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Mon convoi se dirigeait vers ce bâtiment, car il sortait du néant du paysage et s’imposait ainsi comme seul but envisageable. Depuis des jours nous traversions un pays où chaque mètre carré était identique à l’autre. Une steppe plate, presque sans végétation nous donnait l’impression que personne ne pourrait jamais arriver nul part. Jusqu’à ce que surgisse à l’horizon ce grand portail qui nous signifiait que nous n'étions pas en route pour rien. Même si ce n’était qu’une halte sur le trajet vers nos adversaires qui nous attendaient pour se faire massacrer. « Nous allons les décimer », s’écria le sergent. « Nous allons les décimer ! », répétions nous en criant d’une seule voix. Nous ne savions pas qui « ils » étaient. Nous n'allions les voir que le moment venu. L’ennemi a beaucoup de visages. Une seule chose était certaine : ils étaient différents de nous.

Comme chaque soir nos tanks, jeeps et autres engins militaires formaient un cercle à l’intérieur duquel nous préparions notre camp. Comme chaque soir, nous déployions les tentes pour les officiers. Des feux de camp vite allumés nous permettaient de cuisiner pour nos gradés un repas, certes, improvisé, mais chaud. Un sous-officier avait posé des haut-parleurs sur un des tanks. On the Road Again

faisait vibrer les brins d’herbe desséchés de la steppe. Nous tapions sur nos uniformes pour les débarrasser de la poussière et nous buvions de la bière en sachant que le lendemain nous allions repartir. Toujours le même rituel jusqu’à ce que le grondement des canons et le ciel noirci de fumée bénissent notre Triomphe divin.

J’étais en train de vérifier l’huile de l’une de nos jeeps quand quelqu’un appela mon grade et mon nom. « Allez-voir l’officier ! Toute de suite ! » Je laissai tomber l’huile de la jeep et me précipitai vers la tente. Les mains sur la couture de mon pantalon, je saluai le sergent selon la coutume militaire.

Après le départ du convoi je devais garder seul le bâtiment, me dit-il brièvement.
« A vos ordres ! ». La main à la casquette, les talons claquant je me tournai vers la sortie. Le sergent venait de me priver de mon premier combat au front je n’saurai pas de quoi a l’air l’ennemi avant qu’il ne soit décimé.

Lorsque le lendemain au petit matin le cercle s’est dissous pour devenir un serpent qui s’éloignait dans la poussière vers le nord, je réalisai le non-sens de ma mission. Un homme, un fusil avec lunette de tir, vingt cartouches, un pistolet et un couteau n’étaient pas vraiment suffisants pour arrêter des ennemis, et étaient de trop, si les ennemis faisaient défaut. Je haussai les épaules. Assurer la position, c’était l’ordre, et j’aurais dû être content des provisions qu’ils m’avaient laissées. Vingt jours, tout au plus. Décimer vite fait l’ennemi, soigner vite fait quelques blessures, faire un saut vite fait au bordel pour ensuite entamer le retour vers les troupes stationnées dans le sud. Le chemin de retour allait passer par ici, c’était inévitable. J’étais le seul avec le bâtiment à surgir du néant. J’étais la seule destination envisageable.

A l’horizon le convoi disparaissait de ma vue. Je m’aperçus du silence omniprésent. Pas un son autour de moi. Pas un brin de vent, pas un oiseau, pas de chant de grillon, pas de souris de champ qui court. J’étais la seule source de bruit. Mes bottes qui craquaient, le cliquètement de mon fusil, les gamelles qui s’entrechoquaient à ma ceinture. Jamais auparavant je ne m‘entendis avec une telle précision.

Plus par ennui que par curiosité je commençai à inspecter le bâtiment. C’était un portail en forme d’arc, construit de briques de terre cuite. J’estimai sa hauteur à cinq mètres. Il faisait quatre pas de large et deux de profondeur. Sur la façade nord était gravé « entrée » en arabe. Un gradé inférieur qui servait parfois de traducteur aux officiers nous avait renseignés en arrivant. Sur la façade sud on voyait les mêmes signes, ce qui mettait la traduction en question. Entrée devant, entrée derrière. Quelque chose n’allait pas. Je sortis de mon sac à dos un crayon et un bloc-notes et copiai le mot sur une feuille de papier.




Il fût un temps où cet arc servait à quelque chose, faisait partie d’un tout. Nous sommes tous une partie d’un tout, même si ici, dans ce néant dominant il était difficile de s’imaginer ce que fut autrefois le tout. Et à qui, si je me considérais seul, j’appartenais. Est-ce que jadis une ville se dressait ici? Est-ce que le portail faisait partie d’une fortification qui protégeait contre les attaques, d’un temple, ou d’une mosquée? Peut-être que si je creusais un peu je mettrais à jour une civilisation ancienne ? Les vestiges d’une culture supérieure? Et si c’était le cas, pourquoi avait-elle disparu pour ne laisser aux survivants que ce portail en forme d’un arc?
Ces pensées m’aidaient à chasser le temps. Pendant un moment, je marchai droit comme un pillier avec le fusil à l’épaule, autour de l’arc. Le soleil bas commença à rougir. Je demeurai pour le reste de la soirée dans l’ombre de l’arc. La lumière du jour disparut soudainement, comme si quelqu’un avait éteint la lumière. Tard dans la nuit, je commençai à frissonner et je vis les étoiles. D’abord quelques-unes, ensuite toute un océan. Je passai la nuit appuyé contre le mur sud du portail, la tête levée vers le ciel, les yeux dans les étoiles.

Quand je me réveillai engourdi et tordu, la moitié du soleil surgissait à l’horizon. A peine ses rayons me touchaient que le froid de la nuit quittait mon corps. Je me levai, et m’étirais.

Je les vis quand ils étaient encore des petits points noirs devant le ballon jaune du soleil. Je protégeais mes yeux de la main. En scintillant, ils s’approchaient dans ma direction. Peu à peu je distinguais leurs contours. Un homme, s’appuyant sur une canne qui lui arrivait à la poitrine, la tête dans la capuche d’une mante marronne et une petite fille qui dépassait à peine sa hanche. Elle portait une robe large et bigarrée et cachait ses cheveux frisés et embroussaillés sous un chapeau difforme. Tous les deux marchaient en sandales. La fille tenait une branche à la main avec laquelle elle dirigeait les quatre chèvres qui les devançaient. J’estimais la distance entre nous à 50, 60 mètres ,à portée de mon fusil. Je levai l’arme et visai d’abord l’homme, ensuite la fille. Il aurait été facile de protéger mon portail, J’avais vingt cartouches sur moi et j’aurais même pu me permettre de manquer un tir.

Quand ils me virent, ils se figèrent. L’homme posa sa main et son menton sur l’arc de sa canne et regarda dans ma direction. La petite fille cachait son visage dans les plis de la mante de l’homme. Je baissai le fusil. Nous nous faisions face comme des statues de sel. Qui étais-je pour eux? Qui étaient-ils? Embarrassé, je m’occupai de mon casse-croute. C’était le début de ma deuxième journée de garde. Une boite de Corned-beef à la main, je tenais l’homme et la fille à l’½il.

Mais l’homme ne bougeait pas. Comme cloué au sol il restait débout, la fille et les chèvres autour de lui. Nous restâmes toute la journée dans cette pose. Lui, la main et le menton appuyés sur la canne,me fixant du regard, tandis que moi, j’étais accroupi à côté de mon fusil, avec une deuxième, puis le soir une troisième boite de Corned-beef. Quand la nuit soudaine tomba sur nous, je les vis allumer un petit feu. En frissonnant, je guettais les étoiles et ressentis la peur de l’ennemi.

Non, il ne fallait pas attendre les étoiles ! Avec elles, il était impossible d’arriver à leur feu, sans me faire remarquer sur ce sol plat, sans protection et dans ce silence absolu. Il fallait que je tente ma chance, là, maintenant, avant qu’ils ne le fassent eux, profitant de mon sommeil. Je me débarrassai de mon uniforme et de mes bottes, je noircis mon visage clair avec de la terre et je cachai mon fusil sous l’entrée sud du portail. Je coinçai le pistolet en arrière dans ma ceinture et commençai à ramper vers eux. Centimètre par centimètre en direction des flammes de leur feu. Se déplacer ainsi sur 50 mètres demandait un effort titanesque et prenait une éternité. Enfin j’entendais le crépitement de leur feu, le sabot d’une chèvre, mais aucune voix. Prudemment je levai la tête. Je voyais l’homme qui était assis en position de tailleur devant le feu. Je supposais que la petite était allongée à même le sol derrière lui. Avec un poignard courbé l’homme taillait un morceau de bois.

Soudain, quelqu’un me donna un coup de pied. Effrayé je me retournai et je vis la petite fille. Elle m’observait sans dire un mot, ses bras se balançaient le long de son petit corps.
De nouveau je regardais l’homme qui avait maintenant la tête levée comme s’il guettait dans le noir un quelconque bruit. Je voyais ses yeux blancs sans pupilles, dans lesquels se reflétaient les flammes du feu. L’homme aveugle demanda quelque chose en arabe en notre direction. La petite fille lui répondit, toujours au-dessus de moi. Je me levai et je courus, le dos courbé, vers le portail.

Je dormais, appuyé contre le mur sud du portail, mon fusil chargé sur mes genoux. Dans mon rêve je luttais avec l’homme, qui, penché sur moi, essayait d’enfoncer le morceau de bois taillé dans mon cou. Dans le blanc de ses yeux dansaient les flammes du feu. La petite fille se tenait à nos côtés et nous regardait avec indifférence. Dans ma peur de mourir je la suppliai de m’aider, de pousser l’homme pour que je puisse me dégager, mais il était déjà trop tard. Je sentis le sang épais couler lentement de mon cou. Quand je me réveillai, couvert de sueur, le haut de mon corps était plongé dans la lumière chaude d’un soleil étincelant.

C’était le matin de mon troisième jour. Rien n’avait changé de l’image de la veille. La petite fille et l’homme avec leurs chèvres demeuraient toujours au même endroit. A portée de mon fusil. Je décidai de prendre les devants. Le rêve et ma peur m’avaient agacé.

J’ai saisi le fusil. De pas fermes, le pistolet à la ceinture, je m’approchais de l’homme. Arrivé à portée de voix, je lui lançai un salut violent. L’homme ne répondit pas. La fille s’agrippait à la mante de l’homme. Je fis quelques pas de plus et resaluai. L’homme esquissa une grimace faisant apparaître un sourire édenté. Sa barbe était grise et drue, les sourcils touffus, ses mains osseuses tenaient la canne. La petite fille guettait dans ma direction. Je demandai s’il comprenait ma langue. Ce fut la fille qui répondit : « Non, pas Grand-père, mais moi je te comprends. »
Je demandai, un peu plus conciliant, pourquoi ils étaient là, figés, à attendre depuis hier.
« Parce que nous ne pouvons plus avancer », traduisit la fille.
« Avancer vers où ? », voulais-je savoir.
La fille tendait le bras vers le nord.
« Et pourquoi vous ne pouvez plus avancer ? »
« Parce que ce n’était pas leur tour, me disait-elle. D’abord moi, ensuite eux ».
J’éclatai de rire. Là, ils pouvaient attendre longtemps.
« Je garde le portail, » leur disais-je.
« Nous pouvons attendre. »
« Attendre quoi ? »
« Que tu ne gardes plus le portail. »
« Et pourquoi vous ne contournez pas le portail ? »
Elle m’apprit que depuis leurs ancêtres, ils passaient par ce portail. L’éviter signifierait l’annonce d’un grand malheur.
Je réfléchissais.
« Vous ne pouvez pas aller vers le nord. C’est la guerre là-bas, » disais-je finalement.
Le vieux demandait sur quelle direction donnait le portail, en se faisant traduire par la fille.
« Sur le nord. »
« Alors on doit aller dans le nord. »
« Vous courez vers la mort, » m’écriai-je.
« La vie court vers la mort, » sortit de la petite bouche.

Qu’aurais-je dû, pu faire ? Tirer un coup de pistolet en l’air pour chasser ce couple avec ses chèvres ? Le non-sens de ma mission me revint à l’esprit.
« Bon », commençai-je ma proposition. « Nous traverserons ensemble le portail. Moi, je m’arrête à la sortie, vous vous continuez votre chemin. »
La petite fille traduisit. L’homme tourna la tête vers ma voix, il souriait et en signe de reconnaissance, se mit la main droite sur son c½ur.
Nous trottinions plus que nous ne marchions. J’adaptai mes pas au rythme du vieux. A un moment je dû le rattraper car il trébucha. J’épiais le nord mais ne voyais aucun signe de l’arrivée de mon convoi.
Le vieux voulait savoir si je serais toujours au portail pour le garder à leur retour.
« Rien de plus vraisemblable, » répondais-je. « J’attends le retour de mon convoi. »
Je suivais du regard l’homme et la fille avec leurs animaux. Bientôt ils n’étaient plus que des petits points disparaissant à mes yeux. J’étais heureux que le convoi triomphant ne fût pas arrivé ce jour.

Il n’arrivait pas non plus les jours suivants. Pour me distraire, je dessinai le portail pour la énième fois. Je commençai même à gratter le sol, à la recherche des vestiges.
Mais un couteau ne remplace pas une pelle, et, de surcroit, mes réserves s’approchaient dangereusement de la fin. Corned-beef depuis 19 jours, le bidon d’eau résonnait creux. Je devais économiser mes forces.
Le jour de ma dernière boite de Corned-beef, je les vis revenir du nord. Je sus immédiatement que c’étaient eux et me précipitai en leur direction. Eux aussi me reconnurent, malgré ma barbe et ma chemise déchirée. J’avais laissé mes armes sous le portail. Une fois à portée de ma voix, je leur fis signe de la main. La petite fille répondit. Ils avaient chargé les chèvres avec de la nourriture et des jerricanes d’eau. Assez pour plusieurs semaines. Ensemble nous déchargeâmes les bêtes. J’entassai les dattes, la viande séchée et l’eau sous l’aile sud du portail que je savais la plus fraîche. Pour les remercier je les raccompagnai jusqu’à l’endroit où, à leur première arrivée ils avaient allumé le feu. Quand ils disparurent à l’horizon, une mélancolie lourde monta en moi. Est-ce qu’ils allaient revenir un jour ?

Quelques jours plus tard, j’enterrai mon uniforme, le pistolet, les cartouches et le fusil. Je ne gardai que le couteau et la lunette de tir. Tous les matins j’épiais le sud. Je m’étais détourné du nord. Soit mon convoi avait été décimé, soit ils m’avaient tout simplement oublié.

J’entamais mes dernières provisions lorsque je les vis s’approcher par le sud. Les quatre chèvres étaient devenues six, puis huit, dix et puis une vingtaine. La petite fille s’était transformée d’abord en une jeune fille, puis en une jeune et belle femme. Un jeune homme de belle allure avait pris la place du vieil homme aveugle. Les deux m’avaient promis de m’enterrer, le jour venu, sous l’arc du portail, entre les deux entrées. Jusque là je les protégerais, pour eux.

Impressum

Texte: Lothar Gunter
Lektorat: Diana Jamborova
Übersetzung: L'auteur aidé par Diana Jamborova
Tag der Veröffentlichung: 08.03.2012

Alle Rechte vorbehalten

Widmung:
Procéder à la traduction de son propre livre frôle le narcissisme, je l’admets. Mais je vis depuis longtemps dans un pays où la maîtrise de ma langue maternelle reste une exception. Cela concerne également mes amis. Qui pourtant ont envie de connaître au moins un échantillon de mes histoires inventées en allemand. C’est la raison – la seule ! - pour laquelle j’ai accepté avec plaisir la gentille proposition d’une amie à m’aider à transposer mon dernier écrit en français. Merci à Diana Jamborova (et son fils Roland) pour avoir initié ce projet et d’avoir largement contribué à sa réalisation.

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