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Est de la France, 2001



On m’avait encore traitée de traînée. C’est vrai qu’on traînait beaucoup en savates dans cette maison austère où toutes les portes devaient toujours rester fermées. Pour garder le chaud, éviter les courants d’air, et s’assurer que les odeurs de cuisine ne se propagent pas. On avait dû se faire engueuler souvent pour avoir traîné en chaussettes ou pieds-nus sur le carrelage. Sans les chaussettes on risquait moins l’accident mais pieds-nus ça faisait des marques. On voyait pas tellement le problème, nous, puisque notre mère récurait toute la maison au moins deux fois par jour. On avait dû s’engueuler souvent pour savoir s’il fallait dire "savate" ou "chausson".



Noël approchait. Encore un. Encore une situation à hauts risques. Il fallait bien faire l'effort. Sauver les apparences. Pour une fois j'étais sereine. J'avais envie de quitter cette affreuse capitale pour me retrouver dans le climat magique des Noël de notre Est enchanté. Froid et tellement généreux. Sincère. Doux. Aux accents francs. Pour une fois j'étais sereine, mais pas complétement rassurée. J'avais beau chercher, je n'avais plus en tête de Noël sans cris, sans pleurs, sans remarques déplacées, sans jeu qui finit mal. Six adultes enfermés, qui font semblant d'être heureux d'ouvrir des paquets toujours plus jolis emballés qu'ouverts. L'ami de ma grande soeur était resté à Manchester, dans sa famille. Elle serait tendue. On n'était plus tellement proches elle et moi. On ne se parlait plus que par soeur ou mère interposées. J'avais toujours l'impression qu'on me cachait quelque chose. On verrait bien.



C'était le soir du réveillon. Jusqu'ici tout s'était bien passé. Chacun avait su mettre un peu du sien. Je m'amusais à embêter mes frangines, comme d'habitude, et elles me claquaient les portes au nez, ou m'arrêtaient tout net dans mes délires, comme d'habitude aussi. Tant pis. Elles étaient belles. C'était le soir du réveillon. La traditionnelle préparation des toasts en cuisine n'enchantait personne. On avait fait l'effort. De la cuisine nous étions passées à la salle de bain. Bien trop petite pour nous quatre. Et notre père sans gêne qui se permettait d'entrer sans frapper : « Mais dégage, je vais prendre ma douche ! ». Le sèche-cheveux n'avait pas cessé de souffler depuis près d'une heure. Maquillage, "coiffage", enfilage de robes et de colliers. J'étais arrivée la dernière. Séance photo : « 



- Oh non vas-y, non, on n'est même pas prêtes ! ».
Tout en me poussant hors de la salle de bain, elles avaient quand même chacune pris la pause. « 

- Oh non, allez ! Fini maintenant, t'as eu ce que t'as voulu non ?
- Mais c'est bon, je l'ai rangé mon appareil, je viens me maquiller, c'est tout.
- Et Maman elle est où ?, questionna ma grande soeur.
- Ben je sais pas, dans sa pièce, non ? 
- Ben non j'y suis allée tout à l'heure elle y était pas.
- Bah attends je vais voir »...

Ma mère était bien dans sa pièce, au sous-sol, à côté du garage. Elle se préparait. Nous avions ri un peu. J'étais retournée au deuxième étage retrouver les frangines dans la salle de bain : «

 
- Et Maman ? 
- Elle se prépare, elle nous attend ».

Enfin à table. Pour l'occasion nous avions droit à un apéritif digne de ce nom : « 
- Joyeux Noël !
- Allez encore un petit toast !
- Non merci.
- Non merci.
- Non merci
- Non merci
- Allez quoi, il faut finir ! Fais un effort !
- Okay cha va che me defoue

 ».

Foie gras, saumon, Sauternes...: « 
- Ben Suzie, ton Whisky tu finis pas ?
- Hein ? Si mais tu m'en as mis beaucoup, regarde Maman non plus elle a pas fini !
- Oui mais maman c'est son deuxième ...».

Il y eut un silence que je ne remarquai pas. J'étais trop occupée à caresser le bras gauche de celle de mes frangines qui se trouvait à mes côtés sur le banc. Une des deux petites, mais laquelle ? Je ne me souviens plus. Elles détestaient ça mes frangines, que je leur caresse le bras, même si la petite Didine me tendait parfois le sien en disant : «Suzie, tu me caresses là ...? » tout en désignant la pliure de son coude. Je le faisais volontiers.
Ma grande soeur se trouvait à sa place, en face de moi, en bout de la grande table en chêne dont la toile cirée fleurie avait été recouverte pour l'occasion d'une belle nappe blanche, avec bougies, vert, rouge, bois et paillettes. A ma droite se tenait ma mère. Entre elle et ma grande soeur, s'avachissait notre père. Toujours bougon, toujours rabat-joie. Ne parlant qu'en jetant des mots, souvent blessants. Il ne s'arrangeait pas : « 

- Bon alors ? On se la mange cette fondue? dis-je pour accélérer les opérations. »

J'avais faim. C'était la traditionnelle fondue bourguignone du réveillon de Noël. La sauce guignol pour Charlotte. A six ans, lors de la traditionnelle fondue, la petite Lolotte avait demandé qu'on lui passât le sel et la « sauce guignol ». Ça ne nous avait pas échappé. Ce devait la poursuivre de longues années. Pour détendre l'atmosphère je me mis à raconter une blague... une beud comme on dit chez nous. J'avais pris soin de préciser que maintenant qu'Amandine, la petite dernière, avait plus de dix-huit ans, ma beud ne devrait plus choquer personne. « On est entre adultes, non? ». Je ne me souviens plus de l'histoire que j'avais racontée. Ni si ma mère en avait ou non raconté une autre dans la foulée. Je me souviens que ma grande soeur avait caché son rire, un peu gênée, tandis que ma mère et moi faisions clinquer nos verres, les larmes aux yeux « 

- Bernadette tu as bu ! lança mon père. ».

Le silence se fit. Ma mère se mit à hurler. Je tentai de prendre sa défense. Personne ne prendrait la route ce soir. Avec la neige et le verglas de toute façon même bourré on n'irait pas bien loin. Même pas sûr que la voiture démarre avec ce froid. C'était Noël «


- Tais toi ! me dirent ensemble mon père et ma grande soeur.
- Tais toi. Il y a des choses que tu ne sais pas ! »...

Mon père et ma mère se jetèrent comme à leur habitude d'horribles injures à la figure. Ma mère fut prise d'une crise de nerfs, elle claqua la porte de la cuisine. Au bruit des autres portes, des pas et des grincements de poutres, nous en déduîmes qu'elle s'était réfugiée dans la chambre en haut, dans le grenier qui avait été aménagé en chambre depuis que les deux grandes étaient devenues grandes et que les deux petites avaient grandi aussi. Il fallait bien nous mettre quelque part, nous, nos bureaux et nos livres d'école. Je me levai pour rejoindre ma mère. On m'en empêcha :«

 

- Tu devrais avoir honte Papa, comment peux-tu... ».

Il ne m'écoutait pas, trop occupé avec ma grande soeur, sûrs tous deux que Maman avait déjà bu avant : « 
- Avant ?
- Oui pendant qu'on faisait les toasts et qu'on se préparait dans la salle de bain, elle était où Maman ?
- Ben dans sa pièce en bas... »

Ma grande soeur en larmes et rouge de détresse se

précipta au sous-sol en me sommant de la suivre : « 

- Les petites vous restez ici ».


Voici comment nous nous retrouvâmes, mon père, ma grande soeur et moi dans la pièce de Maman

. Ma soeur se précipita sur le cartable de ma mère, son vieux cartable usé, toujours bien rangé contre le radiateur, son sac de classe, de trente ans d'éducation nationale spécialisée. Une pression. La boucle glisse. Le rabat en cuir fait s'ouvre :« 



- Tiens ! Regarde, si elle a pas bu avant ! ».

Le cartable était vide. Presque. Une bouteille de Muscat de Rivesaltes. Vide elle aussi :« 

- Et je suis sûre qu'il y en a plein d'autres cachées ailleurs... se désolait ma grande soeur. »


Des cadavres. Dans la réserve, cachés derrière les bouteilles pleines de Coca-cola, de jus de fruit, de lait. Un cadavre couché sur un lit froid. Ma mère.
Je ne savais plus quoi dire. On me dit qu'on n'avait pas voulu m'en parler avant mais qu'on avait découvert tout ça il y a plusieurs mois déjà. Ma grande soeur condamnait ma mère. Mon père renchérissait. Je sentais les larmes monter dans ma gorge mais la colère était plus forte :« 

- Comment avez-vous pu me laisser en dehors de tout ça ? Vous la jugez !? Mais le problème ce n'est pas qu'elle boive, le problème c'est de savoir pourquoi elle boit !

- Oh ! Comme si tu l'savais pas ! C'est depuis que t'es lesbienne que Maman boit ! ».

J'allais me jeter sur ma soeur pour la frapper, mon père m'en dissuada qui levait déjà la main sur moi : « 

- Je vais lui parler ! Laissez-moi ! ».

Je montai quatre à quatre les trois rangées d'escalier qui menaient jusqu'au grenier. Je fis un petit détour par la cuisine. Les deux petites étaient là, elles n'avaient pas bougé. Juste allumé la télé :« 

- Vous saviez que Maman buvait ? »

Elles acquiescèrent ensemble. Je continuai ma route. Ma mère était en larmes, les yeux rougis, épuisée par la crise et l'alcool. « 
- Ah t'es là toi ? me lança-t-elle d'un air implorant.
- Maman pourquoi tu bois ?
- Ah ils t'ont dit ?!
- On a trouvé la bouteille dans ton sac de classe... »

Elle cacha son visage. Les larmes revenaient. « 
- Maman je m'en fous que tu boives, moi aussi je me drogue parfois, mais l'alcool c'est pas bon, ça rend pas plus heureux, ça rend plus faible, ça rend triste, ça donne des idées noires, ça fatigue, en plus avec tes cachets tu sais que ça ne fait pas bon ménage.
- Ben justement, les cachets me font plus d'effet, avec l'alcool ça va plus vite, une bouteille et hop, j'oublie, je dors.
- Mais t'oublies quoi Maman ?
- Que ça fait trente ans que je suis sous antidépresseurs et qu'ils ne me font plus effet... ».

Elle était fière de sa réplique, je le voyais dans son oeil qui reprenait vie. « 

- Maman tu sais que c'est pas une réponse, cachets, alcool, pourquoi ?... Gabi dit que tu bois parce que je suis lesbienne
- Ohpf, c'est ce qu'elle dit !? Jolie façon de protéger son père...».

Puis ma mère se mit à me raconter tout ce que je savais déjà. Elle m'avait déjà raconté l'histoire tant de fois. Que mon père était invivable, méchant, jaloux. Qu'il ne la considérait que pour faire le ménage ou tirer son coup. Qu'elle ne supportait pas qu'il ait décidé de faire chambre à part depuis quelques années déjà. Quelle image du couple il donnait à ses filles, et quelle image de l'homme. J'en voulais à ma soeur et à mon père de condamner ma mère alcoolique sans chercher à comprendre. Sans se remettre en question. Combien de fois j'avais déjà ramassé ma mère en morceaux ? Allongée sur le carrelage froid du garage, baignant dans sa bave. Moi aussi je me saoûlais parfois. Je m'imbibais d'alcool pour oublier ou supporter, surmonter. Mais pas tous les jours, Maman, pas dans ton sac de classe. Ma mère semblait plus calme, elle m'écoutait, elle avait vidé son sac. Quelqu'un frappa à la porte. C'était la plus jeune de mes soeurs, c'était la petite Didine qui du haut de son mètre soixante-dix-huit nous demandait doucement : « 


- On vous attend pour la bûche... vous venez ? 
- Ouais on arrive, on descend, cinq minutes.
- Nan je peux pas, Suzon
- Je sais, juste un café ça te fera du bien, on n'est pas obligées de parler.
- De toute façon il faut bien faire la vaisselle 
- On fera tourner le lave-vaisselle, allez c'est Noël !
- Tu sais que ton père n'aime pas ça, le pingre !
- On s'en fout, allez viens, et après on se fumera un joint, dehors dans la neige, tu verras, ça te fera du bien.
- T'as ça toi ?
- Ouais, un pote bienveillant, un confident, qui savait que ça pourrait m'être utile ici, il avait vu juste. Allez viens... ».


FIN

Impressum

Texte: Ce livre, sous quelle forme qu'il soit, ne peut être vendu. ©suzon laesser, ж³ network
Tag der Veröffentlichung: 15.02.2010

Alle Rechte vorbehalten

Widmung:
To my sisters, to my parents

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