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Preface de l'Editeur


Les deux contes, Le Blanc et le Noir , Jeannot et Colin , font partie du volume qui parut, en 1764, sous le titre de Contes de Guillaume Fade.

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Les notes sans signature, et qui sont indiquees par des lettres, sont de Voltaire.

Les notes signees d'un K sont des editeurs de Kehl, MM. Condorcet et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes des editeurs de Kehl, en sont separees par un--, et sont, comme mes notes, signees de l'initiale de mon nom.

BEUCHOT.

4 octobre 1829.


LE BLANC ET LE NOIR.

1764.


Tout le monde dans la province de Candahar connait l'aventure du jeune Rustan. Il etait fils unique d'un mirza du pays; c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza, son pere, avait un bien honnete. On devait marier le jeune Rustan a une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le desiraient passionnement. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'etre avec elle.

Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire a la foire de Cabul, qui est la foire la plus considerable du monde, et incomparablement plus frequentee que celle de Bassora et d'Astracan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire etait venu a la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pieces de son tresor: l'une etait un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille etait gravee par un art que les Indiens possedaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre etait un javelot qui allait de lui-meme ou l'on voulait; ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'etait a Cachemire.

Un faquir de son altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta a la princesse. Gardez soigneusement ces deux pieces, lui dit-il; votre destinee en depend. Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire au desespoir resolut d'aller voir, a la foire de Cabul, si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eut son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enferme dans sa ceinture; mais pour le javelot qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enferme soigneusement a Cachemire dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent a Cabul; ils s'aimerent avec toute la bonne foi de leur age, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit a son depart de l'aller voir secretement a Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secretaires, d'ecuyers, de maitres-d'hotel, et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze; il etait beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Armenien, sage comme un Guebre, l'autre se nommait Ebene; c'etait un negre fort joli, plus empresse, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tacha de l'en detourner avec le zele circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui deplaire; il lui representa tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au desespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il ebranla Rustan; mais Ebene le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait preter; Ebene y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maitre, en fit faire un faux tout semblable qu'il remit a sa place, et donna le veritable en gage a un Armenien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut pret pour le depart. On chargea un elephant de son bagage; on monta a cheval. Topaze dit a son maitre: J'ai pris la liberte de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, apres avoir remontre, il faut obeir; je suis a vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est a deux parasanges d'ici. Rustan y consentit. L'oracle repondit: <<Si tu vas a l'orient, tu seras a l'occident.>> Rustan ne comprit rien a cette reponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebene, toujours complaisant, lui persuada qu'elle etait tres favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allerent. L'oracle de Cabul repondit en ces mots: <<Si tu possedes, tu ne possederas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas.>> Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. Prenez garde a vous, disait Topaze. Ne redoutez rien, disait Ebene; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison aupres de son maitre, dont il encourageait la passion et l'esperance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande foret, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paitre. On se preparait a decharger l'elephant qui portait le diner et le service, lorsqu'on s'apercut que Topaze et Ebene n'etaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la foret retentit des noms d'Ebene et de Topaze. Les valets les cherchent de tous cotes, et remplissent la foret de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait repondu. Nous n'avons trouve, dirent-ils a Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui otait toutes ses plumes. Le recit de ce combat piqua la curiosite de Rustan; il alla a pied sur le lieu, il n'apercut ni vautour ni aigle; mais il vit son elephant, encore tout charge de son bagage, qui etait assailli par un gros rhinoceros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinoceros lacha prise a la vue de Rustan; on ramena son elephant, mais on ne trouva plus les chevaux. Il arrive d'etranges choses dans les forets quand on voyage! s'ecriait Rustan. Les valets etaient consternes, et le maitre au desespoir d'avoir perdu a-la-fois ses chevaux, son cher negre, et le sage Topaze pour lequel il avait toujours de l'amitie, quoiqu'il ne fut jamais de son avis.

L'esperance d'etre bientot aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand ane raye, a qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de baton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si leger a la course que les anes de cette espece. Celui-ci repondait aux coups redoubles du vilain par des ruades qui auraient pu deraciner un chene. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'ane, qui etait une creature charmante. Le rustre s'enfuit en disant a l'ane, Tu me le paieras. L'ane remercia son liberateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus apres avoir dine, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent les uns a pied, les autres montes sur l'elephant.

A peine etait-il sur son ane que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maitre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des eperons, rendre la bride, tirer a lui, fouetter a droite et a gauche, l'animal opiniatre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se demenait, se desesperait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit: Maitre, vous avez la un ane bien malin qui vous mene ou vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le ceder, je vous donnerai quatre de mes chameaux a choisir. Rustan remercia la Providence de lui avoir procure un si bon marche. Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux. Il monte sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

A peine a-t-il marche quatre parasanges qu'il est arrete par un torrent profond, large, et impetueux, qui roulait des rochers blanchis d'ecume. Les deux rivages etaient des precipices affreux qui eblouissaient la vue et glacaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller a droite ou a gauche. Je commence a craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blamer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il etait ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ebene, il me consolerait, et il trouverait des expedients; mais tout me manque. Son embarras etait augmente par la consternation de sa troupe: la nuit etait noire, on la passa a se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se reveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre eleve sur le torrent d'une rive a l'autre.

Ce furent des exclamations, des cris d'etonnement et de joie. Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement ! oserons-nous passer? Toute la troupe se mettait a genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, etendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, etait en extase; et Rustan disait: Pour le coup le ciel me favorise: Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles etaient en ma faveur; Ebene avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?

A peine la troupe fut-elle au-dela du torrent que voila le pont qui s'abime dans l'eau avec un fracas epouvantable. Tant mieux! tant mieux! s'ecria Rustan; Dieu soit loue! le ciel soit beni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, ou je n'aurais ete qu'un simple gentilhomme; il veut que j'epouse ce que j'aime. Je serai prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possedant ma maitresse, je ne possederai pas mon petit marquisat a Candahar.
Je serai Rustan, et je ne le serai pas , puisque je deviendrai un grand prince: voila une grande partie de l'oracle expliquee nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de meme: je suis trop heureux; mais pourquoi Ebene n'est-il pas aupres de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze.

Il avanca encore quelques parasanges avec la plus grande allegresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait ete la tour de Babel, si elle avait ete achevee, barra entierement la caravane saisie de crainte.

Tout le monde s'ecria: Dieu veut que nous perissions ici! il n'a brise le pont que pour nous oter tout espoir de retour; il n'a eleve la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! o malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar.

La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant, succedaient dans l'ame de Rustan a la joie immoderee qu'il avait ressentie, aux esperances dont il s'etait enivre. Il etait bien loin d'interpreter les propheties a son avantage. O ciel! o Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!

Comme il prononcait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants desesperes, voila la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voute, eclairee de cent mille flambeaux, se presente aux yeux eblouis; et Rustan de s'ecrier, et ses gens de se jeter a genoux, et de tomber d'etonnement a la renverse, et de crier miracle! et de dire: Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aime de Brama; il sera le maitre du monde. Rustan le croyait, il etait hors de lui, eleve au-dessus'de lui-meme. Ah! Ebene, mon cher Ebene! ou etes-vous ? que n'etes-vous temoin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes ?

Il avance avec ses domestiques, son elephant, ses chameaux, sous la voute de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie emaillee de fleurs et bordee de ruisseaux: au bout de la prairie ce sont des allees d'arbres a perte de vue; et au bout de ces allees, une riviere, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins delicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hate de passer un des ponts de la riviere; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s'adressait lui repondit: Vous etes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous celebrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, a qui son pere l'a promise; que Dieu perpetue leur felicite! A ces paroles Rustan tomba evanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il etait sujet a l'epilepsie; il le fit porter dans sa maison, ou il fut long-temps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles medecins du canton; ils taterent le pouls du malade qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'ecriait de temps en temps: Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!

L'un des deux medecins dit au seigneur cachemirien: Je vois a son accent que c'est un jeune homme de Candahar, a qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois a ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le remenerai dans sa patrie, et je le guerirai. L'autre medecin assura qu'il n'etait malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux medecins furent congedies, et Rustan demeura tete a tete avec son hote.

Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'etre evanoui devant vous, je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon elephant, en reconnaissance des bontes dont vous m'avez honore. Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui epouse la princesse de Cachemire; pourquoi son pere l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepte pour son epoux.

Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepte Barbabou; au contraire elle est dans les pleurs, tandis que toute la province celebre avec joie son mariage; elle s'est enfermee dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des rejouissances qu'on fait pour elle. Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaitre; l'eclat de ses couleurs, que la douleur avait fletries, reparut sur son visage. Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine a donner sa fille a un Barbabou dont elle ne veut pas.

Voici le fait, repondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? Ah! je le sais tres bien, dit Rustan. Apprenez donc, dit l'hote, que notre prince, au desespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, apres les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille a quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui etait muni du diamant, et il epouse demain la princesse.

Rustan palit, begaya un compliment, prit conge de son hote, et courut sur son dromadaire a la ville capitale ou se devait faire la ceremonie. Il arrive au palais du prince, il dit qu'il a des choses importantes a lui communiquer; il demande une audience; on lui repond que le prince est occupe des preparatifs de la noce: c'est pour cela meme, dit-il, que je veux lui parler. Il presse tant qu'il est introduit. Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. Comment un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle a un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver a votre altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte.

Le duc tout etonne confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guere, il ne put dire quel etait le veritable. Voila deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voila dans un etrange embarras! Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompe. Barbabou jura qu'il avait achete son diamant d'un Armenien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expedient: ce fut qu'il plut a son altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il, il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur: ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre epouse la princesse? Tres bon, repondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux; le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il epousera ma fille.

Les deux pretendants descendent aussitot dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait, Battez-vous, battez-vous; la pie, Ne vous battez pas. Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde a peine: ils commencent le combat; tous les courtisans fesaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermee dans sa tour, ne voulut point assister a ce spectacle; elle etait bien loin de se douter que son amant fut a Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou, qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tue roide, et le peuple en fut charme parcequ'il etait laid, et que Rustan etait fort joli: c'est presque toujours ce qui decide de la faveur publique.

Le vainqueur revetit la cotte de maille, l'echarpe, et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se presenter sous les fenetres de sa maitresse, Tout le monde criait: Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tue son vilain rival; ses femmes repetaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tete a la fenetre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en desesperee a son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au defaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et a ce cri la princesse crut reconnaitre la voix de son malheureux amant.

Elle descend echevelee, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan etait deja tombe tout sanglant dans les bras de son pere. Elle le voit: o moment! o vue! o reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse: Tu recois, lui dit-elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtriere. Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le pere epouvante, eperdu, pret a mourir comme elle, tache en vain de la rappeler a la vie; elle n'etait plus. Il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prepare les funerailles de sa fille, au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglante, qui avait encore un reste de vie.

On le porte dans un lit. La premiere chose qu'il voit aux deux cotes de ce lit de mort, c'est Topaze et Ebene. Sa surprise lui rendit un peu de force. Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonne? peut-etre la princesse vivrait encore; si vous aviez ete pres du malheureux Rustan. Je ne vous ai pas abandonne un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours ete pres de vous, dit Ebene.

Ah! que dites-vous ? pourquoi insulter a mes derniers moments? repondit Rustan d'une voix languissante. Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prevoyais les horribles suites. C'est moi qui etais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a deplume; j'etais l'elephant qui emportait le bagage, pour vous forcer a retourner dans votre patrie; j'etais l'ane raye qui vous ramenait malgre vous chez votre pere: c'est moi qui ai egare vos chevaux; c'est moi qui ai forme le torrent qui vous empechait de passer; c'est moi qui ai eleve la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'etais le medecin qui vous conseillait l'air natal; j'etais la pie qui vous criait de ne point combattre.

Et moi, dit Ebene, j'etais le vautour qui a deplume l'aigle; le rhinoceros qui donnait cent coups de corne a l'elephant, le vilain qui battait l'ane raye; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir a votre perte; j'ai bati le pont sur lequel vous avez passe; j'ai creuse la caverne que vous avez traversee; je suis le medecin qui vous encourageait a marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre.

Helas! souviens-toi des oracles, dit Topaze: Si tu vas a l'orient, tu seras a l'occident . Oui, dit Ebene, on ensevelit ici les morts le visage tourne a l'occident: l'oracle etait clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possede, et tu ne possedais pas; car tu avais le diamant, mais il etait faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'etre: tout a ete accompli.

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ebene. Que vois-je? s'ecria Rustan. Topaze et Ebene repondirent ensemble: Tu vois tes deux genies. Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous meliez-vous ? et pourquoi deux genies pour un pauvre homme? C'est la loi, dit Topaze chaque homme a ses deux genies, c'est Platon qui l'a dit le premier[1], et d'autres l'ont repete ensuite; tu vois que rien n'est plus veritable: moi, qui te parle, je suis ton bon genie, et ma charge etait de veiller aupres de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidelement acquitte.

[1] Voyez tome XXX, page 38. B.


Mais, dit le mourant, si ton emploi etait de me servir, je suis donc d'une nature fort superieure a la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon genie, quand tu m'as laisse tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma maitresse miserablement ? Helas! c'etait ta destinee, dit Topaze. Si c'est la destinee qui fait tout, dit le mourant, a quoi un genie est-il bon ? Et toi, Ebene, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais genie? Vous l'avez dit, repondit Ebene. Mais tu etais donc aussi le mauvais genie de ma princesse ? Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement seconde. Ah! maudit Ebene, si tu es si mechant, tu n'appartiens donc pas au meme maitre que Topaze ? vous avez ete formes tous deux par deux principes differents, dont l'un est bon, et l'autre mechant de sa nature ? Ce n'est pas une consequence, dit Ebene, mais c'est une grande difficulte. Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un etre favorable ait fait un genie si funeste. Possible ou non possible, repartit Ebene, la chose est comme je te le dis. Helas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-la a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et precipiter l'heure de ta mort? Va, je ne suis guere plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan: il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui pretendais me defendre, tu ne m'as servi de rien. J'en suis bien fache, dit le bon genie. Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose la-dessous que je ne comprends pas. Ni moi non plus, dit le pauvre bon genie. J.'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. C'est ce que nous verrons, dit Topaze. Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son pere, dont il n'etait pas sorti, et dans son lit ou il avait dormi une heure.

Il se reveille en sursaut, tout en sueur, tout egare; il se tate, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en baillant. Suis-je mort, suis-je en vie? s'ecria Rustan; la belle princesse de Cachemire en rechappera-t-elle?.... Monseigneur reve-t-il ? repondit froidement Topaze.

Ah! s'ecriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ebene avec ses quatre ailes noires ? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle.--Monseigneur, je l'ai laisse la-haut qui ronfle; voulez-vous qu'on le fasse descendre?--Le scelerat! il y a six mois entiers qu'il me persecute; c'est lui qui me mena a cette fatale foire de Cabul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donne la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs a la fleur de mon age.

Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais ete a Cabul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son pere n'a jamais eu que deux garcons qui sont actuellement au college. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut etre morte, puisqu'elle n'est pas nee; et vous vous portez a merveille.

Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais a la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoue que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais ete aigle, elephant, ane raye, medecin, et pie?--Monseigneur, vous avez reve tout cela: nos idees ne dependent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idees vous ait passe par la tete, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi?--Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure.--Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie ete a la foire de Cabul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi?--Monseigneur, il n'y a rien de plus aise et de plus ordinaire, et vous auriez pu reellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps.

N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrege de l'histoire des Perses, ecrite par Zoroastre? cependant cet abrege contient huit cent mille annees. Tous ces evenements passent sous vos yeux l'un apres l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aise a Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les etendre dans l'espace de huit cent mille annees; c'est precisement la meme chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diametre est infini. Sous cette roue immense est une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours precisement dans le meme temps que la grande roue n'en acheve qu'un. Il est clair que tous les evenements, depuis le commencement du monde jusqu'a sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent-millieme partie d'une seconde; et on peut dire meme que la chose est ainsi.

Je n'y entends rien, dit Rustan. Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisement comprendre. Il est ne quelque temps avant le deluge, il a ete dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi: il vous contera son histoire, qui est fort interessante.

Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'a ce que je puisse me rendormir. Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa memoire est fidele, il conte simplement, sans chercher a montrer de l'esprit a tout propos, et sans faire des phrases. Tant mieux, dit Rustan, voila comme j'aime les contes. On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi.

N. B. Mademoiselle Catherine Vade n'a jamais pu trouver
l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin
Antoine Vade, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le
temps auquel vivait ce perroquet.--Cette note existe des
1764. B.

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Tag der Veröffentlichung: 30.05.2008

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