Cover

Quand deux trains se croisent



Quand deux trains se croisent, je me trouve le front collé contre la vitre d’un compartiment. Les reflets passent à toute vitesse, interfèrent. Les formes géométriques des poteaux, des fils électriques, des signaux, des waggons eux-mêmes et finalement mon visage se pénètrent dans une complémentarité symétrique, presqu’imperceptible.

Je suis deux, dédoublé, je fonce à l’encontre de moi.

Avant d’arriver au moment où ces deux trains se trouvent à la même hauteur, sur deux rails parallèles, filant à toute allure, j’avais vu filer le pays d’où je venais, le pays où j’allais, sur mon visage, image dédoublée. (Une moitié de moi repose déjà en paix, une autre est à naître.)

En réalité c’était ma personne qui était en mouvement dans ce train en marche ; et pourtant je me sentais immobile dans mon laisser-aller rêveur. Les abords ferroviaires, les buissons, les arbustes, les ravins, les arbres, les maisons et les gens filaient, les façades sur cour, moins soignées que les façades sur rue, se succédaient à toute allure dans ma perception.

Les habitants étaient ici, sans façade, dans leur jardin ou sur leur terrasse, désemparés comme s’ils voyaient passer un train pour la première fois.

Dans ma tête surgissaient des balançoires, des ballons crevés, des brouettes renversées, des hangars aux portes cadenassées, des femmes qui levaient la tête de leur besogne, des enfants absorbés, des parterres de tous gabarits, des potagers…les choses de la vie.


Dans mon subconscient se déploie tout à coup une image tout autre qui vient brouiller le film qui glisse au-dessus des traits de mon visage. Je vois (ou est-ce que c’est l’autre qui vient à ma rencontre?), je vois la Pétrusse en effervescence.

Je vois le petit ruisseau insignifiant qui gonfle, qui file, qui parle, qui essaie de me dire des choses, qui essaie de se creuser un lit calme et régulier à partir d’un délire initial, chaotique, dans lequel s’ouvrent des gouffres.

Je promène mon zoom en diagonale à travers ma vision, je m’amuse à focaliser des scènes dont elle est porteuse, des organes de l’intuition qui semblent vivre leur vie intérieure, indépendante, à l’abri des regards. Je suis ce petit cordon ombilical autour duquel les artères battent sous un écran de verdure qui res- semble à une aile d’ange, prêt à s’envoler sous le Pont-Neuf-Arc-de-Triomphe.

Dans cette mise en abyme systématique, le regard intérieur est constamment en mouvement, basculant en profondeur. Il réalise la tension lumineuse du pont qui semble écarter les remparts mâles au dessus de l’ombre femelle dans le fond de la vallée où ces remparts se transforment lentement en môles d’un port imaginaire avec ses voiliers de rêve en partance.


Quand deux trains se croisent, l’un va vers l’endroit d’où l’autre revient. Le passé de l’un est le futur de l’autre. Mon visage, reflété dans les deux vitres qui se superposent à un moment donné, est le présent. Cette image semble coincée entre deux éternités : celle d’avant ma naissance et celle d’après ma mort.

Le sentiment de la mort donne à chaque instant de la vie sa gravité. Les instants nous viennent du futur, s’éclairent subitement à la lumière du présent sans que nous puissions y apporter la moindre retouche, et tombent dans le passé. L’évidence de la vie qui passe ainsi est incontournable.

Nous vivons une réalité, une unité temps qui exclut toutes les autres et que nous ne pouvons changer. Le temps meurt en nous constamment. Le temps objectif avance, méconnaissable, il englobe la somme des consciences possibles. Et dans chacune de ces consciences possibles (les habitants de la terre) l’être indivis célèbre sa fête.

La conscience, une réalité qui se donne à chaque instant à soi-même, part du moment présent pour construire à l’aide de la mémoire et de l’intuition cette «citadelle en émoi» qu’est le moi. Et sur cette inébranlable évidence de l’instant qui n’est pas à éviter, se construisent et croissent les structures oniriques irremplaçables et les correspondances, fruits du hasard.

A partir de cette nécessité s’articulent la vie, le hasard, la poésie... Elle est code, mot de passe qui donne accès à l’imaginaire à partir du réel : un endroit précis de la vallée de la Pétrusse aux abords du Pont-Neuf.

Antonin Artaud, dans l’Automate Personnel écrit cela ainsi : « Cette peinture, comme un monde à vif, un monde nu, plein de filaments et de lanières, où la force irritante d’un feu lacère le firmament intérieur, le déchirement de l’intelligence où l’expression des forces originelles, où des états qu’on ne peut pas nommer apparaissent dans leur expression la plus pure, la moins suspecte d’alliages réels.

C’est la vie de la conscience qui remonte du jour avec ses lumignons et ses étoiles, ses tanières, ses firmaments, avec la vivacité d’un pur désir, avec son appel à une mort constante, avoisinant la membrane de la résurrection… ».

L’instant de ce croisement avec soi-même est un moment où l’être se vide, se déverse dans une vision et ses multiples ramifications, où l’ombre de l’âme se transfigure en lumière qui elle, selon la belle définition de Jean d’Ormesson est l’ombre de Dieu.

La lumière est l’ombre de Dieu et le tableau du peintre est l’ombre portée d’une réalité invisible à l’½il nu.


La péniche



C’est une maison, accrochée dans la nuit noire, accrochée dans ma mémoire, dans un bleu obscur, c’est une maison jaune, implantée dans une dune sans nom. C’est la maison-mère avec ses dépendances qui aurait grandi avec sa descendance,avec ses incandescences, une maison- lampion.

C’est une maison-phare qui tente avec ses lumières multiples, ses fenêtres sans volets, de percer l’indicible, l’invisible.

Un fleuve passe un peu plus loin, une écluse, un arbre a trouvé sa terre pour s’y accrocher avec ses racines. Des échelles s’appuient aux pignons, les amants du soir les empruntent pour rejoindre celles qu’on devine derrière les meneaux.


Les unes sont transparentes comme des miroirs, elles sont belles comme l’eau, leurs seins pâles donnent à l’éclat des vitres leurs apparences argentées de désirs inassouvis.

D’autres au contraire, meublent les battants de chairs incohérentes. Leur harcèlement est fugace, évanescent, sans conséquences, très beau. Des garde-corps empêchent les visiteurs du soir de basculer dans le vide. Des lampadaires aux formes étranges éclairent les impasses impudiques. Les arbres sont habités.

L’ensemble bâti, l’ensemble rêvé, n’est peut-être que le reflet, multicolore, dosé, d’un château qui se trouve en face, invisible dans le tableau.


De ce côté, du côté visible en tout cas, les chenaux sont mouillés, et les carreaux pleurent, surpris en délit de mensonge. Dans leur arrière-pays des lueurs se révèlent être des témoins indésirables. Rien ne tient la route. La dune ensablée, la rivière gonflée, un pont en quête de sa clef de voûte, des trémies orphelines de leurs pierres d’angle, les gonds en délire…

Le sang s’épuise, et les battées hors d’équerre épuisent les murailles. Les lois élémentaires de la statique sont bafouées : tout ne tient plus que par habitude. Des écrous s’ennuient dans le bois évidé, les tenons boudent les mortaises.

Face à ce château hypothétique, les fenêtres aveuglées par l’envie, une très fine pellicule les sépare de ce qui est, ont l’air d’être emportées dans une chorégraphie de miroirs qui se cherchent.


Les pièces du puzzle se sont détachées. Elles sont sorties du plan du tableau, en quête d’une nouvelle cohérence.

Il se pourrait qu’une péniche passe devant le trou de cellule d’un prisonnier, le cadre du tableau équivaut ainsi à l’ouverture pratiquée dans l’épais mur de son cachot.

L’îlot habité, rayonnant de luxure, passe devant son regard avide, cerné de détresse.

Il voit les échelles passer, les arcanes, les écluses et les femmes indistinctes derrière leurs vitrines. Il voit ce ciel noir qui pèse sur la dune, sur les vases communiquants.

Le père pleure dans sa prison les occasions manquées, il pleure la vie et ses croisillons, la maison bleue, sa femme.

Celle-ci est à l’intérieur, elle soigne ses parterres, elle ne voit pas la vie passer, elle s’use dans sa cale. Elle est dune somnolente, dune insolente, sommeil qui s’ignore.

Cependant les goélands passent dans le ciel noir, invisibles.


Le soleil enfoui dans le noir de ces ténèbres leur rend leur blancheur et leur transparence. Leur corps se pare de galbes d’ombres légères.

L’animal dans toute sa splendeur, glissant sur l’air, ressemble à une apparition dans une nuit transfigurée.

Nuit splendide derrière le ciel obstrué.

Derrière les barreaux il pense à la femme qui respire derrière ce front noir. Il voit passer cette arche de son enfance et devine derrière les hublots qui s’éparpillent sur les ponts les entrebâillements de vies possibles à vivre.

Dans son ombre, il voit ce monde qui passe à une vitesse invraisemblable, et qui étale à son intention toutes les virtualités de ce qu’il aurait pu être.

Aux étages supérieurs, la demeure prend des allures nobles dominant une plaine incertaine dans la nuit absente. Le ciel est oblique alors, gorgé de silence.

Il perd haleine.

Manège




Le cheval de bois, ancré au plancher du carrousel, tourne, impassible. Sa peinture foraine est abîmée, elle est brillante au droit de la selle, un peu craquelée autour du museau. L’oeil extérieur de la bête balaye de son regard fixe les formes et les couleurs de la fête. L’oeil intérieur fixe un des miroirs qui tournent avec l’axe du manège. Cet oeil voit dans cet étroit miroir toujours le même corps du cheval forain qui file, insensiblement et tangentiellement, par rapport aux formes et couleurs que voit l'oeil extérieur.


Le miroir trapézoïdal, placé plus haut que le cheval, est légèrement incliné vers le bas. Il est tenu par deux putti aux joues roses et au ventre rebondi. Les couleurs de la fête passent comme des staccati.

Dans l’étroit réflecteur, seul le corps du cheval au trot, se cabrant légèremement dans son immobilité, reste identique à lui-même.


L’enfant, à califourchon, serre de ses jambes nues les rondeurs glacées du ventre en bois. Il semble effrayé par les choses qui passent dans son regard, tirant derrière elles de longues et ondoyantes traînées coloriées. Il tourne donc son regard vers l’intérieur du manège et voit l’oeil de son cheval dans le miroir incliné. Il voit aussi ses jambes, ses genoux abîmés sur lesquels il distingue les croûtes coagulées d’un sang résultant d’une chute récente. Il voit ses jambes serrer ce ventre en bois massif qui tourne, insensible à la force centrifuge.


L’air parfumé gonfle la chemise du petit garçon. Le manège et ses figures et ses calèches, et ses oies à l’oeil vide, au bec immuable, et ses jeunes clients continue à tourner, l’oeil diagonal grandement ouvert. Le cheval emporté par le disque magique, revient après chaque tour au son de l’orgue mécanique, se noyer dans la perception fugace, aux courbures magiques, de ceux qui sont restés à terre et qui d’un signe de la main saluent l’arrivée et le départ. La ronde nacrée, avec son attirail chromé et ses harnais cuivrés, glisse ainsi dans un milieu fluide où les impressions se superposent et enivrent les sens.

Tarzan se meut de liane en liane au c½ur de la fôret vierge.Il se trouve dans le balancement d’un mouvement progressif, porté par l’energie cynétique du désir de revoir Jane. Le héros ne touche jamais le sol, parfois l’extrémité de son orteil, son corps musclé, en sueur, est déhanché autour de la liane, semble frôler la surface d’un plan d’eau gorgé d’aligators.

Le temps : sa progression pendulaire et régulière dans la forêt.
Le lieu : la forêt humide, un espace entre l’humus et les hautes futaies.

Tarzan, comme le baron d’Italo Calvino se meut dans les arbres, sans toucher le sol. Il domine l’espace forestier, respectant les lois de la pesanteur, mais sans laisser de traces.



Le jeune garçon se voit, dans un souvenir d’enfance, partir sur un véhicule indéfini, qui se meut de lui-même.

Il emporte père et mère, frères et s½urs sur un plateau autonome, un perpetuum mobile, qui se déplace à faible allure.Le trajet s’effectue sur une route plane et lisse. La température reste constante, les saisons se sont arrêtées. La chaussée est bordée d’arbres gigantesques, ombreux qui accentuent les perspectives.

Le paysage défile comme une constante giratoire. La route devient carrousel, un décor qui se répète, qui s’identifie à lui-même, qui abolit toute impression d’évolution.

Le garçon se trouve dans un état second, la destination importe peu, seul compte le sentiment de sécurité sur cette plaque en mouvement. Il est immobile, c’est le paysage qui se meut.

Son véhicule est suréquipé. Il comporte un nombre incalculable de tiroirs correspondant chacun à un objet bien déterminé.

Cette identification du « lieu naturel » avec l’objet lui-même lui donne une impression de sécurisante immobilité, tangentiellement au monde visible, d’une façon veloutée, sur un coussin d’air imaginaire. Il se laisse en même temps glisser dans un gouffre de bien-être, suivant la spirale du bonheur.

Le trottoir de son enfance est légèrement en pente.


La fête est baroque, la kermesse et ses hanches flamandes et ses échancrures et leurs points de fuite, la fête est baroque. Les regards baroquent les pistils en laiton bien huilés. Les manèges tournent, et les fraises enfoncées dans la crème, brillent entre des dentures avides.

Le cheval monte et descend, le piston métallique lui traverse le ventre. L’enfant observe son va et vient vertical dans le miroir central, croisé horizontalement par les flash coloriés qui dans son regard ressemblent à des fanions emblématiques. Les parfums gaufrent la ronde.

Le cheval va et revient dans l’oeil polygonal du miroir central, se disloquant à l’infini dans ses facettes inclinées. Va et vient respiratoire d’un animal polymorphe qui se fragmente en portions de hanches et de croupe, de crinière et de sabots, de museau…pour replonger, une fois arrivé en bas, dans sa forme naturelle.

La laque brillante, le support et son frêle cavalier, les genoux et leur croûte de sang coagulé, le regard de l’enfant où déborde l’étonnement, l’oeil glacial de la bête et les petits souliers crispés du garçonnet, ses petites jambes gauchies dans l’émoi… tout part en tous sens, remonte le long de la rotules miroitante et semble se disloquer définitivement sous la tente, où brillent les mille étoiles de la fête.

Le cheval se cabre, figé. Ses rênes sont lâches, une force invisible l’entraîne dans sa ronde.

Le cavalier participe à peine à la cavalcade. Sa tournée continue s’ouvre en éventail dans les miroitements dorés du manège.

Les rythmes se superposent, s’entraînent, se chamaillent, s’entrechoquent.

Fractions en délire, en quête du nombre entier libérateur. L’orgue mécanique et les rires, le bruit des moteurs et les cris du forain et les saluts enthousiates de ceux, restés à terre, les demeurés quand passe l’enfance, l’insouciance. Quand soudain s’étale le silence.

Un silence et un coup de feu. Un coup qui part du milieu du silence et atteint le garçonnet en plein front. L’assassin part en courant, il traverse, sans visage, la foule par ricochets, alors que l’enfant, toujours assis debout sur son cheval, saigne.

De lourdes gouttes de sang apparaissent sous sa blonde chevelure. La mort étonnée qui s’installe dans cette jeune figure, tourne avec le manège. Les jambes du cavalier s’écartent lentement du corps de l’animal. La foule semble suspendue dans ses mouvements. Les gouttes de sang qui glissent déjà sur le flanc lisse du cheval, y tracent leurs trajectoires paraboliques. Le garçonnet est entraîné dans la mort, toujours assis sur son cheval qui monte et qui descend, serrant de ses petites mains bleues la tige chromée.

La foule salue d’un signe aveugle alors que le manège emporte dans sa ronde sa jeune clientèle jusqu’au terme.

Le jardinier et la mort



Le soleil brille avec l’insistance des après-midis de son enfance. Les marguerites fleurissent en gerbes abondantes et se penchent par groupes, balancées par le vent dolent. Un goéland plane dans le ciel, une lumière transparente traverse ses ailes, des blocs lumineux dansent et finissent au fil de son vol en fins fuseaux.

Les mauvaises herbes poussent et ne se ressemblent pas. Elles se suivent dans le désordre.
Aux endroits piétinés elles accrochent la lumière désordonnée. Le jardinier gère cette beauté chaotique pour la transformer en gazon. Il chausse ses bottes et met un masque qui ressemble à celui des combattants des guerres chimico-biologiques. Son arme est une machine qui fait tourner un disque auquel sont intégrés deux fils en nylon, qui, une fois que le moteur fonctionne à pleins tubes, tournent à une telle vitesse que le brin d’herbe est pris au dépourvu. Il n’a pas le temps de se plier avant la venue de cette guilottine horizontale, tonitruante.


Le faucheur, alors qu’il décapite l’herbe, regarde son sang blanc couler.

Sur la table rose un bouquet de marguerites disloqué : les fleurs se couchent et se penchent au- dessus du bord chanfreiné de la table ; leurs corolles sont enchevêtrées, comme si elles avaient fait l’amour avec le jour. De leurs étamines coule un sang jaune, par petites gouttes presque invisibles.

Elles se couchent les unes sur les autres comme de petits chiots, leur sang épais rappelle les larmes de la mort.

Les camélias étaient en fleur en février. En ce moment des taches d’un rouge estompé débordent des murs de clôture gris, quelques pétales gras, partiellement écrasés, jonchent le trottoir, peuplent le regard du faucheur.

Les floraisons, symboles de la fuite du temps, des amours éphémères, de la vanité de ses ambitions, continuent néanmoins leur fête dans les mémoires. Ainsi se composent des symphonies de couleurs aux cernes mal définis : ces rouge, orange, lilas, aubergine, mauve, jaune des camélias se superposent, se placent en biais les uns par rapport aux autres,
forment des pans polygonaux, deviennent les éléments d’architecture de palais phantasmagoriques, aux perspectives inattendues.


Dans ma mémoire végétale, je navigue infime, minuscule sur la sève laiteuse du coeur de leur labyrinthe, sur des vaisseaux transparents qui rayonnent dans leurs berceaux, au milieu des couleurs des camélias et de leurs lueurs dérivées. Et ma croisière visqueuse, adipeuse se fait pulsation inhibée.

Aux parois de ces tunnels lumineux sont accrochées des gouttes gélatineuses, lourdes mamelles anonymes, aux galbes luxuriants, des mondes dans ce monde, des monades indivisibles enceintes d’histoires compactes. Les anses se dilatent et se resserrent au rythme du passage de la sève, les camélias sont poulpes, ronds dans l’ivresse de leur croissance. Les gouttes crémeuses gonflent à leur tour et les échafaudages de leurs légendes se déforment, s’interpénètrent, en langues différentes, en gloussements parfois incompréhensibles. Ces gouttes s’accrochent comme des mollusques suintants aux récifs corollaires de cette croisière, elles sont sentinelles et sémaphores, oeil multiple d’un paysage imaginaire. Les éléments ici ont perdu leurs qualités spécifiques, suis-je en mer, sur terre, dans un feu, en l’air... ? Suis-je camélia moi-même, la feuille luisante, épaisse, édentée, qui se souvient de sa floraison comme d’un paradis perdu ?

J’ai vécu des matins jaunes similaires, faits d’agonie et de nerveuses incertitudes. Des blocs émotionnels tournaient alors comme des bijoux à faces multiples le long des chaînes d’un métal indéfinissable, perles ou diamants, fulgurances…

J’ai vu l’étonnement sur des visages à peine adultes.

J’ai vu des joues creuses se gonfler, des joues qui avaient bu les alcools trop forts de la vie.

J’ai vu des marguerites qui se rebellaient dans le déssèchement, qui avaient encore leurs yeux, qui se couchaient les unes sur les autres pour être toutes proches de la grande vasque dans laquelle elles pouvaient déverser leurs larmes jaunes.

J’ai vu les grands trous noirs de la mort, des regards tombant en arrière, le blanc des yeux, la pupille déboussolée, et puis ces trous noirs, plus petits que le soir, fleurissant sur des feuillages débordants, métastases maléfiques.

Le jardinier avance dans son parterre, au bout du bras la faucheuse.

Ces plantes fleurissent dans l’herbarium de ses détresses, elles sont toutes différentes, mais balancées par un même vent : le vent du soir, des amours finies, le vent des gares au moment des grands départs, des ports quand sifflent les sirènes, le vent des aéroports nasillards, des seuils de toutes sortes quand celui qui s’en va ne se retourne plus.

Le vent est pareil à lui-même, et pourtant il ne se ressemble jamais. Quand il souffle sur la braise de la vie finissante, des étincelles s’envolent au-dessus des sentiers, des gares et des ports.

Le couple



Je vais essayer de me mouvoir entre la réalité visible, le tableau, un assemblage de couleurs et de formes qui s’expriment dans une surface restreinte, 80x100cm. et la signification, la portée que cet assemblage peut avoir suivant l’itinéraire de mon interprétation. Ce tableau je l’ai peint dans l’inconscient, laissant à ma main et à mon intuition le soin de le rendre expressif et signifiant. Ce n’est qu’après l’avoir achevé que j’essaie de le voir, de le regarder, de l’interpréter.

Il m’échappe avec une délicieuse désinvolture, comme le font les rêves quand on veut s’en souvenir au moment du réveil.

Mais j’insiste ; il doit bien y avoir quelque chose. Je vais en tout cas essayer de faire rentrer dans un langage compréhensible les signes contenus dans ce petit rectangle.
Je n’ai pas peint ce tableau puisque je ne m’en rappelle pas la genèse, je ne pratique donc pas ici une autocensure, un examen de conscience. Je regarde simplement ce qu’a peint un autre en moi, je m’applique à lire dans son ½uvre.

Mon activité de peindre devient à ce moment un chemin de la connaissance en ce sens que je vais à la rencontre de moi-même sur un sentier abstrait, j’y suis confronté avec quelqu’un que j’avais perdu de vue.

Je voudrais appareiller vers moi, être moi et me trouver en même temps à ma périphérie.
Anton Ehrenzweig dans son ouvrage L’ordre caché de l’art nous dit que la sublimation est avant tout une disponibilité d’énergie non liée, déplaçable. Qu’elle représente un potentiel non lié.

Freud avait déjà parlé de cet état flottant (die Schwebe) capable d’être investi dans la déplaçabilité (die Verschiebbarkeit).

Ce sont peut-être des champs associatifs, non contrôlés par l’esprit, qui forment la centrale qui reçoit des impulsions du passé inconscient et qui actionne à partir du cortex des éléments sensoriels et moteurs qui m’ont guidé. Ce petit cerveau contourne le grand, celui de l’intellect et des sentiments, il envoie directement ses ordres dans la main du peintre. Celui-ci dans un état second, dans lequel tout semble aller de soi-même, se laisse guider, tout émerveillé devant la quantité des impulsions qui lui arrivent par ce canal.

La surface qui nous occupe aujourd’hui montre en partant du haut de la toile en premier lieu un verre, probablement rempli d’un vin précieux. Un peu plus bas à gauche une tête de femme au crâne chauve qui s’appuie en direction du torse d’un homme dont la tête n’est pas représentée mais dont le corps, vu les épaules et les biceps, suggère une grande vigueur. Le bras de l’homme se prolonge vers le bas et disparaît derrière le corps de la femme, derrière un paysage peut-être, en tout cas sa main est invisible. Il en est de même de l’avant-bras de la femme qui se cache derrière un assemblage iconographique pas aisé à interpréter.

La femme n’est pas belle,mais l’attitude de cette tête vulnérable contre ce sein mâle est émouvante. Contre le torse de l’homme vient se dresser une forme phallique. La verticale rouge, née dans la représentation du corps de la femme représente un sexe féminin.
Le tableau s’anime dans sa partie inférieure.

Dans la partie supérieure -le verre de vin évoque l’ivresse : Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers chante Apollinaire- la poitrine de l’homme évoque la respiration mâle, rappelant, l’air, l’inspiration. la sensualité de la femme se référant à la terre, nourrissière, riveraine. Opposition qu’avaient déjà évoquée les présocratiques.

Dans la partie inférieure du tableau, par contre, le cérébral cède la place au viscéral, à l’instinct, aux forces incontrôlables et incontrôlées. Cette partie se distingue de la moitié supérieure du tableau par son dynamisme, par l’action.

En haut du tableau la femme se penche vers le flanc sécurisant de l’homme, ici celui-ci se fait pénétration incontrôlée,cherchant son plaisir. Lui et la femme consentante sont sources de fantasmes, de paysages, de chutes d’eau. Leur accouplement semble s’exprimer en chorégraphies dansantes de paysages, de souvenirs, de non-dits.

Ce tableau n’est ni obscène,ni érotique,ni beau d’ailleurs. Mais il exprime quelque chose.C’est le langage des formes, pour reprendre les termes du récent livre de J.E.MULLER, qui nous intéresse ici.

Ce langage n’est pas fixe, uniforme, arrêté, dogmatique. Il varie suivant la respiration du tableau et de celui qui lui est confronté.En effet une oeuvre ressemble à un pendule, qui va et vient dans la perspective de celui qui regarde. Suivant son mouvement pendulatoire le tableau devient spéculaire, c’est-à-dire qu’à l’intérieur de son monde s’établissent des correspondances qui enchantent. Il n’en est pas autrement dans le monde musical : la ligne mélodique ou rythmique exploite le balancement poétique que nous portons tous en nous.

Le plaisir illumine le monde imaginaire de l’homme et de la femme. Leur union donne lieu à la production de miroirs qui enfantent des chutes d’eau, des plages, des cieux enfouis, des visions abyssales, fugitives, à peine reconnaissables.

On pourrait s’imaginer le même tableau peint par un maître italien : un couple, un paysage florentin au loin, la femme enceinte d’un désir mal défini, l’homme solennel, imbu de sa virilité. Ici il n’existe pas de fond, (d’arrière plan), celui-ci ayant tendance à se pousser en avant. L’imaginaire des deux amants rivalise avec les personnages eux-mêmes.

Il se crée ainsi un effet de balancement : le tableau vient de loin, s’impose, insiste, le spectateur y plonge comme le chien andalou dans un miroir qui se brise surréalistement. Ce balancement existe également à l’intérieur du tableau entre les éléments qui s’intervertissent en créant un ordre toujours nouveau.

Analogiquement aux logiciels de BILL GATES, on pourait avec une souris mentale cliquer sur un des éléments du tableau, ouvrir des fenêtres dans les fenêtres. Ces windows ramènent en surface à fleur d’autres données ; mais elles permettent aussi de descendre en profondeur. La dimension TEMPS introduite alors dans la perception de l’image renvoie à d’autres moyens de connaissance, insoupçonnés jusque-là. Il est indéniable qu’à ce stade la musique et la poésie viennent se joindre à l’émotion de la couleur suivant des lois de correspondances chères à BAUDELAIRE.

La distinction traditionnelle entre arts fixes et arts du mouvement, les premiers concernant l’architecture, la sculpture, la peinture, les seconds se référant à la musique, la poésie, la danse, me semble donc assez schématique. Une oeuvre d’architecture n’est pas un monument statique, c’est un lieu, un espace ; il faut du temps pour l’habiter,le traverser. Il ne se manifeste et ne se révèle qu’à l’« usure ».

Le TEMPS objectif est irréversible par définition. Le disque inexorable du présent traverse la durée, laissant derrière lui la cascade des instants qui vont remplir la grande vasque du passé.

Dans notre tableau le TEMPS se fait cyclique (tout comme dans l’émotion musicale) le passé venant en quelque sorte rattraper et dépasser le présent ; les vagues du TEMPS font alors la culbute, à tel point que dans le ressac des perceptions qui naissent, le passé, le présent et l’avenir se confondent.

En essayant d’emprisonner l’image dans le verbe, j’essaye de m’en libérer. Mais elle est plus forte et réduit mon commentaire à un simple verbiage.

Dans le quart inférieur du tableau un horizon est suggéré, il ne mesure que 80 cm de largeur. En réalité il est infini, il départage la terre et l’air ; c’est dans ses zones que se réalisent la houle et les embruns, le dialogue du vent et de la vague. C’est dans cette zone que le couple qui nous intéresse se rencontre.

La mer obsessionnelle monte et descend, inlassablement le long des rochers que recouvrent les algues, rochers qui semblent se soulever au rythme de la vague. L’onde ne s’abîme pas à ce va et vient, elle ne puise en soi que ressemblance, comme dit le poète.

Michel Tournier dans son Roi des Aulnes voit les choses ainsi : « Donc la virilité se mesure à la puissance sexuelle et la puissance sexuelle consiste simplement à différer aussi longtemps que possible l’acte sexuel. Elle est affaire d’abnégation. Ce terme de puissance doit donc s’entendre dans son sens aristotélicien, comme le contraire de l’acte. Puissance sexuelle est donc l’inverse et comme la négation de l’acte sexuel. Elle est l’acte promis, jamais tenu, indéfiniment enveloppé, retenu, suspendu... ».

Nous sommes donc ici en présence d’un hylémorphisme à deux sens : La poitrine, le torse de l’homme exulte des potentialités imprévisibles, mais les maturations féminines, dont parle Tournier sont également puissantes dans leur chair atermoyante. C’est cette ambiguïté qui est exprimée ici : où est l’amant où est l’aimé, où est la croix, où est le crucifié, qui porte l’autre, où est la passion,où est le passionné ?

Cette inversion des signes et des symboles fait la force cachée du tableau et intensifie le jeu de pendulation dont j’ai parlé tout à l’heure. Les deux êtres séparés par le distinguo du sexe, principe ici de leur approche cognitive, n’essaient-ils pas de se refondre, comme dans le Banquet de Platon, comme deux continents aux rives convexes et concaves qui tentent de s’emboiter.

Les deux êtres, dans un état de conscience élargie, posés hors du corps, hors de leur âme se trouvent ici dans une situation où leurs champs énergétiques se croisent dans un état de palpation vibratoire réciproque. Leurs roues rentrent dans un engrenage où elles arrivent à s’entrainer mutuellement.

Pour conclure je voudrais à cet effet citer quelques lignes de Saint John Perse extraites de son recueil AMERS : « Au c½ur de l’homme, solitude. Étrange l’homme sans rivage, près de la femme riveraine. Et la mer moi-même à ton orient, comme à ton sable d’or mêlé, que j’aille encore et tarde, sur ta rive, dans le déroulement très lent de tes dents d’argile-femme qui se fait et se défait avec la vague qui l’engendre… ou encore : Ivre, très ivre coeur royal ! d’héberger tant de houle, et la chair plus sensible qu’aux tuniques de l’oeil…Tu suis la mer inéluctable et forte dans son oeuvre. Et tu sens l’étreinte incoercible… »

Réveil



Combien de temps as-tu dormi, mon ami ?
J’ai dormi de quoi changer la nuit en jour et les ténèbres en lumière…

De quoi ne plus savoir qui je fus, qui je serai, de quoi attendre que je sois ce que je suis, celui qui va reprendre avec ennui ou avec joie la charge de mon « histoire » et de mes devoirs, mes chaines et mes forces, ma figure…

Tous ces écarts de moi, qui sont moi.

Et qui est MOI ?

Paul Valéry MELANGE : Réveil



Il remonte la couverture sur son épaule. Son nez, enfoncé dans l’oreiller, rencontre les senteurs de la nuit. Son esprit divague : serait-ce vain de distinguer le mâle de la femelle ?

Il tombe dans une torpeur androgyne… l’attirance et la répulsion, l’amour et la haine, sont-ils source de connaissance ? Dans sa somnolence, il dort avec l’autre en lui.

Héraclite, de son Ephèse lointaine, inondée de soleil, lui souffle : » Je suis l’Un porté vers l’Autre, l’Un à l’envers de l’Autre, le Tout dans le Non-Tout. »

Il voit encore un olivier feuillu, des couronnes d’arbres sans feuilles, des craquelures dans un ciel opalin. Hypnos reprend ensuite ses droits…

La route toscane, qui traverse en ligne droite la Maremme, commence à s’échauffer aux premiers rayons du soleil matinal. La chaleur du jour semble encore s’attarder sous l’asphalte de la chaussée, mais il devine déja les vibrations de l’air : à mesure qu’il avance, que les pneus de son vélo sillonnent la piste d’envol, son regard s’embrouille et son plaisir, fait d’apesanteur et de transpiration, s’enfonce dans le monde merveilleux de l’effort où la mauvaise mémoire se décante et procède au délestage de toutes sortes de pensées encombrantes.

Sur sa gauche, s’étire la longue chaîne de montagnes qui borde la Maremme, qui bordait la mer jadis, qui borde depuis des temps immémoriaux cette énorme enclave. La chaîne est interminable, le vallonnement des formes boisées est encore immergé dans la brume.

De ce côté l’horizon semble vaciller entre la nuit et l’aube. Pourtant le soleil est déjà haut.
Au bout du long couloir de son regard, tout au bout de ces lignes de fuite oscillantes, apparaît une tache de couleur qui a forme de tortue.

Au fur et à mesure qu’elle s’avance, il commence à distinguer un peloton de coureurs du dimanche, compact, le dos voûté formant carapace, qui grandit très vite.

Le volume sonore de la conversation qui tient ensemble les écailles de cette bête imaginaire augmente avec celui de sa silhouette. D’abord confus, cet assemblage de voix confondues fait émerger celles qui sont les plus aiguës, les plus criardes, les plus stridentes.

Il voit maintenant les visages : de beaux gars au teint basané, au profil racé, équipés de lunettes de soleil sophistiquées. Leur tenue est impeccable, les roses et les jaunes prédominent, et leurs jambes, fuselées, luisantes au-dessus de leurs chaussettes d’un blanc parfait, montent et descendent comme les pistons d’un moteur à multiples carburateurs.

Arrivée à sa hauteur, la polyphonie de leurs voix éclate : tous parlent en même temps, sans prendre note de sa présence. Il entre en rêve dans ce peloton italien, ce peloton de voix, de joie de vivre, qui le croise et s’éloigne. Peu à peu les voix diminuent d’intensité et rentrent insensiblement dans une rumeur indistincte qu’il ne va plus jamais réentendre, tout comme il ne va pas revoir cette tache multicolore qui s’éloigne dans son dos.

Dans son demi-sommeil, il distingue la forme du corps de sa femme sous l’épaisse couverture qui se soulève au rythme de sa respiration. La mélodie de voix croisées italiennes s’éloigne.

Il suit avec enchantement ce balancement de sa conscience quand un souvenir lointain vient l’aspirer à nouveau.

Sur son écran intérieur apparaît la place d’Armes de ses dix-sept ans. Il assiste à la messe du dimanche à partir du parvis de l’église, ses pensées sont volages et ne parviennent pas à se concentrer sur la liturgie onctueuse du curé de la paroisse « chic »

Le parvis est rempli de jeunes. Ils se racontent leurs aventures de la semaine, leurs rencontres, leurs projets, l’école, les profs… Leurs conversations se croisent, forment un tout sonore. Le portail, un grand carré noir, bourré de monde, renvoie au dehors les pulsations harmonieuses du jeu de l’organiste attitré, alternant avec les formules solennelles du curé : « Nous clamons vers toi Seigneur… » ; ces pieuses exhortations se faufilent au milieu d’un tissu vocal inextricable. Par moments, le silence s’établit : il n’entend plus le célébrant ni l’harmonium, les jeunes semblent tous, au même moment, à bout de commentaires ou d’arguments. Les bruits sont parfois environnés de la blancheur du silence.

Il semble prier. En fait il descend déjà en rêve la rue Belair. Il traverse l’avenue Monterey presqu’en courant : au loin grouille la faune des concerts du dimanche. Derrière le coin de l’Hôtel de la Poste il devine l’animation de la place : la lumière y joue avec les taches d’ombre comme dans les peintures de Manet. De loin lui parviennent les ondées sonores de la Musique Militaire. Elles varient suivant la direction et l’intensité du vent, à l’image des battements de son coeur. Dans quelques instants, il va intégrer la ronde joyeuse, rejoindre ses copains qui tournent en rond, en rangées compactes, alignés, parlant sans se regarder. Leurs regards seront partout et glisseront sur les rangs des filles qui arrivent en sens contraire.

En bordure de cette farandole sont attablés les spectateurs sous des parasols de toutes les couleurs. La vie sur cette place s’anime dans son rêve : le carrousel du mouvement cyclique, de la roue du bonheur, multipliant à l’infini les possibilités de perception, les angles de vue changeant à chaque instant.

L’ivresse, la fugacité des choses, des chances à saisir, une impossibilité, lui cachent celle dont il voudrait rencontrer le regard.

Dans son demi-rêve des phalènes viennent s’enflammer au feu de son tourment. Les plumes d'un oiseau de nuit sans nom collent à sa peau.

Il se souvient de polyphonies analogues dans le pays toscan, quand les vieux, «propriétaires de l’ombre » s’assoient à la terrasse du bistrot, ou bien sur le muret dominant la place centrale, et passent en revue les événements. Ils parlent sans même se regarder, sans même voir la vie du village qui se déroule au ralenti sous leurs yeux. Derrière eux, derrière les persiennes, dans les maisons de l’ombre, guettent les femmes. On ne voit que le blanc de leurs yeux dans les fentes noires des volets entr’ouverts.

Ce peloton-là, que le destin a rassemblé, traverse la vie à coup d’événements simples, sans portée.

Le commentaire des vieux résonne comme un choeur qui va se perdre dans les ruelles voûtées du bourg, vient buter contre les étroites façades qui le rejettent. Ces ricochets sonores éveillent momentanément les quelques ruelles pour venir se perdre et se diluer sur la place publique.

Son corps est couvert de poussière, des phalènes passagers s’éloignent à grands coups d’ailes ouatés. L’aube est comme une poutre aux appuis de l’âme.

Le chant des voix cyclistes d’un dimanche matin vient à lui, comme un bruit qui plane à un mètre du sol de sa conscience, un bruit fermé sur lui-même, qui ressemble à un nuage parfumé, une musique sans paroles, un choeur pour trente voix seules, la Pentecôte.

Le crépuscule d’un village toscan charrie dans son oreille des sonorités analogues, plus rauques, plus mystérieuses aussi.

Son âme se réveille aux sons de ces espaces quand le village commence à vivre avec le soir, quand les amours meurent au petit matin, quand la musique militaire entame les marches de combats perdus à l’avance.

Les secondes s’égrènent, mesurées par sa respiration. Dans le mouvement de sa poitrine se glissent les particules de sa mémoire qui se déploie en éventail, dévoilant dans sa partition les blanches et les noires, les quarts de ton, les huitièmes, les seizièmes...

Ainsi est-il rattrapé par les envoûtements du sommeil.

Ainsi se rythme son inconscient à coup de pulsions et d’images. Un avion l’emmène au Japon en passant au-dessus de la Sibérie. M. dort tranquillement à ses côtés.

Dans l’assoupissement de sa somnolence il rencontre l’autre à la périphérie de lui-même. Sa subjectivité se disloque en surface, des compartiments partent à la dérive. Entre la courbe élevée de son éveil et les bas-fonds de son sommeil, il refait surface avec une nature autre. Il puise en lui-même sa dissemblance.

L’avion de l’Aeroflot le porte de Moscou à Kabarovsk, en passant par le Nord de la Sibérie, frôlant le Pôle Nord. A travers son hublot, il admire les mauves et les roses d’un crépuscule qui ne veut pas mourir, d’une aurore qui tarde à naître. Il se déplace entre la nuit et le jour, il dort éveillé, son éveil est somnolence portée par le bruit des moteurs, mais aussi par le mélange des voix faites d’affirmations, de répliques, de questions, de réponses dans toutes les langues, avec prédominance du russe. Ces paroles humaines forment un nuage qui respire, qui déferle dans sa conscience, ramenant dans la houle des galets insignifiants qu’il n’arrive pas à interpréter. Depuis son siège solitaire, il prend plaisir à écouter ce concert de voix, ces filaments sonores, des voix tantôt aiguës tantôt graves, vieilles et jeunes, qui se croisent ou se superposent comme les fils de soie dans un tapis multicolore.

Son silence s’ouvre à ce chant polyphonique.

Les timbres mélangés se meuvent dans l’habitacle du Tupolev lorsqu’elle apparaît soudain. Elle est grande, irréelle au bout du couloir central, derrière son chariot à journaux.

Elle vient d’écarter le rideau qui sépare le business class du reste des sièges sur lesquels les passagers sont en attente, le regard braqué sur elle. Comme si quelque chose d’extraordinaire devait se passer.

Elle entre dans le compartiment des moins-payants comme si elle entrait en scène, poussant le rideau d’un geste presqu’ennuyé. Elle distribue aux passagers les journaux, accompagnés de quelques mots de politesse, se penchant à gauche, à droite. De son écharpe, lâchement nouée, sort un cou allongé qui porte son visage comme un médaillon et qui même s’il tourne sans cesse, lui apparaît comme une vision fixe, d’une grande beauté.

Il la voit, s’avançant vers lui, par ce couloir sans échappatoire. Il la voit, elle qui ne le regarde pas. Un mystère s’avance vers lui qui l’intrigue et va peut-être se résoudre, une fois qu’elle sera passée. Il la perçoit comme un charme s’avaçant vers lui, lentement. Il n’est pas conscient de sa beauté ; en fait, il ne voit pas ses cheveux, son chignon à moitié défait, la chemise déboutonnée à hauteur du cou, ce foulard qui risque de se dénouer à chaque instant, cette absence dans le regard, cette allure qui provoque en lui, à mesure qu’elle avance, des questions toujours plus pressantes.

Au moment où elle se tourne vers lui, où son regard lui tombe dessus, où deux lèvres bougent dans un visage immaculé pour lui demander, un petit air de connivence autour des lèvres : A fir Iech, Monsieur… d’Wort, d’Tageblatt oder de Républicain Lorrain ? il se réveille. Avant de sortir de son aventure onirique, il a encore le temps de reconaître la fille qu’il cherchait du regard lorsqu’à dix-sept ans, il faisait la ronde à la Place d’Armes, aux sons de la Musique Militaire.

Dans mon réveil, il me semble entendre toutes les voix, tout l’espace sonore de ma vie.

Je la vois tout à coup au milieu des vieux sur la place du village toscan sans nom.

Comme si cette émotion, vieille de presqu’un demi-siècle, avait traversé ma mémoire jusqu’à cet instant désordonné, fait de sommeil et d’éveil.

Comme si ces jeunes années continuaient à tourner à la place d’Armes. La fanfare joue au centre, les jeunes enfants se démènent autour du kiosque. Les plus insolents osent monter les quelques marches qui mènent à la plate-forme pour s’allonger à plat ventre sur celle-ci et écouter, l’oeil vide et l’air béat, la musique aux premières loges.

Le long des quatre rues qui contournent la place, se promènent les jeunes, rigolards, se bousculant. Les garçons les plus hardis essayent de barrer le chemin aux filles.

La musique ne veut plus s’arrêter.

Les adultes sont assis en bordure de cette ronde. Parfois, un enfant se mêle à celle-ci, parfois un adolescent en sort pour aller s’asseoir à une table. Parfois, quelqu’un se lève d’une des tables pour disparaître dans la porte d’entrée d’une des maisons.

La musique ne veut plus s’arrêter.

La ronde tourne inexorablement comme la vie, échangeant les acteurs avec la douceur et la discrétion dont elle a le secret.

De tout petits enfants viennent remplacer les plus âgés qui se trouvent absorbés par le manège. La force centrifuge chasse ainsi les uns du centre de la roue. Les autres, en bordure de la Place, disparaissent dans les portes. L’ombre des platanes glisse une dernière fois sur leur dos avant que l’entrée ténébreuse les absorbe.

Je vois d’une façon tout à fait fugitive le carré de la place comme une lampe fallacieuse qui balance dans mon imaginaire et qui brûle les ailes qui se sont aventurées trop près.
Les papillons tournent et le kiosque tourne en sens inverse. Ses lumières passent à toute vitesse sur les façades, épousant les pleins et les creux, ondoyant, éclatant sur les vitres.

M., pas tout à fait réveillée, me dit quelques mots anodins. A sa voix coutumière viennent se superposer toutes les voix de mon rêve, de ma vie. J’endosse ces impressions comme je mets ma chemise qui s’imprègne insensiblement des senteurs de mon corps. J’entends, s’appuyant sur la voix familière de M., le choeur qui reprend. Pendant que je me rends à la salle de bains, j’ajuste mes souvenirs pour entamer ma journée, essayant de rentrer dans cette mélodie sans paroles et d’en prolonger le charme.

(nos cahiers 2001/1)

La mer



Là, un voile tendu à l’horizon, ici sur la berge les franges extrêmes, les restes écumeux de ce qui est droit au loin.

L’élément ici se concède ses libertés et ses jeux, ici sa présence s’épuise. L’infini devient ici déferlement larmoyant. La mer mouille le sable de façon obscène, des gouffres triangulaires se forment dans la rive inconsciente.

Cependant tout mon imaginaire court à sa rencontre, je voudrais avec Christa Wolf « changer ses démons en figures identifiables » le but à atteindre : « l’exactitude fantastique », respecter les enchevêtrements oniriques, les trames qui s’entrelacent sans raison aucune. Traduire dans l’image l’inconcevable.

Le tableau devient ainsi le lieu d’un antagonisme entre ce qui est et la nuit complice.

Le pinceau s’enfonce dans la palette comme dans un puits de lumière coloriée, se parant d’étendards, il s’enfonce dans la pâte ambiguë, dans la mémoire sans défense. Il puise dans la substance et tente de la subordonner au geste : le tableau devient le lieu où le mouvement intérieur, matérialisé dans la durée, se traduit par des monades ayant couleur, quantifiables dans l’espace.

Car il faut bien les considérer comme uniques, indivis et indivisibles, ces fragments issus du hasard, avides de s’articuler en vue d’un ensemble de signes intelligibles.

La composition du tableau dans ces conditions est tout simplement l’effet de feux réciproques qu’exercent les éléments de couleurs les uns sur les autres. Les entités articulées gardent leur initiative : elles guident le pinceau à travers la surface enceinte d’une turbulence nerveuse : ci gît une absence, ci gît un débordement, ci crie une surface striée qui ombre de sa répétivité obsessionnelle une forme rose à peine cernée, la chair insolente.

Le peintre pare au plus pressé. Il fait son ménage, il range les intrus du hasard. Avant de se coucher, il va encore arroser les plantes du délire, celles qui développent voluptueusement leurs fleurs, celles qui tardent dans les serres parfumées où s’emmagasinent les ardeurs de l’été, alors que l’automne, au dehors, fête déjà des senteurs autres.

Du dehors se précipitent les prémices de l’hiver, du dedans afflue la mémoire de l’été. Sur le seuil est l’automne, la saison sublime de l’attente et des regrets.

Mon cerveau est centrale d’écoute. Je suis obligé de capter ou de supporter la grêle des informations. Un annuaire téléphonique imaginaire donne voix à tous les noms qu’il répertorie. Je suis le témoin d’un drame inarticulé, je deviens la scène qui doit donner corps à des drames possibles, à des rapports plausibles, à des dialogues.


Le concert de ces voix vient à moi par vagues sonores. Je suis sable humide et la foule de ces points de vue est mer qui balaye la surface lisse de ma conscience de ses franges fines, superposées : disques transparents d’inégal éclat, qui se frottent les uns aux autres, et qui s’abattent sur moi.

J’entends simultanément ces voix et le sifflement du vent dans chaque herbe, tout aussi bien que le crissement des pas des fourmis sur le sol craquelé de l’infiniment petit.

Les chiens se déchaînent, les laisses leur pendent au cou comme des bannières. La meute se rue sur moi. C’est la fête charnelle ; les gueules carnassières brillent au soleil de mon aveuglement. Le soleil est noir, leurs gueules sont noires, et leur avide férocité bave leurs liqueurs écumeuses.

L’oreille du poète est assourdie. Les cables sont tressés, voyants rouges, sa plume est en alerte. La mer au loin porte ombre, se ride et se lisse suivant ses humeurs. Les bateaux sont accrochés comme des ballots, ou sont-ce des ballons, aux tendeurs sous-marins. Le jour s’arrondit et les heures passent.

La mer remplit sa fonction, la mer emplit mon esprit. C’est un état d’esprit au-delà de toute ambition. Elle étale au jour sa lumière, elle est tout en profondeur, elle est substantielle, sans saisons, elle s’émeut de la lune. Attirée.

Je ramène dans mon songe le bruit des vagues, le déferlement obsessionnel de la mer qui s’abat, et s’abat encore, et ne veut pas finir de s’étendre en de grandes paraboles qui s’étalent, brillantes, tel un glacis sur le sable lisse qui engloutit leurs brillances instantanément.

Je ramène, ici, dans ma mémoire, le vacarme maritime et le scintillement des dernières franges de la nappe liquide : on dirait des papillons d’argent géants, volant très bas et se retournant dans leur vol.

Et quand, au pied de la colline, le bruit du vent du soir se fait si doux qu’il frise presque le silence et que la nuit s’installe en accumulant ses taches d’ombre dans le paysage, quand je laisse couler en moi la mélodie de ce silence qui chante, alors se superpose à cet adagio le claquement de l’onde qui s’écrase avec fracas suivant ses lois riveraines.

J’essaie alors de synchroniser cet amalgame sonore avec le presque silence pastoral, les luminescences de la plage avec la verdure noirâtre de cette presque nuit, et dans ma conscience s’articule le roulis des sons, les teintes et les remous lointains, les lueurs et les fréquences de sifflements subtils de la campagne.

Dans « un homme qui dort » Georges Pérec écrit : « tu as au fond de toi, dans le paysage mental qui t’es propre, un grand lac. Incontournable. Aucune barque pour voguer dessus ». C’est une grande eau, qui constitue la presque totalité du pays, eau dévorante qui semble acculer la terre ferme aux parois extrêmes de la conscience.

Ma phrase écrite fait sentir la courbure. Un horizon de plus en plus difficile à cerner. Il faut que dans chaque mot, dans chaque trait, je puisse discerner l’attraction ainsi que les lois élémentaires de la gravitation universelle.

Face à la mer je deviens indifférent, les vagues viennent investir mon âme.

Face à la mer, je rejoins mon continent familier. Le soleil dessine sur le sable des ondoiements qui se prolongent à l’infini, des lignes nerveuses, lumineuses, des filaments… presque rien si ce n’est le tourbillon que le ressac charrie inlassablement.

La mer exaspérée vient finir ici, sur cette rive familière.

Elle vient ici se purifier dans les galets, hiératique, dans le sable enfoui.

Elle vient ici se libérer des déchets, arrachés ça et là à la terre distraite. Force liquide, illuminée, gonflée, en mouvement, indéterminée. La mer est immobile et en même temps en mouvement, elle est partout et nulle part, sans commencement et sans fin, à l’origine du Tout. Elle est avant que naissent les continents, elle est vie et mort, elle dessine les rives.

On ne réalise l’infini qu’à partir des limites qu’on est disposé à accepter.

Mettre sur papier l’enseignement de la mer, tourner avec la plume autour de l’anodin, capter l’instant.

La vie et la mort s’illustrent par la mer, par la force liquide, illuminée, soulevée, par la parlote interminable, indéterminée.

Pour comprendre la mer, le vent, le sable, il faut se vider de tout, devenir enveloppe, réceptacle, ouvrir toutes grandes les fenêtres après avoir sorti les meubles. L’eau me porte alors, le vent passe librement en moi, je deviens sable, terre portée à l’infini, au-delà des embruns.

La mer est belle en ce début d’année. Bruyante, déchaînée, fidèle à elle-même. Son rideau de scène se déplace suivant les rails de l’horizon sous la lumière d’or d’un soleil haut dans le ciel.

Le spectacle peut commencer : la houle se lève et enfonce l’onde verte autour des sombres rocailles. L’énorme poulpe, à la peau lisse et brillante, respire, obéissant à des tendeurs invisibles. La mer en équilibre tourne autour d’elle-même sous le vol des fous de Bassan, la mer balancée au-dessus de son centre de gravité investit mon regard jusqu’à occuper toutes les lignes d’horizon de mes pupilles. Le vent s’affole au-dessus des voiliers. Dans les vitres s’inscrivent les mille courbes du vol des prédateurs inlassables.

La vague-obsession lèche la roche, inlassablement elle monte et redescend le long des contours recouverts d’algues qui se soulèvent à son rythme.

Jeu de cartes




« Le vrai bonheur serait de pouvoir se souvenir du présent » Jules Renard

Arrivé sous l’arche latérale du pont, H. claque des mains, tousse, lance un cri, vérifie si l’écho fonctionne toujours. Il aime bien ce renvoi sonore de sa voix qui ne lui ressemble pas. Est-ce bien lui ; peut-être qu’un autre, à l’autre bout de la vallée, se moque de lui.

Pendant qu’il marche il voit devant lui, à une centaine de mètres, déambuler une figure dans laquelle il se reconnaît, même silhouette, même démarche, et qui ne se retourne pas.

L’étrange personnage prend le même chemin que lui et marche à allure égale. Il contourne la pointe du grand rempart, disparaît quelques moments, réapparaît, familier et inquiétant à la fois.

H. l’observe et réalise tout à coup qu’un bruit de pas derrière lui s’accorde au sien et semble être également synchrone avec celui de son étrange alter ego. Il ne se retourne pas, il n’observe que l’intensité du pas qui s’amplifie, alors qu’il passe sous le pont.

L’autre, devant lui, avance, imperturbable et semble lui dicter son rythme.

La vue de la "Gëlle Fra", brillant dans cette après-midi d’octobre, le libère un moment de son angoisse. Sur l’imposant rempart se dresse son fin socle pyramidal qui la porte avec une telle légèreté qu’elle paraît suspendue dans la clarté de l’air. Toute son élégance, tendue vers ses lauriers, se dresse sur la pointe des pieds… et pourtant ses talons touchent la base du socle. H.cherche du regard la petite ellipse de ciel qu’enferme sa couronne de lauriers. Dans une perception fugace il est agenouillé devant la femme. Sa tête est centrée par rapport à la couronne qu’elle tient dans ses mains, auréolée… Il regarde par terre mais devine le sourire de la femme hors du temps, son cou voluptueux, le galbe de ses seins, ses hanches drapées d’or, sa pose hiératique…

Un bonheur éphémère, troublé par le bruit des pas qui s’amplifient dans la vallée.

Seul le fil de l’eau de la Pétrusse semble continu et rassurant.

Il réalise peu à peu que d’autres promeneurs solitaires, identiques, marchent en contrebas, sur le chemin asphalté qui contourne les roches. Une peinture de Magritte lui vient à l’esprit: des messieurs anonymes, vêtus et coiffés de noir accrochés dans le ciel au-dessus d’une enfilade de maisons, qu’ils ne en train de tomber, comme les gouttes d’eau, toutes identiques, d’une pluie indolente.

Les promeneurs se sont tout à coup multipliés. Ils marchent le long des différents sentiers qui se faufilent à hauteur égale des deux versants de la vallée ; ils montent et descendent les marches taillées dans la roche, se croisent sans même se regarder.

H. réalise avec effroi que la distance entre eux reste invariable.

H. est un être disloqué, à la périphérie de lui-même, et qui en souffre. Sa souffrance, au lieu d’attirer des proches, enclins à lui venir en aide, les éloigne au contraire. Une douloureuse solitude forme autour de sa personne un halo invisible tel un champ magnétique dont les pôles auraient été inversés .

Seules les promenades répétées dans la Vallée lui donnent l’occasion de mettre un peu d’ordre dans son monde ; il repère ainsi les points où il peut s’accrocher dans son état d’apesanteur en cas de turbulences extraordinaires.

Aujourd’hui sa coque explose, sa périphérie se déchire. Tous ces êtres qui marchent à pas égal, c’est lui. Il transpire, il est aveuglé, le bruit de ces pas orchestrés montent dans sa tête, martèlent son crâne, rythment son angoisse. Ces individus sont les planètes d’une galaxie dont il est le centre, tournant à vitesse égale, chacune sur son orbite, respectant les lois de la gravitation dont.

La sueur trempe sa chemise. Arrivé à hauteur de la rue de la Semois, il sort brusquement de ce caroussel, il monte les marches en courant, sans se retourner.

Le bruit des pas s’éloigne dans son dos.

Il ne se souvient pas avoir jamais tant désiré l’abri qu’il trouve dans la grande chambre de cette même rue qu’il loue auprès d’une veuve : un dernier étage calme. En tournant la clef de sa porte, il a l’impression de sortir d’un grand trou noir, d’un canal dont le regard de révision s’ouvre, le mettant face à un disque lumineux de ciel blanc. Son séjour pourtant baigne dans une demi-obscurité.

Le passé n’existe pas, se dit-il, ce qui existe, c’est ce lieu reclus, mon jeu de cartes.

Don Juan grave la photo dans sa mémoire. Celle-ci est peuplée de posters de toutes sortes, de tous éclairages, intimistes ou aveuglants, représentant des scènes en compagnie de l’Une ou de l’Autre. Ces images sont des instantanés, le souvenir de ces aventures se décompose en visions isolées. Don Juan considère la représentation de ces instants comme des fiches, des cartes raides et glacées, interchangeables, un jeu. A cette série s’en ajoute une autre, celle qui représente des fragments de corps féminins, des organes dessinés avec un soin hyperréaliste. Dans certaines images la fleur du sexe ressemble à celle des botanistes de la première génération. Avant la venue de la photographie, ces savants, incapables de décrire les merveilles de la nature, s’étaient astreints à les dessiner et à les colorier.


Aucun poil ne manque dans la perception de ces chairs végétales, la texture de la peau est représentée jusque dans ses moindres rugosités, ses moindres détails. Les lèvres de cette flore suintent et transpirent, le biologiste étant allé jusqu’à évoquer la différence entre les surfaces sèches et celles sécrétant les sucs rares et odorants de l’espèce. L’opposition entre les parties du dessin qui accrochent la lumière et celles, lisses, qui la reflètent est accentuée par l’ombrage méticuleux et la coloration subtile de l’ensemble.

Don Juan mélange ces cartes à celles de ses lieux. Elles sont égales en nombre : Les images défilent avec toute la transparence obsessionnelle qui en est le fondement : les zones du cou où la chevelure commence à prendre naissance, les lèvres succulentes aux commissures brillantes, les hanches, les mollets, aisselles, joues et narines, fronts ombragés.

Ainsi il reconstitue des situations probables qui n’ont jamais existé. . Ces arrière-pays, des sentiers qui se perdent, des sous-bois, des balisages de toutes sortes, des môles, des remparts et des citadelles désaffectées, se superposent suivant les lois du hasard aux représentations de corps connus, caressés, aux multiples nuances pâles, roses, brunes, blanches.

Don Juan a écrit de longues lettres à toutes ses amantes. Ce n’étaient pas des lettres au juste, des textes plutôt, évoquant tel détail d’une rencontre, décrivant l’atmosphère de quelques instants passés ensemble, discourant dans une langue parfois incompréhensible sur le délire des coeurs.

Ses femmes lui envoyaient à leur tour de longues lettres, papiers aux teintes variées, et à la calligraphie toujours renouvelée, objet de caresses inconscientes. Il soupesait les feuilles doubles, il laissait glisser son doigt sur le grain différencié de ces documents aux origines les plus diverses. Il commençait ensuite à les décortiquer, à les dépecer, en prenant soin de ne pas mutiler l’atmosphère qui pouvait se dégager d’un bout de phrase qui résumait souvent tout le contenu de la lettre. Ces bribes de textes, ces signes aux encres diverses, ces manuscrits allongés ou rétrécis, droits et inclinés, constituent autant de cartes de messages codés qui se mélangent à celles des fragments du corps ou de visions instantanées d’un décor, d’une «scène» d’amour.

Don Juan a une mémoire olfative extraordinaire. Il a pris l’habitude de «peindre» ses odeurs, incapable de les décrire, et à transposer par analogie leurs mélanges dans des dessins, des représentations selon le format des cartes. Ces aquarelles, en principe abstraites, sont des signes coloriés qui enferment tous les éléments d’une atmosphère, la pénombre d’une chambre, une niche, quelques feuilles éparses, leurs odeurs mêlées à celle de la conquise, ces aquarelles aboutissent souvent à des paysages estompés, le ciel à l’horizon ayant forme de triangle coincé entre deux flancs de montagne. La montagne y est gonflée, enceinte comme dans les estampes chinoises, ou bien aplanie comme dans une peinture florentine. Instinctivement le pinceau du peintre enamouré s’attarde sur des formes qui peuvent évoquer l’objet de son obsession. Plus la mémoire d’une odeur est présente, plus ces petites esquisses sont réalisées avec rapidité. Don Juan passe d’un pays à l’autre, d’un quartier de la ville à l’autre. Il est toujours passé, d’une porte à l’autre,. Son jeu de cartes aux visions décousues illustre à merveille son impatience et son ubiquité. Aux rares moments de solitude, il le soupèse, interroge les dos anonyme. Se cachant la face, il mélange ces cartes et les étale devant lui, impatient de savoir quelle rencontre le hasard à lui- va lui préparer. Le déterminisme de cet accouplement mental le fait tressaillir. Il est seul à connaître vraiment le sens de chaque image, tel bout de phrase jouxtant un fragment de paysage, telle région de peau nue mêlée à la figuration de l’odeur de telle aventure.

Ces suites étalées devant lui, lues et interprétées par un connaisseur sont les molécules d’un univers féminin nouveau. Don Juan veut connaître la femme extensivement, c’est-à-dire aimer un maximum de possibilités dont il s’est lui-même fabriqué les éléments sur base d’aventures vécues. Son jeu de cartes n’est donc pas chimère, mais instrument de créativité subtil. Il est un amant fidèle, il aime la Femme d’un amour sans faille et montre beaucoup de constance et d’intransigeance dans l’amour de cet amour. Son amour est mobile et rapide, il sait distinguer, ce n’est donc pas un amour répétitif, mais un attrait de l’aimée qui tire son intelligence de ses dérobades.

Don Juan bat inlassablement ses cartes jusque dans la nuit profonde. Son amour, toujours en éveil, est capable des plus folles correspondances.



Ce jeu le met hors de lui, sa mémoire abolie ne se souvient plus de sa promenade étrange dans la vallée, elle a fait taire en lui le tam-tam de ces pas obsessionnels. Il n’a qu’une idée en tête : réussir sa « patience », trouver la femme de ses rêves dans l’assemblage de ces cartes retournées.

La « Gëlle Fra » surgit dans le fourmillement de ses ruminations : splendide comme tout à l’heure.

Elle s’est faufilée au milieu de ses images intérieures pour planer au-dessus de sa quête, de son désarroi comme une déesse païenne, inaccessible, attrayante en dehors de l’espace et du temps.


Il vient de tirer une nouvelle carte, montrant une bribe de lettre déchirée.

Il place le texte à côté d’une carte, une tache blanche, chair blonde sur fond noir, représentant une partie d’une épaule, la naissance du cou, quelques boucles. Il regarde longuement la photo, ce fragment de corps qui semble palpiter sous sa blondeur, qui respire et laisse deviner ses prolongements : une chevelure, la ligne de l’avant-bras telle qu’Ingres aurait pu la fixer.

Sept cerfs-volants tournent dans le ciel de la mémoire. Ils varient de couleur et leur vol
n’est pas identique. Ils ne savent rien l’un de l’autre et n’ont en commun que le bout de leur fil attaché à une seule mémoire. H. se fatigue à suivre du regard leurs pirouettes, leurs balancements, leurs circonvolutions. Ils perdent leur couleur à contre-jour, deviennent noirs, et leurs silhouettes se déplacent comme des phalènes dans sa nuit. La lune les accueille avec précipitation. Leur vol est velouté maintenant, et leurs ailes au pollen lourd, emportent au loin des signes estompés que H n’arrive pas à déchiffrer. Leurs ombres s’éparpillent.



Le soir a envahi sa chambre, les ténèbres montent, s’infiltrent par le seuil de sa porte-fenêtre, transformant peu à peu, très doucement, très lentement le dessin de son tapis en un puzzle étrange qui s’éclaire par endroits.

L’obscurité prend possession de son armoire, posant son voile sur le miroir central du meuble dans lequel se reflète le dos de sa chaise, la courbe de son dos voûté, le trapèze vertical du mur d’en face, un angle de tableau montrant un chemin de fer qui part en diagonale.

Pendant qu’il cherche les correspondances entre les deux premières cartes, il écoute les ténèbres, l’espace sonore du silence qui émet un sifflement à fréquence égale mais qui semble se mouvoir comme une vague. En Provence, jadis, il percevait ainsi le chant des cigales.

Il fouille dans sa mémoire pour essayer de situer les fragements de la photo et des trois vers qui lui refusent leur clef. Il voudrait retrouver ce qui était avant la photo, avant cette lettre, il voudrait trouver ce qui s’est passé à l’origine et trouver les circonstances, les lieux, le hasard, le moment, la saison, les environs de ce qui a été. Il voudrait être là, en ce moment, à cet endroit où cette rencontre s’est révélée possible. Mais son rétroviseur mental semble trop étroit, il n’arrive pas à retourner le temps.

Il regarde par la fenêtre, distraitement. La Villa se dresse, en face de son logement comme un petit château, avec ses angles flanqués de tourelles, ses fenêtres hautes éclairées. La lumière est incandescente au rez-de-chaussée et à l’étage, des abat-jour beiges et de lourds lambrequins donnent à ces pièces leur lumière intimiste. Mais son regard se concentre sur les baies froides et fluorescentes des deux sous-sols. Tout à coup, il voit dans l’encadrement de l’une d’elles une forme humaine qui s’agite. R. ouvre un battant et saute sans hésiter dans le vide. L’ombre enjambe une balustrade, fait la culbute dans le ravin en contre-bas, roule comme un ballot parmi les arbustes et ne se remet debout qu’une fois arrivée sur la chaussée qui longe la Pétrusse. Le détenu y hésite un moment. Son instinct lui dicte de suivre le cours de l’eau rapide, il se décide néanmoins à s’élancer à contre-courant, en direction de la Gare. Peut-être pourra-t-il atteindre la rue de Strasbourg sans être rattrapé ? Peut-être trouvera-t-il un Night-Club déjà ouvert ? Peut-être que son échappée se terminera dans une chambre anonyme, en face d’une fille hésitant devant ce misérable envahi par la peur ? Peut-être mettra-t-elle en marche l’opération de charme conventionnelle ? Elle se rendra vite compte que ce n’est pas un homme qu’elle a devant elle, mais une bête traquée.

H. croit rêver. Une voiture traverse son champ de vision, tous phares allumés. Les Boches ont manifestement mis du temps à réagir. Aucun coup de fusil n’a été tiré. Des faisceaux de torches électriques sortent des vitres du véhicule noir, faisant ressembler celui-ci à un vaisseau spatial, moloch avide de chair humaine, envoyé par le diable. La Villa Pauly, éclairée par ces faisceaux lumineux saccadés lui apparaît tout à coup comme une demeure infernale aux allures bourgeoises.Un SS, puis derrière lui quelques subalternes apparaissent à la fenêtre encore ouverte. H. se trouve de l’autre côté de la vallée, dans le noir, « enrobé de pénombre », au seuil de sa fenêtre, au seuil de la vallée, au seuil de son passé.

Comment as-tu fait pour arriver à leur échapper, pour ne pas te casser une jambe, pour garder un esprit clair et prendre ton chemin si rapidement ? L’éventail de ton attente s’ouvre tout à coup, rien qu’à l’idée de cette femme que tu ne connais pas encore et qui va t’accueillir dans sa chambre rue de Strasbourg. Ton illusion donne sa beauté à ta fuite, ta rouge agilité noircit encore davantage la vilaine cohorte à tes trousses. Tu es vraiment une bête traquée, peut-être que la Gëlle Fra tend au-dessus de ta fuite ses lauriers d’or qui éclairent ta voie d’une lumière subtile, invisible aux tortionnaires à ta poursuite.

Nous sommes faits pour nous rencontrer, tu échappes à ta mort en te lançant les yeux fermés dans le vide, je tente, quant à moi, de lui échapper en reculant. Attends-moi, je rebrousse chemin, je vais te retrouver, écouter ton histoire.

H. retourne à sa table. Les cartes sont là, impatientes ; elles semblent lui reprocher ses distractions.

Les quelques cartes retournées jettent dans le noir un reflet ambigu ; les autres, étalées et bien ordonnées cachent chacune son message. Toutes sont disposées à se révéler.

La vie n’est que dans la réminiscence, dans le labyrinthe des illusions. L’amour est de jadis et de demain, il est dans l’aventure du passé ; ces cartes sont les déchets de sa nostalgie. H. traverse l’ombre de cette nuit, épaulé par la lumière de plaisirs passés et par la lueur possible qui se trouve au bout de son jeu.

H. se voit en compagnie de sa mère sur une barque qui vogue sur les flots du Lac d’Annecy.

Il ne se souvient pas de cette scène, celle-ci est son présent. Il est sur l’eau, il n’a que trois ans, il est dans le lieu de son enfance. Il est dans l’enveloppe de la présence d’une mère partie trop vite.

A cette image se superpose celle de son père-encadreur dans son atelier. Le client monte un escalier assez sombre d’un immeuble situé avenue de la Gare pour accéder, à mi-palier, à une pièce tout en longueur, à éclairage zénithal, les deux murs latéraux équipés d’un nombre incalculable de clous auxquels sont acrochés des cadres de tous genres, des miroirs, des passe-partout, une équerre, un T, quelques photos désuètes, deux ou trois cartes postales. Contre la paroi du fond, une table qui sert de bureau et sur laquelle sont éparpillées des paperasses, des factures, des commandes…Quelques dossiers sont alignés sur une tablette.

Il règne une odeur de colle et de carton mouillé, mêlée à celle de sciure de bois.

Enfant, il imagine des scènes dans ces cadres divers. Il y a des cadres en bois, d’autres en aluminium, d’autres encore richement profilés, dorés, aux angles vifs, patinés dans les creux. Il y en a aussi en verre, même une pièce unique en miroirs aux teintes variées.

D’abord les scènes encadrées représentent des paysages extraordinaires : des falaises, des gouffres, des grottes verdâtres nichées au fond d’une forêt obscure. Avec les années, les scènes se peuplent pour lui de personnages, d’enfants d’abord, d’adultes ensuite, de femmes enfin.

Le cadre en miroir multicolore est l’objet de ses élucubrations les plus osées.

Son pére encadrait les moments de la vie des autres, sa mère est morte jeune, H. est contrôleur aux Contributions Directes, son père est décédé depuis longtemps, H. est couché, il entend les pas de la vieille dame, un étage plus bas.

Il souffre, il sait qu’il va passer la nuit penché sur ses cartes…Tout à coup, il entend un bruit de voix inhabituel…les personnages de la vallée se sont introduits dans sa chambre. Ils portent tous sa veste en cuir, un pantalon en velours côtelé, une chemise marron. Il ne voit pas leur tête, ils défilent d’un pas continu, à distance égale, à un mètre de son lit. Ils semblent tous raconter une histoire, leur histoire. H. les entend par bribes, qui s’éloignent peu à peu. Par moments, il a l’impression de déceler dans leurs monologues qui s’enchevêtrent un prénom de femme qui lui semble familier. Chaque voix, à hauteur de son oreille, est encadrée de crescendi et decrescendi d’une fréquence égale, un volume sonore qui lui torture l’oreille.

H. essaie de trouver refuge en pensée dans son jeu de cartes, de faire taire ce cauchemar sériel. Il voudrait à nouveau se perdre dans le mauvais infini de sa concupiscence. Une jeune transpiration naît sur son front dégarni, son rêve se démantibule, il lui semble perdre son centre de gravité.

Est-ce-qu’il porte en lui l’image de la femme virtuelle, ou est-ce elle au contraire qui le serre dans les bras de l’illusion ?

H. battra encore longtemps ses cartes en cette nuit transfigurée. Il sait très bien que le sexe féminin, tout comme la mort, ne peuvent être représentés, ce sont deux patries extrêmes sans nom.

Les personnages continuent de tourner autour de lui, le glissando de leurs voix qui vont et qui viennent comme une vague incessante, le plongent dans un état de désoeuvrement total. Où se trouve « la demeure possible pour le sens » ?

Il ne tient plus sur sa couche, il se lève d’un bon et court à sa table, essaye une nouvelle combinaison en vue de décoder son attente scellée. Reprenant toutes ses cartes, il les mélange et retourne les quatre premières en les étalant dans l’ordre : leur message lui saute tout de suite aux yeux, il est stupéfait, son sang s’arrête, il pousse un grand cri de délivrance.

La vieille dame, effrayée, est montée à l’étage, elle ouvre la porte, sans même frapper, craignant le pire…

Tout bascule.

Les cartes , choisies dans le bon ordre, glissent sur la table comme des anguilles, rentrent dans le tas. Ensuite se déroulent à reculons les interminables essais et hésitations de son jeu et des succès avortés de sa vie. Les photos se recollent et libèrent les corps qui leur ont servi de modèle. Elles défont leurs liens, leurs angles de vision s’ouvrent, leurs cadres éclatent. Les lettres retrouvent leur mise en page initiale, et lentement, insensiblement les mots se dénouent et rentrent par la pointe de la plume dans le royaume du non-dit, rendant à la feuille sa virginité. Les petits tableaux se liquéfient tout à coup, les couleurs se séparent et rentrent dans le compartiment qui leur est réservé dans la boîte à couleurs.

Le tapis qui lui servait de descente de lit reprend sa fraîcheur, les fils de toutes les couleurs commencent à briller avant de se détacher de la thibaude, couleur par couleur. Sa table en chêne massif cesse de craquer, de grincer. Elle est en route vers le menuisier qui l’a faite.

Sur son passage il voit de majestueuses couronnes feuillues. Don Juan voit se refaire ses amours défaites. Au bout de la rupture, les amantes surgissent de plus en plus rayonnantes, comètes dont la trajectoire se volatilise en coup de foudre pour disparaître en un premier regard. Elles rajeunissent à son passage et redeviennent aimables.

Les immeubles de sa ville rentrent sous terre, l’un après l’autre, lui restituant peu à peu les terrains vagues de son enfance, leurs dalles, leurs voiles, leurs poteaux et poutres se liquéfient et, à travers les tubes vibrants des pompes à béton, rentrent dans leurs bétonnières zébrées respectives. Les ferraillages se rassemblent en longues tiges filletées, s’entassent sur des camions et retournent à l’usine où, sur des tapis roulants, elles sont acheminées vers leurs fours. Le ciel d’Esch s’illumine alors et Belval flamboie pendant cette fête sidérurgique à reculons.

Les primevères fêtent leurs embellies sur le plateau du Kirchberg.

H. s’emballe. Le foin devient herbe et son été se pare de coloris printaniers. Les feux éteints dans ses cheminées reprennent leur souffle, la braise se muant en feu ardent s’illumine vers d’incertaines incandescences. Le bois mort se lève et rassemble dans ses veines les sèves résineuses de la vie, et le temps, remontant le temps traverse son soir.

Il croise R. au passage, il a encore le temps de lui faire signe…

Son père revient du boulot. Ses photos et leurs souvenirs ont depuis longtemps délaissé leurs cadres et sont rentrées dans leurs chambres noires respectives. Les encadrements s’éveillent d’un long sommeil, s’étirent et quittent leurs angles droits.

H. vient vers son père, il retrouve sa mère, ses traits, son sourire. Son père sourit sans le voir.

Sa course effrénée l’emporte vers l’arc flamboyant de ses douze ans qu’il traverse ivre, aveugle: Des poussières ensoleillées et de noirs papillons, tout à coup multicolores, traversent l’air doré.

Le soleil rouge d’une aube extraordinaire gonfle l’horizon. Le bonheur…

Nonno Beppo est parti




Nonno Beppo gisait depuis des mois dans son réduit au coin d’une rue austère de Vetulonia, à demi paralysé.

Nous apprenons ce matin par une voisine, une brave femme aux yeux mouillés, aux cheveux cendre, qu’il a été transféré dans un hôpital de Rome.

Ses deux persiennes vertes, désespérément closes, gardent deux pièces simples au mobilier rudimentaire : cuisine, salle de bain, salle à manger, séjour, hall d’entrée ; quelques mètres carrés remplissent toutes ces fonctions. La chambre à coucher, plus spacieuse, renferme un énorme lit flanqué d’une table de nuit sur laquelle veille un appareil téléphonique ultramoderne. La pièce donnant directement sur la rue contient la cheminée. Sur la tablette veille, comme si elle était la seule descendante, une photo de Jeanne.

Ces deux espaces ne constituent pas un appartement à proprement parler. Ils sont un lieu privatif par rapport à la rue, un prolongement interdit aux personnes non autorisées. Un tremplin. D’ici Giuseppe Corsi partait tous les matins vers la vallée, la Vigna Grande, Le Cortine là où l’attendait son jardin.

Dans son Ape bleu métallique, qu’il garait tous les jours immanquablement au même
endroit de la petite place en pente, il emportait une bassine en plastique, un sachet contenant du linge propre qu’il mettait à sécher sur une ligne tendue entre deux oliviers, non loin de la maison qui se trouve à mi-hauteur de la propriété qu’il avait vendue en 1985 à des amateurs luxembourgeois. Il emportait également sa canne, une tige mince en bois très dur qu’il avait dû fabriquer lui-même.

L’Ape, lambretta-camionette des paysans d’ici, dévalait chaque matin la route bordée de mûres qui serpente vers la vallée. Beppe connaissait cette route par c½ur, le moindre virage, son inclinaison, la moindre tache d’ombre, l’asphalte zébré, les cyprès aux abords des tombes étrusques. Il longeait ainsi, dans sa course matinale, les dalles de pierre chauffant sous le soleil matinal impatient. Il ne pouvait manquer le virage de 180° et ses grilles, et la pancarte « Vendesi ». Et chaque fois son esprit se remplissait d’une satisfaction, la même et toujours jeune : il avait vendu, lui, à bon prix. Et il dévalait vers cette propriété qui lui appartenait parce qu’il la tenait en laisse et que les véritables propriétaires étaient loin. Il l’avait en main, sa terre, le vignoble d’en-bas et ses grappes blondes, et celui au-delà de la maison avec ses cônes noirs qui faisaient leur apparition sous de larges feuilles d’un vert lumineux dans le soleil naissant.

Il l’avait en main, son petit jardin, aménagé autour de deux puits d’où l’eau était pompée pendant le temps de sa présence, dans les canaux drainants, dans un système sophistiqué de petits fossés qui emportaient l’eau vers les basilics et les haricots, vers les oignons et les tomates longues, vers ce monde effervescent, privilégié d’agrumes qui semblaient ici affronter effrontément la brousse avide des mauvaises herbes.

A notre arrivée, ce monde complexe avait disparu. Les herbes mauvaises avaient pris le dessus. Corsi était resté dans son village, prisonnier de son infirmité. Le soleil continuait à inonder la route serpentine, sans que chaque matin l’eau se mette à couler dans les canaux nourissiers, sans que cette prise en charge de la terre par le parrain soit assurée. Cette descente vers son jardin était un rituel auquel il n’avait jamais failli. Chaque matin son engin traversait les mêmes raies d’ombre, s’y enfonçait chaque matin comme dans un tunnel noir. L’ombre se faisait bleue alors, le temps de son passage. C’était un signe dans le paysage qui se préparait à la grande somnolence de midi.

La végétation sauvage a englouti ces plantations, cette verte ordonnance en quelques semaines. L’eau a cessé de couler, le vieux dans son lit jaune, devait penser à son jardin, l’arroser, l’irriguer mentalement.

Maintenant les tomates et le basilic et la ciboulette, et la vigne aussi, croissaient et prenaient de la couleur dans sa conscience. Peut-être que dans ce lit sentant la sueur fraîche ou desséchée, dans ce lit concave dans lequel les parfums se croisaient, des légumes autres fleurissaient, embaumant les creux formés par le linge raide ?

Le jour n’a pas de couleur, le temps avance, mélasse sans nom. Les persiennes resteront fermées longtemps encore, les pierres du village grincent dans la chaleur ; peut-être qu’il entend l’écho du chant des cigales dans la campagne ?

Les angles des ruelles se déforment, surtout aux coins, les maisons semblent craquer, le ciel, faille lumineuse et dentelée, glisse le long des corniches comme une scie, ou seraient-ce les silhouettes des mêmes corniches qui ont l’air de s’entre-déchirer sur fond de faille brûlante ?

Le vieux connaît tout cela, il voit ces horizons à la verticale, sans même ouvrir les yeux. Et dans sa mémoire-façade les persiennes vertes, aux proportions multiples, viennent se disposer, viennent occuper leur lieu naturel, munis de leurs yeux voyeurs.

Les persiennes sont toutes fermées, les yeux du village le regardent.

Toute son âme se réduit maintenant à ces deux espaces : le village aux murs gris percés de persiennes vertes et le jardin irrigué. Ces deux mondes sont reliés entre eux par un cordon ombilical où le sang coule dans les deux sens.

Dans son délire il fait la navette, le long des serpentins de ses souvenirs. Selon la saison, la maisonnette, celle qu’il a vendue aux étrangers, devient tellement grise, sans véritable couleur, qu’elle ressemble à l’ombre d’elle-même. L’ombre prend le dessus et semble faire oublier le matériau qui l’a produite : quelques briques enduites, le bois rond de la pergola. Une chaise en formica jaune, à l’ossature chromée, reste là, penchée en avant. Les mûres ont commencé à l’enlacer.

Dans sa fièvre froide, le bras multiple et épineux de ce polype enragé, frôle, touche, s’appuie, contourne, enlace, emprisonne, étouffe, recouvre, engloutit, dans sa ténacité d’ogre végétal toute la substance du lumineux espace qu’est ce jardin en contrebas du petit chemin qui mène à la maisonnette d’ombre.

Même les deux puits, nouvellement maçonnés, respectivement réparés, deviennent la proie de cette broussaille ardente qui s’appuie sur sa proie avant de l’étouffer.


La bête enfouie attend avec l’énergie exubérante de ses métastases avides et sa soif d’enfouir, son avidité de tout ramener à soi, ne guettant que cette infirmité opportune, une absence fortuite, pour marquer le coup.

Le vieillard se meurt parce qu’on l’éloigne de sa terre, plus jamais le va-et-vient de sa pensée dispersée ne pourra se nourrir de cette croissance, du « mouvement » de son jardin qu’il connaît par c½ur.

Et les saisons, chacune à son tour, fêtent ici leur propre identité. Ici, dans les creux oubliés, elles mélangent leurs couleurs.

(Les cahiers luxembourgeois 1997 n° 3-4)

Sans titre



Mon verre est rond, d’or et de sang. Midi rond aussi y compose en segments de cercles ses géométries cristallines. Eclat d’un rayon tournoyant. Pendules embuées.

Roues intercalaires. Soif.

Les graines desséchées se détachent dans le c½ur des tournesols, les ombres s’allongent, les fleurs s’inclinent, les sifflements des guêpes deviennent interminables, suspendus dans le temps, comme un état d’âme. Leurs énormes abdomens s’alourdissent, l’été me glisse entre les doigts. Les chaises ont fini de basculer. Une faille traverse la pierre cellulaire, elle traverse mon rêve, corolles du vent. Je compose au participe passé dans les carrières de mes jeunes années.

Subitement la flamme chancelant entre deux bois est emportée par un air invisible, ses spirales encerclent mes tempes, mes rêves partent dans les cônes de l’évasion.

« Pour le peu qu’il nous reste à vivre », pour le peu de saisons, de raisons. Le blanc duvet de ton regard, une clarinette en sourdine me brisent le c½ur. Sa mélodie bascule de fenêtre en fenêtre d’un mouvement langoureux.

La mer pousse ainsi devant elle ses mille vagues écumeuses, la mer ainsi, préconise, tout en surface, le jeu et l’inutile rumeur.

Le vide matinal l’enchante, sans qu’elle s’en rende compte, une fraîcheur aux tempes : elle a l’impression de transpirer à cet endroit déterminé de sa tête, toute sa personne est concentrée, penchée vers ce bout de chair. Un léger gonflement rose de la peau traduit de l’émotion, quelques cheveux collés à la peau. La fraîcheur matinale s’y pose. Une corolle invisible y pousse. Elle avance, aspirée par la rue, au milieu des effervescences, le long des rivages de sa conscience. L’heure insolente s’abîme au feu du jour.

Elle avance alors que partent des maisons leurs exhalaisons. Alors que la coupe plate de l’instant déleste ses sentiments. Ses organes se détachent de son corps comme des mondes à part, son sexe l’auréole d’un feu follet qui fleurit sur sa peau en mille étincelles indisciplinées.

Elle se meut dans un champ magnétique, l’image de son être subit le tiraillement de toutes les sensations qui traversent sa pensée, elle brûle ce matin trop vite.

Midi s’abandonne sur une feuille épuisée.



Le jour passe sur ma peau, sur les perles de ta présence. Tu t’évapores aux confins de moi.
Les dossiers s’inclinent dans les rayonnages : berges délaissées, sable roux, rives creuses… plus personne n’habite ces lieux, les charpentes de ces forêts, ces pages aveugles.

Les oiseaux se lèvent dans l’air triangulaire. Ils auront d’un seul vol retenu l’indécise.

Le vol au dessus de la Sibérie lui revient en mémoire, l’impression de se trouver tout à coup au-delà des dialogues. Elle aurait pu s’assoupir, portée par les voix croisées.

Au départ les signes paraissaient absurdes dans le brouillard.



Rendez-vous manqué sous un tilleul, les nuits intercalaires se posent sur ma détresse. Ces rêves semblent couler comme du sable dans ma mémoire.

Un baldaquin, richement ornementé dans le style gothique surplombe la scène de ma dormition, flanquée de part et d’autre de statues représentant mon père et ma mère.

Une feuille veuve est venue mourir dans la nuit palestine, le matin est sans ombre après une nuit irréelle au-dessus du pré argenté. Un vent léger emporte la poussière des phalènes, victimes de leur emportement.

Comme dans l’habit d’Eve à Autun, les plis de mon drap sont joyeusement symétriques, ils respirent la sérénité.

Elle remonte le sentier, une pensée lui passe par la tête, un souvenir peut-être, elle s’arrête, le vent lui colle la robe entre les jambes, drape la soie en éventail.

Il fait danser ses plis parallèles, accentue son allure déhanchée. Elle est gracieuse, élégante, elle ne cesse de virevolter sur place, portée par l’idée du bonheur, soutenue par des ailes longues et fines, aux battements rapides.


Dissoudre les ombres d’un vertige, un désir sans visage. Enfermer entre les mots, quand le soleil monte dans un matin vierge, le carnaval et la horde des masques obscènes.

Deux mouettes tournent inlassablement au-dessus de ma tête dans un ciel d’un bleu parfait qui pâlit un peu sur les bords.

Le rythme de cette heure qui passe, a son siège dans mon âme. Je me recueille. La durée balance, analogue au déferlement de la vague.

Le silence a les yeux grands ouverts.


Le présent est un lieu donné, un miroir où passent les nuages qui ne laissent pas de trace, le présent est un écran entre la lumière et les ombres portées. Le présent est un éventail qui s’ouvre et se referme.

Elle entrevoit dans ses plis des espaces précaires, les rosaces du matin, des impressions fugaces.

Comment faire pour garder intact le fil magique de la vie ? Comment ne pas abîmer son charme, ne pas faire taire ses résonances.



Je sais qu’un jour la mer ne reviendra plus. Tu es pétale dans les préaux de mes impasses. Tu es raisin fragile entre mes dents avides, veilleuse agile sous mon doigt timide. Le cortège s’organise et peu à peu il se met en place. Les oripeaux sont gonflés par des vents que j’ignore, les emblèmes sont défigurés , les meubles des écus illisibles.

Descends de la montagne, mon énamouré. Ton absence enserre mes reins. Viens poser ton doux regard sur mon être tringlé, viens défaire les rubans.

Viens recouvrir mon feu d’or de ta rouge présence.

Viens admirer les embrasements fugaces aux confins de nos accouplements. Mes larmes sont dentelle sur fond de matin pâle. Elles attardent leur chute au- dessus de la mer étale.

Viens te recueillir devant la braise dans laquelle éclatent çà et là les instants éblouissants du désir.



Ce pays garde pour lui ses ombres, ses parfums, ses latences. Je m’en vais, emportant les aboiements au loin et le vol désordonné des insectes et les sifflements secs des après-midi pesantes.

Le diapason va installer ses vibrations, ses fréquences et ses champs sonores dans l’oreille de ma mémoire. Je tâcherai d’emporter ce silence autre et son témoignage. J’essaierai de décortiquer son murmure, rassembler ses fragments, les comparer, les collectionner comme le biologiste le fait dans ses herbariums.

Je m’emploierai à les décrire, les dessiner, les assiéger par tous les moyens possibles.

Ce paysage n’est pas une cage mais une géométrie définie par le son des cloches, il est anse, cruche, enivrement…

J’arrose mes plantes au petit-matin, avant les grandes chaleurs. Au crépuscule, elles ouvrent leurs pétales avides.

Les ombres des arbres semblent portées par la pointe de l’herbe. Elles planent au-dessus du sol comme de très légers voiles foncés qui prennent la couleur de leur support : les feuilles mortes, le tapis des aiguilles, l’herbe brûlée, les fruits épars.

Descends vite, mon bien- aimé, j’ai peur de les écraser sous mon pas, je voudrais me rendre légère comme elles à la pensée de toi. Pan a les joues gonflées. Je voudrais avoir un regard étoilé, briller dans la pureté de ton âme.


Elle a les joues saillantes, un léger duvet les couvre. Je pense aux algues qui se meuvent sous l’eau au gré des vagues. Je vois ses pensées volages qui basculent derrière son front
blanc, modulé à la perfection, cerné par deux rideaux de cheveux soyeux, dorés.

Je pense aux ondoiements de la vague dans le soir d’une journée accomplie.

Je la vois dans cette ville invisible : les quartiers s’y meuvent comme des rêves esquissés, comme des écrans, qui en s’amenuisant, en s’intensifiant, en se superposant les uns aux autres comme les pellicules du délire, se réduisent dans l’éloignement progressif à un trait, lourd d’absence.

Je crois à l’horizon d’où naîtra ce trait de sang, conforme aux itinéraires de ma brûlure. Je la guiderai derrière les écrans de mon émotion, dans mon arrière-pays où je suis toute innocence. Mes lèvres n’ont rien dit encore.

Les parois de mon jour vibrent, je te sais ici sans te voir, je suis appuyée contre ton torse, je sens l’étreinte invisible, je reste accrochée à cet horizon d’attente. Nos destins sont tangeants, ils ne se croisent pas.



Tu es vide creux en moi, figuration de la distance. Mes yeux n’ont pas encore vu la ville invisible, mes mains n’ont pas encore dessiné les parterres de ce pays. Aucun sentier ne sillonne plus mes versants, le silence dissimule toutes choses à mon regard. Arriverai-je à te lire dans les traits de son masque ?

Je sais qu’il n’y a pas de direction quant à toi, ni écart : tu es présence totale, mélodie sans paroles.



Une lumière derrière moi chasse les ténèbres de mon désarroi, une vague rapide roule les fins galets de mes illuminations, je suis jouet dans le ressac.

Je suis rive, j’attends inlassablement le retour de ton flot.

Le trait gonfle au loin, il s’irradie, il me la montre enfin, mais je ne suis plus en mesure de la lire.

Impressum

Texte: Pierre Schumacher
Bildmaterialien: Pierre Schumacher
Tag der Veröffentlichung: 01.05.2012

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Widmung:
On ne réalise que l'infini

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