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Jean-Baptiste Poquelin (1620-1673), alias Moliere, "Oeuvres de Moliere, avec des notes de tous les commentateurs", Tome Premier, Paris, Librarie de Firmin-Didot et Cie, Imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56, 1890.


VIE DE MOLIERE

PAR VOLTAIRE

Le gout de bien des lecteurs pour les choses frivoles, et l'envie de faire un volume de ce qui ne devrait remplir que peu de pages, sont cause que l'histoire des hommes celebres est presque toujours gatee par des details inutiles et des contes populaires aussi faux qu'insipides. On y ajoute souvent des critiques injustes de leurs ouvrages. C'est ce qui est arrive dans l'edition de Racine faite a Paris en 1728. On tachera d'eviter cet ecueil dans cette courte histoire de la vie de Moliere ; on ne dira de sa propre personne que ce qu'on a cru vrai et digne d'etre rapporte, et on ne hasardera sur ses ouvrages rien qui soit contraire aux sentiments du public eclaire.

Jean-Baptiste Poquelin naquit a Paris en 1620, dans une maison qui subsiste encore sous les piliers des halles. Son pere, Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre tapissier chez le roi, marchand fripier, et Anne Boutet, sa mere, lui donnerent une education trop conforme a leur etat, auquel ils le destinaient : il resta jusqu'a quatorze ans dans leur boutique, n'ayant rien appris, outre son metier, qu'un peu a lire et a ecrire. Ses parents obtinrent pour lui la survivance de leur charge chez le roi ; mais son genie l'appelait ailleurs. On a remarque que presque tous ceux qui se sont fait un nom dans les beaux-arts les ont cultives malgre leurs parents, et que la nature a toujours ete en eux plus forte que l'education.

Poquelin avait un grand-pere qui aimait la comedie, et qui le menait quelquefois a l'hotel de Bourgogne. Le jeune homme sentit bientot une aversion invincible pour sa profession. Son gout pour l'etude se developpa ; il pressa son grand-pere d'obtenir qu'on le mit au college, et il arracha enfin le consentement de son pere, qui le mit dans une pension, et l'envoya externe aux jesuites, avec la repugnance d'un bourgeois qui croyait la fortune de son fils perdue s'il etudiait.

Le jeune Poquelin fit au college les progres qu'on devait attendre de son empressement a y entrer. Il y etudia cinq annees ; il y suivit le cours des classes d'Armand de Bourbon, premier prince de Conti, qui depuis fut le protecteur des lettres et de Moliere.

Il y avait alors dans ce college deux enfants qui eurent depuis beaucoup de reputation dans le monde. C'etaient Chapelle et Bernier ; celui-ci connu par ses voyages aux Indes, et l'autre celebre par quelques vers naturels et aises, qui lui ont fait d'autant plus de reputation qu'il ne rechercha pas celle d'auteur.

L'Huillier, homme de fortune, prenait un soin singulier de l'education du jeune Chapelle, son fils naturel ; et, pour lui donner de l'emulation, il faisait etudier avec lui le jeune Bernier, dont les parents etaient mal a leur aise. Au lieu meme de donner a son fils naturel un precepteur ordinaire et pris au hasard, comme tant de peres en usent avec un fils legitime qui doit porter leur nom, il engagea le celebre Gassendi a se charger de l'instruire.

Gassendi ayant demele de bonne heure le genie de Poquelin, l'associa aux etudes de Chapelle et de Bernier. Jamais plus illustre maitre n'eut de plus dignes disciples. Il leur enseigna sa philosophie d'Epicure, qui, quoique aussi fausse que les autres, avait au moins plus de methode et plus de vraisemblance que celle de l'ecole, et n'en avait pas la barbarie.

Poquelin continua de s'instruire sous Gassendi. Au sortir du college, il recut de ce philosophe les principes d'une morale plus utile que sa physique, et il s'ecarta rarement de ces principes dans le cours de sa vie.

Son pere etant devenu infirme et incapable de servir, il fut oblige d'exercer les fonctions de son emploi aupres du roi. Il suivit Louis XIII dans le voyage que ce monarque fit en Languedoc en 1641 ; et, de retour a Paris, sa passion pour la comedie, qui l'avait determine a faire ses etudes, se reveilla avec force.

Le theatre commencait a fleurir alors : cette partie des belles-lettres, si meprisee quand elle est mediocre, contribue a la gloire d'un Etat quand elle est perfectionnee.

Avant l'annee 1625, il n'y avait point de comediens fixes a Paris. Quelques farceurs allaient, comme en Italie, de ville en ville : ils jouaient des pieces de Hardy, de Monchretien, ou de Balthazar Baro.

Ces auteurs leur vendaient leurs ouvrages dix ecus piece.

Pierre Corneille tira le theatre de la barbarie et de l'avilissement, vers l'annee 1630. Ses premieres comedies, qui etaient aussi bonnes pour son siecle qu'elles sont mauvaises pour le notre, furent cause qu'une troupe de comediens s'etablit a Paris. Bientot apres, la passion du cardinal de Richelieu pour les spectacles mit le gout de la comedie a la mode, et il y avait plus de societes particulieres qui representaient alors que nous n'en voyons aujourd'hui.

Poquelin s'associa avec quelques jeunes gens qui avaient du talent pour la declamation ; ils jouaient au faubourg Saint-Germain et au quartier Saint-Paul. Cette societe eclipsa bientot toutes les autres ; on l'appela l'"Illustre Theatre". On voit par une tragedie de ce temps-la, intitulee Artaxerce, d'un nomme Magnon, et imprimee en 1645, qu'elle fut representee sur l'illustre theatre.

Ce fut alors que Poquelin, sentant son genie, se resolut de s'y livrer tout entier, d'etre a la fois comedien et auteur, et de tirer de ses talents de l'utilite et de la gloire.

On sait que chez les Atheniens les auteurs jouaient souvent dans leurs pieces, et qu'ils n'etaient point deshonores pour parler avec grace en public devant leurs concitoyens. Il fut plus encourage par cette idee que retenu par les prejuges de son siecle. Il prit le nom de Moliere, et il ne fit, en changeant de nom, que suivre l'exemple des comediens d'Italie et de ceux de l'hotel de Bourgogne. L'un, dont le nom de famille etait le Grand, s'appelait Belleville dans la tragedie, et Turlupin dans la farce ; d'ou vient le mot de "turlupinade". Hugues Gueret etait connu, dans les pieces serieuses, sous le nom de Flechelles ; dans la farce, il jouait toujours un certain role qu'on appelait Gautier-Garguille ; de meme, Arlequin et Scaramouche n'etaient connus que sous ce nom de theatre. Il y avait deja eu un comedien appele Moliere, auteur de la tragedie de "Polyxene" (1).

Le nouveau Moliere fut ignore pendant tout le temps que durerent les guerres civiles en France ; il employa ces annees a cultiver son talent et a preparer quelques pieces. Il avait fait un recueil de scenes italiennes, dont il faisait de petites comedies pour les provinces. Ces premiers essais, tres informes, tenaient plus du mauvais theatre italien, ou il les avait pris, que de son genie, qui n'avait pas eu encore l'occasion de se developper tout entier. Le genie s'etend et se resserre par tout ce qui nous environne. Il fit donc pour la province "le Docteur amoureux", "les trois Docteurs rivaux", "le Maitre d'ecole" ; ouvrages dont il ne reste que le titre. Quelques curieux ont conserve deux pieces de Moliere dans ce genre : l'une est "le Medecin volant", et l'autre "la Jalousie de Barbouille". Elles sont en prose et ecrites en entier. Il y a quelques phrases et quelques incidents de la premiere qui nous sont conserves dans "le Medecin malgre lui" ; et on trouve dans "la Jalousie de Barbouille" un canevas, quoique informe, du troisieme acte de "George Dandin".

La premiere piece reguliere en cinq actes qu'il composa fut "l'Etourdi". Il representa cette comedie a Lyon en 1653. Il y avait dans cette ville une troupe de comediens de campagne, qui fut abandonnee des que celle de Moliere parut.

Quelques acteurs de cette ancienne troupe se joignirent a Moliere, et il partit de Lyon pour les etats de Languedoc avec une troupe assez complete, composee principalement de deux freres nommes Gros-Rene, de du Parc, d'un patissier (2) de la rue Saint-Honore, de la du Parc, de la Bejart, et de la de Brie.

Le prince de Conti, qui tenait les etats de Languedoc a Beziers, se souvint de Moliere, qu'il avait vu au college ; il lui donna une protection distinguee. Moliere joua devant lui "l'Etourdi", "le Depit amoureux", et "les Precieuses ridicules".

Cette petite piece des "Precieuses", faite en province, prouve assez que son auteur n'avait eu en vue que les ridicules des provinciales ; mais il se trouva depuis que l'ouvrage pouvait corriger et la cour et la ville.

Moliere avait alors trente-quatre ans ; c'est l'age ou Corneille fit "le Cid". Il est bien difficile de reussir avant cet age dans le genre dramatique, qui exige la connaissance du monde et du coeur humain.

On pretend que le prince de Conti voulut alors faire Moliere son secretaire, et que, heureusement pour la gloire du theatre francais, Moliere eut le courage de preferer son talent a un poste honorable. Si ce fait est vrai, il fait egalement honneur au prince et au comedien.

Apres avoir couru quelque temps toutes les provinces, et avoir joue a Grenoble, a Lyon, a Rouen, il vint enfin a Paris en 1658. Le prince de Conti lui donna acces aupres de Monsieur, frere unique du roi Louis XIV ; Monsieur le presenta au roi et a la reine mere. Sa troupe et lui representerent la meme annee, devant leurs majestes, la tragedie de "Nicomede", sur un theatre eleve par ordre du roi dans la salle des gardes du vieux Louvre.

Il y avait depuis quelques temps des comediens etablis a l'hotel de Bourgogne. Ces comediens assisterent au debut de la nouvelle troupe. Moliere, apres la representation de "Nicomede", s'avanca sur le bord du theatre, et prit la liberte de faire au roi un discours par lequel il remerciait sa majeste de son indulgence, et louait adroitement les comediens de l'hotel de Bourgogne, dont il devait craindre la jalousie : il finit en demandant la permission de donner une piece d'un acte qu'il avait jouee en province.

La mode de representer ces petites farces apres de grandes pieces etait perdue a l'hotel de Bourgogne. Le roi agrea l'offre de Moliere, et l'on joua dans l'instant "le Docteur amoureux". Depuis ce temps, l'usage a toujours continue de donner de ces pieces d'un acte ou de trois apres les pieces de cinq.

On permit a la troupe de Moliere de s'etablir a Paris ; ils s'y fixerent, et partagerent le theatre du Petit-Bourbon avec les comediens italiens, qui en etaient en possession depuis quelques annees.

La troupe de Moliere jouait sur ce theatre les mardis, les jeudis et les samedis ; et les Italiens, les autres jours.

La troupe de l'hotel de Bourgogne ne jouait aussi que trois fois la semaine, excepte lorsqu'il y avait des pieces nouvelles.

Des lors, la troupe de Moliere prit le titre de "la Troupe de Monsieur", qui etait son protecteur. Deux ans apres, en 1660, il leur accorda la salle du Palais-Royal. Le cardinal de Richelieu l'avait fait batir pour la representation de "Mirame", tragedie dans laquelle ce ministre avait compose plus de cinq cents vers. Cette salle est aussi mal construite que la piece pour laquelle elle fut batie ; et je suis oblige de remarquer a cette occasion, que nous n'avons aujourd'hui aucun theatre supportable : c'est une barbarie gothique que les Italiens nous reprochent avec raison. Les bonnes pieces sont en France, et les belles salles en Italie.

La troupe de Moliere eut la jouissance de cette salle jusqu'a la mort de son chef. Elle fut alors accordee a ceux qui eurent le privilege de l'Opera, quoique ce vaisseau soit moins propre encore pour le chant que pour la declamation.

Depuis l'an 1658 jusqu'a 1673, c'est a dire en quinze annees de temps, il donna toutes ses pieces, qui sont au nombre de trente. Il voulut jouer dans la tragedie, mais il n'y reussit pas ; il avait une volubilite dans la voix, et une espece de hoquet qui ne pouvait convenir au genre serieux, mais qui rendait son jeu comique plus plaisant. La femme (3) d'un des meilleurs comediens que nous ayons eus a donne ce portrait-ci de Moliere :

<< Il n'etait ni trop gras ni trop maigre ; il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l'air tres serieux, le nez gros, la bouche grande, les levres epaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts ; et les divers mouvements qu'il leur donnait lui rendaient la physionomie extremement comique. A l'egard de son caractere, il etait doux, complaisant, genereux. Il aimait fort a haranguer ; et quand il lisait ses pieces aux comediens, il voulait qu'ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leur mouvement naturel. >>

Moliere se fit dans Paris un tres grand nombre de partisans, et presque autant d'ennemis. Il accoutuma le public, en lui faisant connaitre la bonne comedie, a le juger lui-meme tres severement. Les memes spectateurs qui applaudissaient aux pieces mediocres des autres auteurs, relevaient les moindres defauts de Moliere avec aigreur. Les hommes jugent de nous par l'attente qu'ils en ont concue ; et le moindre defaut d'un auteur celebre, joint avec les malignites du public, suffit pour faire tomber un bon ouvrage. Voila pourquoi "Britannicus" et "les Plaideurs" de M. Racine furent si mal recus ; voila pourquoi "l'Avare", "le Misanthrope", "les Femmes savantes", "l'Ecole des Femmes" n'eurent d'abord aucun succes.

Louis XIV, qui avait un gout naturel et l'esprit tres juste, sans l'avoir cultive, ramena souvent, par son approbation, la cour et la ville aux pieces de Moliere. Il eut ete plus honorable pour la nation de n'avoir pas besoin des decisions de son prince pour bien juger. Moliere eut des ennemis cruels, surtout les mauvais auteurs du temps, leurs protecteurs et leurs cabales : ils susciterent contre lui les devots ; on lui imputa des livres scandaleux ; on l'accusa d'avoir joue des hommes puissants, tandis qu'il n'avait joue que les vices en general ; et il eut succombe sous ces accusations, si ce meme roi, qui encouragea et qui soutint Racine et Despreaux, n'eut pas aussi protege Moliere.

Il n'eut a la verite qu'une pension de mille livres, et sa troupe n'en eut qu'une de sept. La fortune qu'il fit par le succes de ses ouvrages le mit en etat de n'avoir rien de plus a souhaiter ; ce qu'il retirait du theatre, avec ce qu'il avait place, allait a trente mille livres de rente ; somme qui, en ce temps-la, faisait presque le double de la valeur reelle de pareille somme d'aujourd'hui.

Le credit qu'il avait aupres du roi parait assez par le canonicat qu'il obtint pour le fils de son medecin. Ce medecin s'appelait Mauvilain. Tout le monde sait qu'etant un jour au diner du roi : << Vous avez un medecin >>, dit le roi a Moliere ;
<< que vous fait-il ? >> << Sire >>, repondit Moliere, << Nous causons ensemble ; il m'ordonne des remedes, je ne les fais point, et je gueris. >>

Il faisait de son bien un usage noble et sage ; il recevait chez lui des hommes de la meilleure compagnie, les Chapelle, les Jonsac, les Desbarreaux, etc., qui joignaient la volupte et la philosophie. Il avait une maison de campagne a Auteuil ou il se delassait souvent avec eux des fatigues de sa profession, qui sont bien plus grandes qu'on ne pense. Le marechal de Vivonne, connu par son esprit et par son amitie pour Despreaux, allait souvent chez Moliere, et vivait avec lui comme Lelius avec Terence. Le grand Conde exigeait de lui qu'il le vint voir souvent, et disait qu'il trouvait toujours a apprendre dans sa conversation.

Moliere employait une partie de son revenu en liberalites, qui allaient beaucoup plus loin que ce qu'on appelle dans d'autres hommes "des charites". Il encourageait souvent par des presents considerables de jeunes auteurs qui marquaient du talent : c'est peut-etre a Moliere que la France doit Racine. Il engagea le jeune Racine, qui sortait de Port-Royal, a travailler pour le theatre des l'age de dix-neuf ans. Il lui fit composer la tragedie de "Theagene et de Chariclee" ; et quoique cette piece fut trop faible pour etre jouee, il fit present au jeune auteur de cent louis, et lui donna le plan des "Freres ennemis".

Il n'est peut-etre pas inutile de dire qu'environ dans le meme temps, c'est a dire en 1661, Racine ayant fait une ode sur le mariage de Louis XIV, M. Colbert lui envoya cent louis au nom du roi.

Il est triste pour l'honneur des lettres, que Moliere et Racine aient ete brouilles depuis : de si grands genies, dont l'un avait ete le bienfaiteur de l'autre, devaient etre toujours amis.

Il eleva et il forma un autre homme qui, par la superiorite de ses talents et par les dons singuliers qu'il avait recus de la nature, merite d'etre connu de la posterite. C'est le comedien Baron, qui a ete unique dans la tragedie et dans la comedie. Moliere en prit soin comme de son propre fils.

Un jour, Baron vint lui annoncer qu'un comedien de campagne, que la pauvrete empechait de se presenter, lui demandait quelques legers secours pour aller joindre sa troupe. Moliere ayant su que c'etait un nomme Mondorge, qui avait ete son camarade, demanda a Baron combien il croyait qu'il fallait lui donner. Celui-ci repondit au hasard : << Quatre pistoles. -- Donnez lui quatre pistoles pour moi >>, lui dit Moliere,
<< en voici vingt qu'il faut que vous lui donniez pour vous >> ; et il joignit a ce present celui d'un habit magnifique. Ce sont de petits faits ; mais ils peignent le caractere.

Un autre trait merite plus d'etre rapporte. Il venait de donner l'aumone a un pauvre : un instant apres, le pauvre court apres lui, et lui dit : << Monsieur, vous n'aviez peut-etre pas dessein de me donner un louis d'or : je viens vous le rendre. -- Tiens, mon ami >>, dit Moliere, << en voila un autre. >> ; et il s'ecria : << Ou la vertu va-t-elle se nicher ! >> Exclamation qui peut faire voir qu'il reflechissait sur tout ce qui se presentait a lui, et qu'il etudiait partout la nature en homme qui la voulait peindre.

Moliere, heureux par ses succes et par ses protecteurs, par ses amis et par sa fortune, ne le fut pas dans sa maison. Il avait epouse en 1661 une jeune fille nee de la Bejart et d'un gentilhomme nomme Modene. On disait que Moliere en etait le pere : le soin avec lequel on avait repandu cette calomnie, fit que plusieurs personnes prirent celui de la refuter. On prouva que Moliere n'avait connu la mere qu'apres la naissance de cette fille. La disproportion d'age et les dangers auxquels une comedienne jeune et belle est exposee rendirent ce mariage malheureux ; et Moliere, tout philosophe qu'il etait d'ailleurs, essuya dans son domestique les degouts, les amertumes, et quelquefois les ridicules qu'il avait si souvent joue sur le theatre : tant il est vrai que les hommes qui sont au-dessus des autres par les talents, s'en rapprochent presque toujours par les faiblesses ; car pourquoi les talents nous mettraient-ils au-dessus de l'humanite ?

La derniere piece qu'il composa fut "le Malade imaginaire". Il y avait quelque temps que sa poitrine etait attaquee, et qu'il crachait quelquefois du sang. Le jour de la troisieme representation, il se sentit plus incommode qu'auparavant : on lui conseilla de ne point jouer ; mais il voulut faire un effort sur lui-meme, et cet effort lui couta la vie.

Il lui prit une convulsion en prononcant "juro", dans le divertissement de la reception du malade imaginaire. On le rapporta mourant chez lui, rue de Richelieu. Il fut assiste quelques moments par deux de ces religieuses qui viennent queter a Paris pendant le careme, et qu'il logeait chez lui. Il mourut entre leurs bras, etouffe par le sang qui lui sortait par la bouche, le 17 fevrier 1673, age de cinquante-trois ans. Il ne laissa qu'une fille, qui avait beaucoup d'esprit. Sa veuve epousa un comedien nomme Guerin.

Le malheur qu'il avait eu de ne pouvoir mourir avec les secours de la religion et la prevention contre la comedie determinerent Harlay de Chanvalon, archeveque de Paris, si connu par ses intrigues galantes, a refuser la sepulture a Moliere. Le roi le regrettait ; et ce monarque, dont il avait ete le domestique et le pensionnaire, eut la bonte de prier l'archeveque de Paris de le faire inhumer dans une eglise. Le cure de Saint-Eustache, sa paroisse, ne voulut pas s'en charger. La populace, qui ne connaissait dans Moliere que le comedien, et qui ignorait qu'il avait ete un excellent auteur, un philosophe, un grand homme en son genre, s'attroupa en foule a la porte de sa maison le jour du convoi : sa veuve fut obligee de jeter de l'argent par les fenetres ; et ces miserables, qui auraient, sans savoir pourquoi, trouble l'enterrement, accompagnerent le corps avec respect.

La difficulte qu'on fit de lui donner la sepulture, et les injustices qu'il avait essuyees pendant sa vie, engagerent le fameux pere Bouhours a composer cette espece d'epitaphe, qui, de toutes celles qu'on fit pour Moliere, est la seule qui merite d'etre rapportee, et la seule qui ne soit pas dans cette fausse et mauvaise histoire qu'on a mise jusqu'ici au-devant de ses ouvrages :

Tu reformas et la ville et la cour ;
Mais quelle en fut la recompense ?
Les Francais rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallut un comedien
Qui mit a les polir sa gloire et son etude :
Mais, Moliere, a ta gloire il ne manquerait rien,
Si, parmi les defauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.

Non seulement j'ai omis dans cette Vie de Moliere les contes populaires touchant Chapelle et ses amis ; mais je suis oblige de dire que ces contes, adoptes par Grimarest, sont tres faux. Le feu duc de Sully, le dernier prince de Vendome, l'abbe de Chaulieu, qui avaient beaucoup vecu avec Chapelle, m'ont assure que toutes ces historiettes ne meritaient aucune creance.

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Tag der Veröffentlichung: 30.05.2008

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