cher petit ? Il m’aime tant ! Et moi… je n’ai pas d’autre bien au monde ! J’ai essayé d’être pour lui une bonne mère… » Et sa voix tremblait tandis que ses larmes coulaient le long de sa figure.
L’homme de loi toussa pour s’éclaircir la voix.
« Je suis obligé de vous dire, répondit-il avec un peu d’hésitation, que le comte de Dorincourt n’est pas… n’est pas très bien disposé pour vous. Il est âgé, vous le savez, et attaché à ses préjugés. Il a toujours particulièrement détesté l’Amérique et les Américains, et a été très mécontent du mariage de son fils. Je sais qu’il est très déterminé à ne pas vous voir. Je regrette infiniment d’être le porteur d’une communication si peu agréable. Son plan est que lord Fautleroy vive avec lui, qu’il soit élevé chez lui et sous sa propre surveillance. Il est attaché à Dorincourt et y passe la plus grande partie de son temps. La goutte le tourmente souvent, et le séjour de Londres lui est tout à fait contraire. Lord Fautleroy habitera donc principalement le château de Dorincourt. Le comte vous offre la Loge, une habitation agréable, située à peu de distance du château, ainsi qu’un revenu suffisant pour y vivre d’une manière honorable. Lord Fautleroy pourra aller vous voir tant que vous le désirerez, mais vous ne pourrez aller le voir vous-même ni franchir les grilles du parc. Vous voyez, madame, que vous ne serez pas réellement séparée de votre fils, et je vous assure que les termes de cet arrangement ne sont pas aussi… hem ! aussi durs qu’ils pourraient l’avoir été. D’ailleurs les avantages que doit en recueillir lord Fautleroy seront très grands pour lui, et… »
Il s’attendait que Mme Errol allait se mettre à pleurer, à gémir et à se lamenter comme plus d’une aurait fait à sa place, et il en était ennuyé et embarrassé d’avance ; mais il n’en fut rien. Elle alla à la fenêtre, resta quelques instants le dos tourné vers la chambre, et M. Havisam s’aperçut qu’elle s’efforçait de commander à ses sentiments.
« Le capitaine Errol avait conservé le meilleur souvenir de Dorincourt, dit-elle enfin, en venant reprendre sa place ; il en était fier, ainsi que de son nom. L’Angleterre et tout ce qui était anglais lui était cher. C’était un grand chagrin pour lui d’avoir quitté son pays ; il aurait été heureux de penser que son fils pût y retourner un jour, et je crois en effet que ce sera un bien pour mon petit garçon qu’il en soit ainsi. J’espère — je suis sûre — que le comte ne sera pas assez cruel pour essayer de détourner de moi le cœur de mon fils, et je suis sûre aussi que, s’il l’essayait, il n’y parviendrait pas. C’est une nature chaude et sincère et un cœur fidèle. Il m’aimerait toujours, même quand on le séparerait complètement de moi, et, tant que nous pourrons nous voir, je ne souffrirai pas trop d’en être séparée, puisque c’est pour le bien de son avenir.
— Elle ne pense pas à elle, se dit le vieil homme de loi ; elle n’est pas égoïste, comme le prétendait le comte. Madame, reprit-il, votre fils vous remerciera plus tard du sacrifice que vous vous imposez aujourd’hui. Je puis vous affirmer que lord Fautleroy sera très soigneusement élevé et que tout sera fait pour assurer son bonheur. Le comte de Dorincourt sera aussi anxieux de son bien-être que vous pourriez l’être vous-même.
— J’espère encore, dit la pauvre petite maman, d’une voix brisée par l’émotion, que son grand-père aimera Cédric. Le cher enfant est d’une nature affectueuse, et il a toujours été aimé. »
M. Havisam toussa de nouveau pour s’éclaircir le gosier. Il ne s’imaginait pas trop le goutteux et irascible vieux comte aimant quelqu’un ; mais il savait qu’il considérerait comme de son intérêt d’être bienveillant, autant du moins que sa nature le comportait, pour l’enfant qui devait être son héritier. Il savait aussi que si Cédric lui faisait honneur, il en serait fier et lui accorderait tout ce qu’il demanderait ; cependant il se contenta de répondre :
« Lord Fautleroy ne manquera de rien, et c’est en vue de son bonheur que le comte désire que vous habitiez assez près de lui pour le voir fréquemment. »
Le vieil homme de loi ne pensa pas qu’il fût nécessaire de rapporter exactement les expressions du comte, qui n’étaient ni aimables ni même polies, et il préféra présenter ses offres dans un langage plus doux et plus courtois.
Il reçut un léger choc lorsque Mme Errol, ayant demandé à Mary où était Cédric et lui ayant donné l’ordre d’aller le chercher, celle-ci répondit :
« Il est sûrement chez M. Hobbes, assis près du comptoir, au milieu des caisses de cassonade et de biscuit de mer, et causant politique avec lui, selon son habitude. »
Ses inquiétudes lui revinrent. Les fils des gentilshommes anglais n’ont pas coutume de se lier d’amitié avec les épiciers. Ce serait terrible si l’enfant allait avoir de mauvaises manières et des dispositions à aimer la basse compagnie. Une des plus amères humiliations du vieux comte avait été ce penchant de ses deux fils aînés à rechercher les gens au-dessous d’eux. Cet enfant allait-il partager ces fâcheuses dispositions au lieu des bonnes qualités de son père ?
Mais à peine la porte de la chambre se fut-elle ouverte pour livrer passage à Cédric que cette crainte s’évanouit. Il reconnut à l’instant que c’était un charmant enfant, et en effet sa beauté était peu commune. Sa démarche était aisée et gracieuse, et il portait la tête droite avec un brave petit air. Il ressemblait à son père d’une manière frappante, quoiqu’il eût les yeux bruns de sa mère. L’expression de ceux-ci n’était ni craintive ni hardie ; ils peignaient la confiance et l’innocence et regardaient les choses et les gens en face, comme un enfant qui n’a à se défier de personne.
« Vraiment, se dit intérieurement M. Havisam en poursuivant son examen, pendant que Cédric se jetait dans les bras de sa mère, c’est certainement le petit garçon le plus beau, le mieux fait et le plus gracieux que j’aie vu de ma vie.
— Ainsi, c’est le petit lord Fautleroy ? » se contenta-t-il de dire tout haut, ainsi que nous l’avons rapporté.
Cédric, qui ne se doutait pas qu’il fût l’objet d’un examen quelconque, agit à sa manière ordinaire. Après avoir embrassé sa mère, il donna une poignée de main à M. Havisam, comme il avait coutume de le faire avec les rares visiteurs qui venaient chez eux, et répondit à ses questions avec la tranquillité et l’aisance qu’il mettait à répondre à celles de M. Hobbes.
Quelques instants après l’arrivée de Cédric, M. Havisam prit congé de Mme Errol.
« Oh ! Chérie, dit l’enfant à sa mère lorsque le vieil homme de loi fut parti, j’aimerais mieux ne pas être comte ni lord. Aucun des autres garçons n’est ni lord ni comte. Est-ce que je ne peux pas ne pas l’être ? »
Mais il paraît que c’était inévitable, d’après une longue conversation que sa mère et lui eurent ce même jour, tandis que Mme Errol était assise dans son fauteuil au coin du feu, et Cédric à ses pieds en compagnie de Pussy, sa chatte. Par moments, il semblait tout au plaisir de jouer avec elle, comme de coutume ; on n’aurait pas dit, à l’expression de sa figure, qu’il était survenu quelque chose d’extraordinaire dans son existence ; mais dans d’autres toutes ses inquiétudes lui revenaient, et il levait vers sa mère sa petite figure anxieuse, et rouge des efforts qu’il faisait pour faire entrer tant de choses nouvelles dans son esprit.
« Ton père aurait accepté avec joie l’offre du comte, dit Mme Errol, et je serais une mère égoïste si je refusais de te laisser partir. Un petit garçon ne peut pas comprendre toutes les raisons qu’il y a à donner pour agir ainsi ; mais plus tard tu reconnaîtras que j’ai bien fait. »
Cédric secoua la tête.
« Je serai très chagrin de quitter M. Hobbes, dit-il. Il me manquera beaucoup, et je crains de lui manquer aussi. Tous me manqueront, d’ailleurs. »
III
Le lendemain, aussitôt le déjeuner, il se rendit à la boutique d’épicerie dans une grande anxiété.
Il trouva M. Hobbes lisant le journal, ce qui était son occupation favorite, et il s’approcha d’un pas grave. Il sentait qu’il allait porter un coup à son vieil ami en lui disant ce qui était arrivé, et tout en faisant le trajet qui séparait la maison de sa mère de celle de l’épicier, il s’était demandé comment il lui apprendrait toutes ces choses.
« Bonjour ! fit M. Hobbes, de la manière brève qui lui était habituelle.
— Bonjour, monsieur Hobbes, » dit Cédric.
Il ne grimpa pas sur un des barils ou sur un des ballots qui se trouvaient là, comme cela lui arrivait quelquefois ; mais il s’assit humblement sur une caisse de biscuit, et, prenant son genou à deux mains (c’était sa posture favorite), il demeura quelques instants silencieux. Cette manière de faire était si différente de celle qui lui était habituelle qu’elle étonna l’épicier.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il en regardant par-dessus le journal étendu devant lui.
Cédric rassembla tout son courage.
« Monsieur Hobbes, dit-il, vous rappelez-vous ce dont nous avons parlé hier matin ?
— Il me semble, répliqua l’épicier, qu’il était question de l’Angleterre.
— C’est cela, dit Cédric. Mais juste au moment où Mary vint me chercher, vous rappelez-vous ? »
M. Hobbes frotta rudement de sa main droite le derrière de sa tête.
« Est-ce que nous n’en étions pas sur l’aristocratie ?
— Oui, dit Cédric avec un peu d’hésitation, sur l’aristocratie et… sur les comtes.
— Les comtes, c’est vrai ; je me souviens, nous en avons dit quelque chose en effet. »
Cédric se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Jamais rien d’aussi embarrassant ne lui était arrivé, et il craignait que ce ne le devînt aussi pour son vieil ami.
« Vous avez dit, reprit-il en faisant effort, que vous ne voudriez pas en avoir un, assis dans votre boutique, sur une de vos caisses de biscuit.
— L’ai-je dit ? répliqua M. Hobbes. Eh bien ! je le dis encore. Qu’il y vienne, et nous verrons !
— Monsieur Hobbes, dit Cédric humblement, il y en a un maintenant, là, sur cette caisse. »
L’épicier bondit sur sa chaise.
« Comment cela ? dit-il.
— Oui, dit Cédric modestement, je suis un comte ou j’en serai un ; je ne veux pas vous tromper. »
M. Hobbes parut très agité. Il se leva vivement.
« L’enfant est fou, se dit-il ; que lui est-il arrivé ? »
Il lui prit la main, et lui tâtant le pouls :
« Comment vous trouvez-vous, mon ami ? dit-il. Avez-vous du mal quelque part ? Y a-t-il longtemps que vous vous sentez ainsi ? »
Il posa sa grosse main sur les cheveux bouclés du petit garçon.
« Je vous remercie, dit Cédric un peu étonné ; je vais très bien. Je n’ai pas de mal à la tête ni ailleurs ; seulement j’ai beaucoup de chagrin de ce que je viens de vous dire là. C’est pour cela que Mary est venue me chercher hier. M. Havisam, qui est un homme de loi, causait avec maman et lui expliquait tout cela quand je suis arrivé. »
M. Hobbes se rassit tout tremblant, et, tirant, de sa poche un ample mouchoir à carreaux, il s’en frotta énergiquement le front.
« Un de nous a eu un coup de soleil, dit-il, en revenant à son idée ; ce n’est pas possible !
— Je vous dis que si, monsieur Hobbes, et nous ferons mieux d’en prendre notre parti. M. Havisam a fait tout le chemin d’Angleterre ici pour nous le dire. C’est mon grand-papa qui l’a envoyé.
— Qui est votre grand-papa ? » demanda l’épicier.
Cédric porta la main à sa poche et en retira un papier, qu’il déplia soigneusement et sur lequel étaient tracées quelques lignes de sa grosse et irrégulière écriture.
« Je n’aurais pas pu me rappeler tous ses noms si je ne les avais pas écrits, » dit-il.
Il lut alors tout haut et lentement :
« John-Arthur Molyneux Errol, comte de Dorincourt. Il demeure dans un château, et même, je crois, dans deux ou trois. Papa était son plus jeune fils, et je n’aurais sans doute pas été un lord et un comte si papa avait vécu, et papa n’aurait pas été un comte non plus si ses deux frères avaient vécu. Mais ils sont tous morts, et alors c’est moi qui dois être lord et comte, et c’est pourquoi mon grand-père m’a envoyé chercher pour demeurer avec lui en Angleterre. »
M. Hobbes semblait avoir de plus en plus chaud, car il soufflait de plus en plus et il épongeait son front de plus en plus énergiquement. Il commençait à comprendre qu’en effet il s’était passé quelque chose d’extraordinaire ; mais en regardant l’enfant assis sur la caisse de biscuit, avec l’innocente et anxieuse expression empreinte dans ses jolis yeux bruns, il vit bien qu’il n’y avait rien de changé en lui, mais qu’il était toujours le même, aimable, beau, brave petit garçon, avec son simple habillement de drap noir et sa cravate ponceau. Alors toutes ses idées sur la noblesse furent bouleversées, surtout à cause de la simplicité ingénue avec laquelle Cédric lui avait donné toutes ces nouvelles, sans se douter de l’importance prodigieuse qu’elles pouvaient avoir.
« Et… et… quel nom m’avez-vous dit qu’était le vôtre ? demanda-t-il.
— C’est Cédric Errol, lord Fautleroy ; c’est ainsi que M. Havisam m’a appelé. Il a dit, quand je suis entré dans la chambre : « Ainsi, c’est le petit lord Fautleroy ? »
— Prodigieux ! » fit l’épicier. C’est l’exclamation qu’il employait quand il était étonné ou échauffé. « Prodigieux ! » Il ne pouvait trouver autre chose à dire pour l’instant.
Cédric parut trouver que c’était tout à fait le mot de la situation. Son respect et son affection pour M. Hobbes étaient si grands qu’il admirait et approuvait toutes ses remarques. Il ne connaissait pas assez le monde pour faire des comparaisons entre l’épicier et d’autres personnes. Les manières de son vieil ami étaient très différentes de celles de sa maman, il s’en était bien aperçu ; mais sa maman était une dame, et il avait quelque idée que les dames ne ressemblaient pas aux messieurs sous ce rapport.
Il regarda l’épicier d’un air pensif.
« L’Angleterre est très loin ? demanda-t-il.
— De l’autre côté de l’océan Atlantique, répondit M. Hobbes.
— C’est ce qui me fait de la peine : peut-être serai-je longtemps sans vous voir ; je n’aime pas à penser à cela.
— Les meilleurs amis
Verlag: BookRix GmbH & Co. KG
Tag der Veröffentlichung: 08.08.2014
ISBN: 978-3-7368-3104-9
Alle Rechte vorbehalten