Il était une fois une reine du nom de Guntrilde qui, au terme de sa grossesse, donna naissance au premier fils du roi Werson de Lohn. Malheureusement, si le roi était réjoui d’apprendre le sexe de son héritier, il fut d’autant plus chagriné de l’annonce de ses apothicaire : l’enfant était chétif, il ne survivrait pas longtemps dans la rigueur de l’hiver. Déçu presque désappointé, le roi Werson renia la chair de sa chair, refusant même de lui donner un nom. Dès lors, plus personne mis à part sa mère ne daigna s’inquiéter de l’avenir de l’enfant.
Enfermée dans ses quartiers et son chagrin, la reine Guntrilde dépérissait. L’épreuve d’un accouchement, la chétiveté de son enfant et surtout le dédain du roi l’avaient plongée dans une profonde mélancolie. Mais surtout, elle se désespérait de voir son enfant perdre lentement sa vigueur malgré les onguents, les parfums et les drogues.
Au début du troisième jour, elle sortit de sa chambre au soulagement de ses suivantes mais lorsque les courtisans virent l’enfant mourant dans ses bras, ils se détournèrent. À vrai dire, qui pouvait supporter de voir la Mort faire oeuvre si pitoyable ?
Abrutie de douleur, hagarde de sa solitude, la reine Guntrilde quitta le château de Lohn en ce matin d’hiver. Elle erra sur les sentes de son pays et on la regardait avec pitié. Où cette marche macabre la menait-elle ? Pas même, la reine ne semblait savoir. Le vent chaud des lointains déserts de l’est l’attirait malgré elle comme si elle voulut fuir à sa manière la froideur du royaume de Lohn.
Au milieu de la journée, elle arriva dans les vignes de Lohn sur les flancs de la montagne Médias. Elle en cueillit les fruits, les pressa contre sa bouche. Le jus dégoulina sur son menton et se répandit sur le lange. Guntrilde embrassa tendrement son enfant et pleura en demandant pardon à ce petit être mourant de l’avoir fait si faible.
Mais alors que la reine était au comble du désespoir, le vent de l’Est souffla un doux zéphyr.
« Reine… » fit une voix lointaine. Le murmure forcit, porté par la brise : « Triste reine. »
Elle porta son regard vers l’est et vit en contre-bas des falaises de Médias le luisant d’un orbe d’or fendu à la verticale. En vérité, c’était là l'oeil enchanté d’un vieux dragon grisé qui l’aliénait ! Elle perdit aussitôt l’emprise qu’elle avait sur son corps et se vit agir comme prisonnière d’un rêve.
« Viens à moi, reine ! » ordonna la bête en esprit.
À ces mots, Guntrilde se leva, marcha dans sa direction et traversa la vallée en un seul pas : c’était la volonté du dragon que de plier l’espace à sa convenance.
Ceux qui en avaient eu l’audace ou l’imprudence, jadis, d’approcher un dragon d’aussi près n’eurent jamais l’occasion de narrer leur exploit avant de se faire dévorer. Or la bête qui avait invoqué la reine n’avait pas l’intention de se repaître d’elle. Ce n’était pas ruse de la part du dragon que de gésir au sol en respirant faiblement pour se confondre avec la roche, ce n’était rien de tout cela : la bête était à l’agonie, incapable de se mouvoir. Son corps était inerte depuis si longtemps que la poussière avait fini par le recouvrir de la gueule jusqu’aux ailes.
Le dragon s’adressa à Guntrilde en pensée : « Écoute, reine, le périple du dragon Lionnel du continent noir, qui batailla pour son paradis, qui combattit de fiers ennemis et qui détruisit finalement ce pour quoi il se battit. Les ailes brisées par l’épreuve de la guerre, lui et son peuple traversèrent des mers de sable, des dédales de pierre, pourchassés par un esprit vengeur qui extermina tous ses frères. Au terme de ce récit, il décida finalement de mourir aux portes de ce doux pays. Ecoute, reine, le dragon Lionnel qui te supplie d’adoucir son agonie. »
Les mots de Lionnel envoûtèrent l’esprit de Guntrilde qui n’eut d’autre choix d’obéir. Elle pressa la grappe de raisin au-dessus de sa gueule pour que le jus coule sur sa langue. L’énorme reptile n’eut même pas de quoi étancher sa soif, pourtant, le goût sucré de ce nectar l’apaisa à quelques instants du trépas. Son bel oeil d’or se clôt en versant deux larmes ; elles devinrent cristaux brillant de mille feux au sol.
« Le premier contient le courroux d’un ciel orageux et le deuxième, le souffle apaisant d’un azur nuageux. Les deux sur le ventre de ton fils tu poseras, puis le nom du dragon Lionnel tu lui donneras. Son destin sera alors de régner seul sur ce paradis que je n’ai jamais pu joindre. Enfin, je m’en irai heureux. »
Guntrilde obéit, toujours ensorcelée. Elle prit le premier cristal puis l’approcha de son fils. La pierre luisit avant de disparaître de sa main. Les pleurs soudain de son enfant la tirèrent hors de son sommeil envoûté et sa vigueur rendit sa mère folle de joie. Elle partit annoncer la nouvelle au roi, libérée de l’emprise du dragon qui n’était plus que poussière…
Ainsi Guntrilde omit dans sa hâte de réunir les deux cristaux au sein d’un même corps mais ce n’était là que le premier de ses méfaits vis-à-vis des commandements du vieux dragon…
Lorsque la reine montra à la cour la bonne santé de son fils, le roi s’empressa de le chérir. Les courtisans lui demandèrent par quel miracle était-ce possible. La reine fut incapable de s’expliquer. La magie du dragon lui avait enfumée l’esprit. Elle déclara s’être assoupie dans les vignes de Lohn et qu’elle fut réveillée par les cris de son enfant. Elle n’avait bien aucun souvenir du dragon Lionnel, pourtant, lorsque le roi voulut choisir le nom de son fils, elle s’opposa vivement. Elle voulait le nommer Lionnel mais lui était décidé à donner à son fils le nom de son père afin de lui rendre hommage. La reine n’eut point d’argument à faire valoir et le roi jugea en faveur de sa propre cause : l’enfant béni de la première larme du dragon fut appelé Conrad.
L’époque qui suivit ses évènements fut prospère pour le roi et la reine de Lohn, hélas, les premiers orages ne tardèrent pas à surgir au-dessus de leurs Lares bienheureux.
Six saisons s’écoulèrent et naquit le second prince de Lohn. Il fut nommer Lionnel par la reine et, en grandissant le jeune prince se révéla être un enfant doux et sage, contrairement à son frère aîné, Conrad, qui se montrait colérique et turbulent dès les premières années de son existence. En effet, ce dernier se fâchait pour un rien et pardonnait difficilement. Quand vint l’âge de raison, l’époque où l’on tâche de comprendre ce qui est bien et mal, Lionnel suivit attentivement les conseils avisés de tous ses tuteurs alors que Conrad, lui, ne se laissa dicter ses opinions par personne d’autre que lui-même.
Quand on les emmenait à la chasse, un loisir réservée à la noblesse, Conrad rétorquait qu’il ne trouvait aucun plaisir à cette activité comme son père ne trouverait aucun plaisir à faucher et à moudre le blé de son pain. Lionnel fut bien d’accord avec cet avis mais cela ne l’empêcha pas d’assister à ces parties de chasse.
Lorsqu’on leur enseignait les arts du combat, Conrad excusait sa brutalité et son acharnement contre ses partenaires d’entraînement en disant qu’on l’instruisait pour vaincre et que seul le résultat comptait. Lionnel ne le contredit pas mais demeura un combattant courtois.
Quand les maîtres de cérémonie leur apprenaient le protocole et l’étiquette, Conrad répondait qu’un courtisan n’avait de mérite que sur un champ de bataille ; le fougueux prince exigeait de ces chambellans qu’ils lui démontrent leurs valeurs en première ligne d’un bataillon avant de le forcer à faire une révérence. Quant à Lionnel, lui se demandait davantage s’il y avait effectivement une bienséance à laquelle se conformer sur un champ de bataille…
Mais plus différent encore était leur vision de l’équité. Pour Lionnel, le monde était fait de gouvernants et de gouvernés : les plus aptes et les plus sages devaient mener le peuple sur les routes de la prospérité et ceux-là se devaient d’obéir pour son propre bien. Ainsi il existait, d’une part, les petits, les insignifiants et, d’autre part, les grands notables et respectables.
Or Conrad n’avait rien de ces idéaux. Ne s’en était-il seulement soucié un moment ?
En effet, lorsque le fougueux prince était en proie au dépit, il querellait pareillement servante et baron. Face à son courroux, ceux qui avaient eu la maladresse de le décevoir étaient tous égaux hormis la reine : pour elle seule, il ravalait ses paroles et obéissait un tant soit peu à ses tuteurs.
De la sorte, l’amour maternel aurait pu mener le jeune Conrad hors des sentiers sinueux sur lesquelles il s’était engagé mais le temps oeuvra bien mal en sa faveur : à l’âge ingrat de l’enfance contrariée, le plus grand désagrément de Conrad fut de partager l’affection de sa mère avec son frère exemplaire. Ainsi à l’approche de leur première décade, Lionnel devint la cible privilégiée des brimades de son frère.
La colère est une chose étrange qui suinte des gestes et des paroles comme le venin d’un serpent et pourrit l’âme en commençant par le coeur. Soit elle exacerbe jusqu’à rendre insupportable le moindre affront et vous rend serpent à votre tour ; soit elle pétrifie puis vous décourage même de vivre.
À force de vexations répétées, de vilenies châtiées et de mots assassins, le jeune prince tomba gravement malade. Sa mère se porta à son chevet dès le premier matin, ce qui n’allait pas arranger la jalousie de l’impétueux prince.
Guntrilde savait quel mal rongeait son jeune fils ; elle n’ignorait pas que Conrad, à la seule véhémence de sa voix, éprouvait rudement tout ceux qui l’accompagnaient au quotidien. Elle même souffrait de maux de l’esprit que ni les filtres, ni les encens guérissaient. Pourtant, elle n’eut jamais la force d’aller contre la nature de son fougueux fils.
Dorénavant, elle pensait qu’il fallait le décourager d’agir de la sorte. Elle voulait le punir et lui faire comprendre quel mal il faisait à ceux qui l’entouraient. Ainsi la reine Guntrilde décida de priver Conrad de son affection jusqu’à la guérison de son frère et, ce jour-là, lorsque son aîné vint la quérir, elle l’ignora ostensiblement.
Ah, triste reine aux oublis fâcheux ! Il n’existe rien de plus blessant que d’être méprisé par la personne aimée ! Car si Conrad était ce gouffre de colère dans lequel se déversaient les biles les plus troubles, l’affection de sa mère savait illuminer les tréfonds de cet abysse. Mais ceci, elle ne le découvrit que lorsque son fils lui montra un visage balafré par la tristesse.
La reine s’était préparée à subir ses reproches mais Conrad la quitta sans même prononcer un mot de haine. Ce silence l’intrigua.
Elle demeura longtemps songeuse à la fenêtre de la chambre de Lionnel. Tantôt elle regrettait son attitude, tantôt elle le justifiait fermement. Elle se demandait quelles étaient les raisons des colères épouvantables de son fils et si elle était responsable de cet état, si elle avait mal agit à un moment ou un autre. Finalement, le jour commença son déclin et le soleil vint se coucher derrière la plus haute tour du château. La reine contempla ce crépuscule et l’espace d’un instant, le soleil et la tour faisaient comme un orbe d’or fendu en son milieu. Soudain les mots du dragon Lionnel retentirent dans son esprit et elle se souvint de ce songe. Alors la reine se maudit d’avoir failli à la volonté du dragon. Elle pensa qu’un autre malheur s’abattrait sur ses enfants si elle ne faisait rien. Guntrilde s’habilla pour sortir puis s’en alla chercher le dernier cristal jusqu’au dernière lueur du soleil.
Savez-vous à quel point l’amour est laid quand il est contrarié ? Quand il force les jeunes amoureux à se détester, les familles à se déchirer et les frères à se haïr ? Figurez-vous alors quelle colère s’était emparée de Conrad lorsqu’il eut quitté sa mère : il était comme un volcan prêt à crever !
Or ce soir-là, des émissaires du puissant pays de Carge étaient venus annoncer à leur allié et voisin que le roi Telus avait triomphalement écrasé les mutins et sorciers qui semaient troubles et désordres sur ses terres mais que nombre d’hérétiques avaient réussi à rejoindre Lohn et Boma malgré leurs précautions. Ainsi le roi Telus exigeait un libre passage à la frontière de Lohn pour poursuivre ces dangereux criminels, en même temps qu’un ban contre ces derniers.
Le roi Werson était dans une inconfortable situation. La venue de troupes étrangères dans son pays inquiétait à juste titre ses plus proches barons mais lui se souciait davantage de la réaction du roi de Carge en apprenant un refus. Il savait que Telus cherchait sournoisement un casus belli pour envahir Lohn sans l’intervention de leur voisin communs, le roi Encin de Boma : refuser le libre-passage aux armées de Carge serait perçu comme un soutien manifeste aux mutineries.
Le roi Werson était sur le point de céder quand son fils fit irruption dans la salle d’audience. Il prit connaissance de l’affaire et sa réaction fut prompte : pour sa part, il était inadmissible que les chiens de Carge viennent marquer leurs territoires sur les terres de Lohn ! Les émissaires s’offusquèrent mais Conrad leur répliqua que le roi Telus aurait mieux fait de se soucier de son peuple au lieu d’entretenir ces pouilleux mercenaires, qu’il pouvait leur demander de gratter son collet plein de puces mais qu’il ne vienne surtout pas quérir une main royale pour le soulager !
L’affront était grand mais juste aux yeux des barons de Lohn. Les courtisans félicitèrent le fougueux prince qui avait si bien incarné la fierté de son pays contre l’orgueil de Carge. Or, les émissaires étaient courroucés. Ils aboyèrent des menaces de guerre et criaillèrent que seul le sang versé restaurerait leur honneur. Aussitôt, les barons de Lohn hurlèrent à leur tour que le premier sang versé sera de Carge et non le leur. Ils tirèrent l’épée contre les émissaires, s’apprêtant à joindre l’acte à la parole. La voix jupitérienne de Werson se leva pour souffler le vent de folie qui s’était emparé de sa cour : tous se turent et se figèrent avant de commettre l’irréparable.
Le roi déclara que le sang royal devait rétablir l’honneur royal puis il ordonna à sa garde de s’emparer du fougueux prince. Les barons de sa cour protestèrent fortement, sans réussir à infléchir le monarque. Quatre soldats traînèrent l’indomptable Conrad jusqu’à son père. Le roi empoigna le pommeau doré de sa noble dague, recouvrit sa main d’un fanion de Lohn et porta la lame au feu. Il força son fils à ouvrir la bouche et y plongea sa dague ardente pour lui trancher la langue. Conrad hurla si fort de douleur que sa voix tonna en brisant les vitres de la salle du trône. Les tympans de son père furent percés sur l’instant et les soldats qui retenaient le fougueux prince furent assourdis à jamais. Dans la confusion, Conrad s’échappa de la salle du trône comme l’aurait fait un animal blessé par la flèche d’un chasseur. Par la suite, l’organe ensanglanté fut offert aux émissaires de Carge dans un fanion du pays de Lohn : l’affront fut pardonné aux yeux de tous et surtout d’un tiers parti, les ambassadeurs de Boma présents à la cour.
Quant au malheureux prince, il erra dans les couloirs du château en repoussant violemment tous ceux qui venaient à son aide. Son coeur était chargé de rancune contre le monde entier. Il pensait qu’une seule personne pouvait encore le consoler. Hélas, sa mère n’était point dans la chambre de son frère lorsqu’il y arriva : elle était dans les vignes de Lohn à la recherche du second cristal du dragon.
Conrad se tint un moment devant le visage endormi de Lionnel. La haine et la douleur lui avaient tout deux enivré l’esprit. Son coeur réclamait une dure vengeance. Ses mains poussèrent la couverture de son frère et se dirigèrent vers la gorge. Il vit soudain son frère s’animer et sentit bientôt des doigts aveugles parcourir son visage pour le reconnaître. Lionnel demanda alors si c’était bien son frère qui était là car la fièvre lui avait embrumé les yeux. Conrad garda silence, stupide que le jeune prince fut réveillé.
Frapper dans le sommeil et tuer anonymement est une chose qu’un homme de peu sait faire mais affronter sa victime face à face avant le trépas est l’affaire d’un coeur froid et endurcis. Conrad n’était aucun de ceux-là : il était juste une âme ardente, un écorché vif qui souffrait du plus petit maux et son frère en était tout autant.
Lionnel demanda pardon d’être tombé malade à cause des réprimandes de son frère. Ils savaient que leurs natures les dressaient l’un contre l’autre ; ses tuteurs lui avaient dit, jadis, que les courageux et les révoltés étaient de ceux qui façonnent le monde contre les sages et les craintifs qui soutiennent fermement ses bases. Ainsi le monarque éclairé, qui possède à la fois le courage et la sagesse, sait guider son peuple sur le chemin de l’Illumination. Lionnel désirait qu’une telle personne puisse régner sur Lohn… Conrad ne put supporter davantage son verbiage.
Plus tard dans la soirée, la reine Guntrilde revint enfin au château. Elle apprit les évènements de la cour et le châtiment affligé à Conrad. Choquée par l’annonce de la nouvelle, elle alla chercher son aîné et le retrouva assis devant la chambre de Lionnel. Conrad se leva, le visage illuminé d’un étrange sourire. Elle le prit dans ses bras pour le couvrir de baisers. Lui s’empara du balluchon qu’elle avait rapporté de son voyage : du raisin gorgé d’un jus sucré qu’il se dépêcha de faire couler au-dessus de sa bouche en sang. Conrad s’en alla se faire soigner et la reine comprit que quelque chose en lui avait irrémédiablement changé. Il était apaisé comme si la source de ses colères incontrôlables s’était tarie. Elle se hâta d’entrer dans la chambre et craignit le pire en découvrant les draps tâchés de sang. Or, Lionnel se réveilla lorsque sa mère le dérangea : son regard avait cette même lueur mystérieuse. Elle lui demanda pourquoi il souriait de la sorte. Le jeune prince lui révéla leur serment qu’ils avaient scellé ensemble ; celui d’ouvrir ensemble les portes du paradis.
Les drames et les malheurs ont ça d’étonnant qu’ils puissent parfois rapprocher ceux qui se sont déchirés. Ainsi fut-il pour les deux princes de Lohn qui dans leurs enfances communes fondèrent les bases d’une fraternité sincère.
Les années défilèrent et les saisons se suivirent, sans rompre ce lien. Le temps allant, leurs caractères s’affermirent de leurs différences et se mêlèrent de bien étranges manières.
Quand Conrad se mettait en colère contre baron et servante, Lionnel traduisait ses simagrées et ses féroces rugissements en doux sermons qu’ils n’étaient pas du tout. À l’inverse, lorsque Lionnel se montrait trop conciliant, Conrad, lui, s’insurgeait, trépignait, s’arrachait les cheveux et allait parfois jusqu’à violemment secouer son frère – à défaut de pouvoir parler – pour l’inciter à réagir et à se rebeller.
Étrange entente que celle des frères de Lohn ! Pourtant, la reine Guntrilde était heureuse de les voir si unis et son seul malheur fut de voir ses deux fils grandir puis quitter son logis pour devenir de fiers chevaliers… et enfin d’avoir un mari si sourd qu’il parlait tout le temps trop fortement à son oreille !
L’histoire aurait pu s’achever ainsi en disant qu’à la mort du roi Werson, les princes Conrad et Lionnel s’accordèrent pour gouverner ensemble Lohn avec courage et sagesse. Mais ce n’était pas là le présage fait par le vieux dragon cendré. Le destin qu’il avait prophétisé ne saurait se contenter d’approximations et encore moins d’inexactitudes.
Ainsi à la fin d’un règne prospère, le roi Werson mourut. Une grande fête fut donnée en son honneur en présence des princes Conrad et Lionnel, de la reine Guntrilde, des barons de Lohn, de larges délégations de Carge et de Boma. Or, au petit matin, ce fut une fois de plus le maudit pays de Carge qui donnait de ses malheureuses nouvelles. Le prince héritier Damon et ses chevaliers vinrent au château de Lohn, indépendamment de la délégation de leur royaume : ils déclarèrent qu’un cruel démon du nom de Vocifère, qui terrorisait leurs gens et leurs serfs, avait trouvé refuge en Lohn, en voyant le fils même du roi Telus approcher pour le combattre. Le prince Damon et ses chevaliers étaient donc venu chercher logis chez leurs voisins avant de reprendre la traque du Vocifère.
Les deux princes et les barons de Lohn demeurèrent abasourdis devant l’impudence du prince Damon. Ce dernier était seulement venu chasser sur les terres de Lohn et n’avait cure des funérailles du roi Werson.
Mais le sournois prince Damon s’étonna davantage de leur silence : il aurait pensé que les vertueux fils du roi Werson se seraient empressés de lui venir en aide. Il se demanda alors si l’un d’entre eux n’aurait pas perdu sa langue. Aussitôt, un de ses laquais jeta une médaille d’ambre au pied de Conrad dans laquelle était conservée sa langue depuis tout ce temps. Le fougueux prince était insulté. Il voulut tirer l’épée et se rendre justice mais son frère l’en empêcha. Lionnel déclara que les guerriers de Carge pouvaient se reposer toute la journée en prévision de leur voyage de retour car d’ici demain, les fils du roi Werson leur rapporteraient eux-mêmes la dépouille du Vocifère.
Ainsi le fougueux prince Conrad de Lohn et son jeune frère Lionnel quittèrent la demeure familiale, avec armes et montures, pour affronter le Vocifère.
Des éclaireurs de Carge leur apprirent que le démon errait en bas des vallées de Lohn et qu’il s’en serait déjà pris à un premier village. Inquiets, ils voyagèrent à vive allure vers le sud. Le soleil était bientôt à son zénith quand ils aperçurent des traînées de fumées dans le ciel : un village brûlait. Ils se hâtèrent et découvrirent un massacre indescriptible. Ils descendirent de cheval pour aller inspecter le clocher du village ; des corps dépouillés de leurs vêtements les accueillirent à l’entrée du lieu saint. Ces derniers semblaient étrangers à Lohn et Lionnel trouva parmi eux une missive du pays de Boma qui annonçait la mort du roi Encin : il avait été assassiné par le malfaisant Vocifère.
Plus loin sous les arches du temple, Conrad trouva le pasteur du village gisant sur l’autel de ses prêches. Dans les mains du saint homme un fanion déchiré du pays de Carge. Il comprit alors que ces meurtres étaient l’½uvre de l’Homme et non du démon.
Le fougueux prince fut pris d’une grande colère. Il jeta son heaume de rage puis quitta les lieux. Il voulut rejoindre le château de Lohn sur-le-champ pour demander des comptes au prince Damon mais Lionnel le raisonna : ils devaient laisser les chevaux se reposer ou ils s’écroulaient de fatigue en remontant plus haut dans la vallée.
Les deux princes réunirent les cadavres à l’intérieur du sanctuaire : ils mirent feu au temple et prièrent pour le repos de ces tristes âmes. Lorsque les dernières grâces furent prononcées, ils s’en allèrent en se demandant quelle folie s’était emparée de Carge et quelle fourberie le prince Damon préparait au château de Lohn. Conrad conserva le fanion ensanglanté de Carge dans sa main durant toute sa chevauchée.
Les deux princes poursuivirent leur route lorsqu’ils entendirent des bruits de batailles au loin. Ils se hâtèrent, craignant qu’un autre village fût attaqué par les armées de Carge. Or, ils trouvèrent, jonchées sur le sol, les dépouilles des soldats de Carge qui devaient les prendre d’embuscade à leur retour. Au milieu d’eux se dressait un démon à l’apparence d’homme mais fait de bronze et de saphir. Il portait de petites ailes à la place des oreilles qui lui cachaient son visage.
Lionnel lui demanda ce qu’il était. Une voix de femme lui répondit : « Je suis le Vocifère du peuple de Carge, dont la voix a été tue par le fracas des armes. Leur désespoir m’a invoqué et leurs damnations un corps m’ont donné ; ainsi, je n’existe que pour verser le sang de tout ceux qui nous ont opprimés et ignorés. » Le jeune prince demanda pourquoi ces corps sans vie autour de lui. Le démon répliqua ceci : « Ils voulaient le sang de Werson de Lohn qui devait être mien. Hier, ce fut le sang de Encin de Boma, celui de Telus de Carge sera pour demain. Aujourd’hui, j’exige le tribut de sang de ce pays. » Lionnel déclara qu’il n’était pas responsable des souffrances des peuples de Carge. Le Vocifère affirma le contraire : « Les sages de ce monde se sont entendus pour nous faire taire. Les coupables et les complices vont de paires. » Des traits de lumière lui sortirent des paumes du démon. « Fils de Werson de Lohn, n’espérez aucune pitié ! Il est temps pour vous d’entendre le cri des désespérés ! À la fin de ce combat, l’un d’entre vous mourra. »
Penser à une telle éventualité suffisait à remplir de rage le c½ur de Conrad. Il abaissa sa lance, piqua des deux. Lui, qui était resté silencieux jusqu’ici, rugit si fortement qu’il en troubla le Vocifère. Sa lance se brisa contre la tête du monstre, révélant la moitié d’un visage de femme et le jetant sur le côté. Lionnel s’élança à son tour, lance au poing, pour porter le coup de grâce. Le Vocifère se releva comme porté par le vent et frappa avec ses épées de lumières l’arme du prince et le prince. Le destrier et le cavalier tombèrent inanimés.
Fou de colère, Conrad dégaina l’épée de son père, lança sa monture et son cri de guerre contre le Vocifère. Son courroux fit tonner sa voix dans toute la vallée et provoqua au loin des chutes de roches. La lame tomba comme la foudre d’un orage déchaîné, arracha le bras du monstre et le jeta contre un chêne centenaire sur lequel se répandit son sang impur. Le prince revint immédiatement à la charge pour porter le coup de grâce. Le choc fut terrible ! Conrad décapita le Vocifère, abattit l’arbre dans le même geste et fit voler en éclat sa lame. La monture s’emballa, elle-même terrorisée, et désarçonna son cavalier. Le Vocifère était vaincu mais ce n’était pas suffisant pour le fougueux prince : il avait le c½ur encore plein de colère. Il s’empara de la tête du Vocifère puis frappa avec les restes de son épée. Percussion après percussion, le visage de saphir se fendit et au moment de se briser, la bête parla : « Discernes-tu, fougueux prince, le fracas des armes qui résonnent à travers les couloirs de ton château ? » Ces mots le pétrifièrent. « Entends-tu les rires du prince Damon qui t’a si facilement abusé ? » Il les entendait au plus profond de lui. « As-tu ouï, fils de Werson, le cri de ta mère lorsqu’elle a été poignardée ? » La pensée de sa mère agonisante le porta au désespoir. « Mais tu peux encore te venger de tous ces maux ! Beau prince, unis-toi à moi et je te montrerai quoi faire pour que les vilains meurent ! Je te le dis, je révélerais le Lion qui sommeille dans ton c½ur ! » Il hésita, se doutant que le Vocifere réclamerait son âme en échange. Puis, il vit le fanion de Carge dans sa main droite. Le démon reprit la parole : « Lions nos voix amères et faisons-les retentir d’une même colère ! Pour que nous soyons vengés sang pour sang de Carge ! Pour que de notre faiblesse plus personne ne nous argue ! » Désespéré et déboussolé, Conrad porta un baiser sur les lèvres du démon. Il devint un lion monstrueux et s’en alla rejoindre le château de Lohn alors que les derniers mots du Vocifère résonnaient dans sa tête : « Mon cher et tendre, je te fais cette éternelle promesse : de tous ceux qui t’aiment, je serais la seule à ne jamais vouloir que tu te taises. »
Tétanisé par la douleur, Lionnel assista à toute la scène sans pouvoir intervenir. Les lames de feu lui lancinaient le flanc et lorsque la brûlure fut moins vive, il se releva, trouva la force de monter le destrier de son frère puis partit le rejoindre.
À son arrivée, Lionnel comprit au silence régnant que les combats avaient cessé. Il vit les drapeaux du château se mettre en berne au coucher du soleil et il craignit le pire. Devant le pont-levis, le sol était jonché de cadavres de soldats et de leurs armes jetées au loin pour mieux fuir les combats… Leurs visages étaient figés dans une extrême terreur.
Bientôt les défenseurs de Lohn apparurent et accoururent vers le jeune prince : ils étaient pleins de joies de le revoir et à la fois peinés de lui narrer les drames dont ils furent témoins et acteurs. Ils lui apprirent la félonie du prince Damon, la traîtrise des délégations de Boma, le combat désespéré des barons de Lohn… Ils lui parlèrent d’un terrible lion qui dévora le prince et sa garde avant de chasser tous les autres assaillants. Enfin, ils l’informèrent que la reine avait été poignardée par le sournois prince et qu’elle se mourrait.
Lionnel se précipita pour rejoindre sa mère dans ses quartiers. Lorsqu’il arriva, le voile de la mort avait déjà recouvert le visage de Guntrilde mais elle luttait encore contre la fatalité. Ses servantes, en pleurs, louaient son courage et se demandaient pour quel dessein se battait-elle encore.
Lionnel s’agenouilla auprès de sa mère, se déganta et lui prit la main. Il lui raconta la destruction du petit village, la supercherie des faux émissaires de Boma, la mort d’Encin, la défaite du Vocifère et le pacte qu’il avait scellé avec son frère Conrad. Il lui demanda conseil, il la supplia de le guider.
Alors sa mère lui révéla le secret du vieux dragon Lionnel, de la rage enfermée à l’intérieur de son frère et de la dernière pierre qui l’attendait dans les vallons de Médias. Elle lui expliqua que les deux pierres devait redevenir une pour former à nouveau un équilibre. Elle pria son fils d’accomplir ce qu’elle n’avait pas pu et expira, une fois sa dernière volonté exprimée.
Le prince demeura à son chevet une nuit entière. Il refusa qu’on le soigne, qu’on le plaigne et même qu’on lui parle : il portait là un douloureux deuil. Ses barons se succédèrent dans la chambre pour ne pas le laisser seul.
Aux aurores, le vieux roi Telus vint lui-même se présenter à Lohn avec cents de ses chevaliers. Il apportait une déclaration de guerre en bonne et due forme. Casus belli : la mort du prince héritier Damon.
Il déclara que sa puissante armée était seulement à un jour de marche et qu’il consentirait à se retirer de Lohn si Lionnel lui apportait d’ici là la dépouille du Lion qui avait dévoré son fils.
Les derniers barons de Lionnels refusèrent de céder à cet odieux chantage. Ils savaient que ce n’étaient là que tromperies. Or, le jeune prince déclara que seul le sang royal devait rétablir l’honneur royal et que Conrad devait être pourchassé. Ces barons tentèrent de le raisonner ; le jeune prince déclara croire encore aux fondements de ce monde et se disait agir selon les vieux préceptes. En vérité, il voulait épargner à ses barons la défense d’un château déjà en ruine.
En effet, Lionnel n’ignorait pas que le roi Télus était un de ces vieux patriarches que le temps gâtait affreusement. Il avait été jadis un monarque puissant mais la sénilité l’avait dépouillé du sens des responsabilités pour lui laisser seulement l’orgueil et l’égoïsme de l’enfance. Télus voulait Lohn à n’importe quel prix !
Ainsi Lionnel ordonna à ses barons de rejoindre le fort de Vulnes au nord du pays et quitta sans escorte le château de Lohn, en sachant que les chevaliers de roi Télus le poursuivraient sans relâche.
À peine, le prince eut-il le temps de traverser une lieue que des cavaliers légèrement montés l’eurent déjà rattrapé. Lionnel leur coupa la trajectoire et désarçonna le premier d’entre temps en plongeant sa lance sur le côté. Il se hâta de rejoindre le bois où il allait tant chasser avec son père puis jeta sa lance et son heaume afin de mieux tenir son galop à travers les arbres et les bas-branchage. Le prince banda son arc pour se défaire de ses poursuivants et ses flèches firent merveille à travers les feuillages. Débarrassé de ses premiers adversaires, le prince vira vers l’Est pour rejoindre la passe de Médias mais en sortant de la forêt, trois chevaliers en harnois, écus de Carge au bras et grandes lances au vent, lancèrent leur monture dans sa direction.
Le vieux roi Télus avait prévu ce dénouement et avait barré le passage avec trois de ses plus grands chevaliers. Mais cela faisait bien longtemps que Lionnel n’avait plus le choix de son destin. Déjà derrière lui, le galop des cent chevaliers de Carge faisait tremblée la forêt entière.Le prince fonça à travers le vallon qui menait à Médias et banda son arc contre le premier cavalier.
La première flèche ricocha contre le poitrail de fer du chevalier mais écorcha l’oreille de sa monture qui s’emballa et le désarçonna. La seconde flèche échoua contre l’écu du second cavalier et le prince n’eut pas le temps de bander un troisième trait que les lances de ses adversaires s’apprêtaient à le percuter. Lionnel lâcha son arc pour brandir son écu et son épée. Il écarta la première pointe vers l’extérieur et abattit le bouclier du second cavalier dans la même passe.
Désormais incapable de rattraper le prince, les trois chevaliers de Carge le laissèrent s’enfuirent vers les vallons de Médias.
Le prince portait toujours son haubert et son épée mais il avait égaré ses hérauts, son heaume et son écu dans la poursuite. Alors que le froid du matin mordait son flanc blessé, seuls ses cheveux bruns flottaient dans la brise légère. Quelques passants crurent voir là l’âme désincarnée d’un chevalier mort qui revenait accomplir ses sombres desseins et le fuirent. Lionnel galopa sans prendre gare au chemin qu’il empruntait : il était épuisé et le prince s’endormit sur sa selle.
Son sommeil fut agité. Il pensa à son frère qu’il voulait tant retrouver, à ses parents qui lui manquaient et à ce royaume qu’il ne savait comment sauver. Il entendait la voix de Conrad le quereller et le disputer encore et encore à cause de sa faiblesse de caractère. Alors sa monture tomba d’épuisement et entraîna son cavalier au sol. Lionnel eut le droit à un douloureux réveil mais il était enfin arrivé dans les vignes de Médias.
Une pierre luisante… Le prince quêtait une pierre luisante au milieu des fruits mûrs et gorgés de soleil. Sa recherche n’eut ni début ni fin. Il erra parmi les vignes comme perdu dans un labyrinthe. Il hurla même le nom de dragon pour qu’on lui vienne en aide mais seul le grondement d’un orage sans nuage lui répondit : il s’agissait des chevaliers de Carge qui venaient au loin, derrière les vallées. Lionnel s’effondra finalement, désespéré de ne rien trouver.
Il vit une grappe de raisins au-dessus de son visage. Il tendit la main pour les presser et le jus coula sur ses lèvres.
Une langue râpeuse et chaude vint lui lécher la joue. Lionnel écarquilla les yeux. Un petit lézard, pensa-t-il, jusqu’à ce qu’une voix intérieure vint le corriger : « Eh, non ! Je suis un dragon cendré, et je dirais même un dragon fée ! » L’esprit embrumé, il s’excusa en pensée puis demanda le nom de son interlocuteur. « Je suis Nel, et j’attends que mon autre moitié m’appelle. Et toi que fais-tu ici, jeune prince ? À te voir croupir ainsi, tes malheurs ne doivent pas êtres minces ! » En proie au délire et à la fatigue, Lionnel narra ses mésaventures comme si de rien n’était au dragonneau à la peau bleutée qui s’en émut : « Et moi qui de mon existence me plaignais tant, voilà que j’entends ta triste histoire ! Tu as perdu tant d’êtres chers en si peu de temps et ton frère maintenant seulement tu veux revoir ? C’est triste à dire mais je pense que cette dernière rencontre te mènera au désespoir. Si tu le rejoins, tu souffriras, tu peux me croire. » Il lui répondit qu’il le supporterait si c’était nécessaire, qu’il ne pouvait rester à ne rien faire contre ce funeste destin. Au loin retentit soudain un rugissement bestial et des clameurs de bataille. Lionnel reconnut le cri de Lion. « Par mes ailerons, je crois que tu as raison. Nous devons retrouver ton frère, même si ce n’est que pour des larmes et des adieux amers. » Aussitôt, Nel fit lever un tourbillon de poussière qui aveugla Lionnel puis prononça sa formule magique : « Rappelons-nous l’époque bénie où nous n’étions pas seuls et laissons les souvenirs nous rendre veules. Que la solitude avive nos souffrances et que la douleur nous force à quitter ces limbes immenses ! Supportons encore un peu notre lassitude, pour finalement ouvrir les portes closes de la plénitude. »
Lionnel sentit son corps s’envoler. Sa fatigue, sa confusion furent souffler hors de lui par la volonté de Nel et ce fut avec tristesse qu’il songea une dernière fois à son frère.
Le rideau de poussière s’ouvrit : Lion était devant eux. Il dévorait un par un les barons de Carge et le roi Télus, désarçonné et désarmé par la peur, le regardait faire, impuissant. Il profita de l’occasion pour fuir lorsque Nel s’avança pour se faire entendre de vive voix. « Ainsi tu es le démon qui a fait coulé le sang des rois et maintenant que comptes-tu faire de toi ? Combien de temps vas-tu continuer de rugir et détruire ? Si ce n’est maintenant encore les tiens, à qui comptes-tu encore nuire ? Abandonne cette voix qui n’est pas tienne et embrasse celle qui est mienne. »
Lion se précipita sur le dragonneau tous crocs dehors et Lionnel tira l’épée contre son frère. La lame d’acier claqua contre son énorme gueule en balafrant de rouge ses babines. Hélas, cela ne fit qu’enrager la bête et son cri leva un vent si fort en rugissant qu’il renversa le prince. Nel à son tour souffla ses bourrasques contre Lion mais ce dernier la balaya d’un coup de patte.
D’abord du désespoir puis de la colère envahirent le c½ur de Lionnel et quand le ressentiment eut noirci chacune de ces pensées, le prince se releva pour férir à coups redoublés.
Il en voulait tant à son frère d’avoir manqué à son serment de fraternité et se demandait si Conrad n’avait jamais aimé autre chose que sa propre personne : il appréciait seulement qu’on le gâte ou qu’on l’admire mais lui ne rendait jamais ces bons sentiments. Lionnel ne pouvait accepter tant d’égoïsme. Il riposta d’un coup de tranche et lui coupa l’oreille.
Les rugissements de Lion retentirent, le repoussèrent en arrière avant de le faire choir. Nel s’interposa, le flanc ouvert de blessures béantes et fit chanter ses vents contre les puissantes bourrasques de Lion. Le ciel se couvrit de nuages, une tempête se forma autour d’eux et un souffle puissant coucha les arbres les plus fières. Nel eut mille maux pour se tenir debout contre l’orage alors que Lion lui avança sans mal dans la tempête. Il ouvrit sa grande gueule, se rua sur le petit être pour l’engloutir en une seule bouchée. Or, Nel ne bataillait pas pour faire choir Lion : elle se battait pour que Lionnel se tenir debout derrière elle, l’acier à la main. Alors quand Lion arriva pour la dévorer, l’épée s’abattit d’estoc, transperça le museau du démon, ainsi que sa gueule, sa langue, sa mâchoire, avant de s'enfoncer profondément dans la terre et clouer la bête au sol.
Le prince délaissa la poignée de son arme pour enserrer le cou de son frère. Il fit ses adieux au fougueux prince et après quelques longues minutes à se débattre vainement, celui-ci rendit son dernier soupir.
Dorénavant, Lionnel affrontait la tempête, le froid et la pluie. Il prit le dragonneau Nel dans ses bras qui semblait à l’agonie puis se recroquevilla contre le cadavre de Lion. Sa nuit fut longue et tourmentée, les spectres du regret vinrent troubler son esprit jusqu’à jour mais Nel lui répéta sans cesse qu’ils n’étaient plus seuls dorénavant.
Au matin, le ciel était enfin clair mais d’étranges clameurs leur parvenaient du Nord, des vallées de Vulnes : c’était le roi Télus qui faisait sonner ses cors de guerre.
« Penses-tu que tu aies encore ta place dans ce monde ? Nous avons beaucoup souffert ici et rien ne nous indique que cela cessera bientôt. » Lionnel lui répondit que oui, il avait encore à faire. « Alors allons-y ensemble ! Soufflons un vent qui balaiera les flammes de la guerre ! Chassons les spectres du passé qui nous guettent dès le crépuscule mourant et ouvrons les portes d’un monde meilleur ! »
Tag der Veröffentlichung: 29.12.2008
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